Éditions Édouard Garand (p. 6-7).

CHAPITRE III

LES CAPRICES DU GOLFE SAINT-LAURENT


Aussitôt installé sur l’Île du Prince Édouard, Jean Bahr se livra à l’élevage des renards noirs ; mais il eut des alternatives de succès et de revers, et bientôt, il s’aperçut que le fermage des renards lui coûterait plus qu’il ne rapporterait. C’est alors qu’il eut l’idée d’entreprendre un commerce : celui du poisson. Dans de grands barils il entassait des morues, qu’il saupoudrait de gros sel, et le poisson, ainsi empaqueté était expédié à la ville de Québec.

Jean était aidé dans le fermage des renards par un habitant de Souris nommé Trefflé. Tous deux, Jean et Trefflé, travaillaient presque nuit et jour et déjà, ils commençaient à faire des préparatifs en vue de l’automne et de l’hiver qui allait suivre, quand, un après-midi, Jean Bahr résolut de partir pour la pêche.

— Vous aurez l’œil à tout, Trefflé, dit Jean à son compagnon ; moi, je m’en vais faire la pêche. Il manque du poisson pour remplir le dernier baril et…

— Je vous conseille fortement de ne pas vous aventurer trop loin sur la mer aujourd’hui, M. Bahr, dit Trefflé. Voyez-vous ce nuage pas plus gros que le poing ?… Il annonce la tempête.

— Allons donc ! dit Jean, en haussant les épaules. On ne pourrait désirer plus beau firmament.

— Comme vous voudrez ! Comme vous voudrez ! grommela Trefflé. Vous n’êtes pas marin, vous savez, M. Bahr, et vous m’avez dit, vous-même, que vous ne sauriez que faire si vous vous trouviez en péril… Moi, je suis bon marin ; c’est pourquoi je connais tous les signes de mauvais temps. Or, il faut se défier des caprices du golfe Saint-Laurent… Ce nuage…

— Au revoir, Trefflé ! répondit Jean, en souriant, puis ayant appelé Léo, il démarra sa baleinière à force de rames…

Ce fut une pêche extraordinaire ; le poisson semblait se complaire à venir se placer sous l’hameçon que Jean lui tendait. Jean Bahr avait quitté l’Île du Prince Édouard à quatre heures de l’après-midi ; à six heures, sa baleinière était tellement remplie de poissons qu’elle n’en pouvait contenir davantage.

— Nous allons retourner chez nous, Léo, dit Jean en s’adressant à son chien. Et ce que nous allons nous moquer de ce peureux de Trefflé ! La mer est d’un calme !… Allons, partons !

Mais, ayant levé les yeux afin de s’orienter, Jean s’aperçut qu’une brume épaisse enveloppait la mer, une brume « à couper avec un couteau » comme disent les marins. En vain les yeux du jeune homme essayèrent-ils de percer cette brume ; à deux pieds de sa baleinière, il ne pouvait rien voir… Que faire ?… Reprendre ses rames et essayer de se diriger à tâtons, vers le rivage ?… Ce serait folie.

— Je vais être obligé de rester en panne ici, jusqu’à ce que cette brume se lève, se dit-il ; autrement, j’irais me jeter contre quelque barge ou voilier, et c’en serait fait de moi… Il est vrai que, en restant ici, je cours le risque d’être coulé à fond par quelque navire ; mais, peu de navires oseraient s’aventurer dans une pareille brume… Dans tous les cas, je n’ai pas le choix, puisque je ne saurais pas où me diriger… Je n’ai pas de boussole ; mais j’en aurais une que je ne la comprendrais pas… Non, vraiment. On ne devrait pas s’aventurer seul sur le golfe Saint-Laurent quand on n’est que marin amateur.

— Bien, Léo, reprit Jean, puisque nous sommes condamnés à attendre ici jusqu’à ce qu’il plaise à madame la brume d’écarter ses voiles opaques, mangeons et buvons ; il y a encore de l’eau dans le bidon, et j’ai bien soif !

Les heures passaient et la brume persistait ; Jean n’apercevait plus même la charpente de la baleinière dans laquelle il était assis. Léo, comme s’il eut pressenti je ne sais quel danger, s’était blotti sur les genoux de son maître… Un silence lugubre, un de ces silences qui oppressent, régnait sur la mer, qui était calme comme une glace.

Enfin, Jean se coucha dans le fond de son bateau et, tenant son chien dans ses bras, il s’endormit…

Ce qui l’éveilla tout à coup, vers les deux heures du matin, ce fut le balancement de la baleinière. La baleinière tanguait d’une façon peu rassurante, mais le brouillard s’était dissipé. Jean comprit que le vent soufflait avec rage ; il était à la merci d’une tempête, tempête contre laquelle il ne pouvait lutter… Cramponné aux bords de son embarcation, il recevait de terribles paquets de mer… Où l’entraînait la tempête ?… Il n’eut pu s’en faire une idée, car l’obscurité était complète.

Quand le jour parut, vers les sept heures du matin, ce fut plus terrible encore, et Jean regretta presque l’obscurité qui lui avait, au moins, caché l’état de la mer. Allait-il périr ?… C’était probable, car il semblait que sa frêle baleinière ne pourrait résister longtemps encore.

Vers les deux heures de l’après-midi, cependant, le vent souffla avec moins de force ; la tempête allait toujours diminuant et, deux heures plus tard, elle se calma tout à fait.

— Où suis-je ? se demanda jean. Où m’a entraîné cette terrible tempête ?… Loin, bien loin des côtes de l’île du Prince Édouard. Je sais… Que vais-je devenir ?… La mer m’entoure de toutes parts. Je suis perdu !… Essayer de regagner les côtes de l’île du Prince Édouard m’est impossible… et pas une terre en vue !…

Découragé, Jean Bahr laissa tomber son visage dans ses mains ; mais bientôt il se leva debout dans son bateau et se mit à examiner la mer… Soudain un cri s’échappa de sa bouche :

— Terre ! Terre !

En effet, là-bas, tout là-bas, on pouvait distinguer un point presqu’imperceptible.

— Je sais, se dit le jeune homme ; ce point presqu’imperceptible c’est une des îles Madeleine, dont j’ai si souvent entendu parler, depuis que je suis sur l’île du Prince Édouard… Fasse le ciel que cette île que j’aperçois soit habitée !… L’île Aubert, la Grosse Île, la Grande Entrée, et d’autres sont habitées, l’hiver comme l’été et… Je vais cingler vers cette île, car il faut que je l’atteigne ce soir même. Allons !

Vraiment, notre jeune aventurier n’avait pas le choix ; il ne pouvait retourner à l’île du Prince Édouard, et cette île qu’il apercevait, au loin c’était le salut.


Mais, plus il approchait de l’île, plus il voyait sa désolation…

— Ciel ! se dit-il. Cette île c’est le Rocher aux Oiseaux !… Rocher isolé en plein golfe Saint-Laurent !… Je le reconnais par la description que maintes fois m’en a faite Trefflé… Suis-je assez malchanceux !… Mais, qu’importe ; ce rocher je vais l’atteindre, il le faut !

Et, pour se donner du cœur, Jean se mit à chanter… Mais, bientôt, il se tut pour murmurer :

— Ah ! me voici au milieu des glaçons maintenant !… Dans quelle affreuse aventure je me suis jeté en n’écoutant pas les conseils de ce brave Trefflé !

… Nous savons le reste… Jean Bahr se vit obligé de s’enfoncer dans un étroit et dangereux chenal et, alors qu’il était en vue du Rocher aux Oiseaux, sa baleinière, entraînée par un glaçon flottant, s’en allait… où ?…