Le siège de Québec/Les Anglais !…

Éditions Édouard Garand (p. 3-5).



I

LES ANGLAIS !…


Ce fut le 26 juin, mardi, un peu avant midi, que parut devant l’Île d’Orléans la flotte anglaise sous les ordres de l’amiral Saunders. Cette flotte — véritable Armada — se composait d’une vingtaine de vaisseaux de ligne, onze frégates et dix-neuf petits bâtiments de guerre, soit cinquante navires de combat. Et si l’on ajoute les trente transports qui accompagnaient ces navires, Québec voyait s’avancer à sa conquête une flotte de quatre-vingt vaisseaux. Et sur cette flotte se trouvaient huit mille soldats de campagne, cinq mille miliciens de la Nouvelle-Angleterre et trois mille hommes de la garnison de Louisbourg. Le jeune général James Wolfe, qui s’était acquis une certaine renommée à la prise de Louisbourg l’été d’avant, commandait l’armée, tandis que l’amiral Saunders dirigeait les opérations navales.

C’étaient, pour résumer, quatre-vingt navires qui allaient menacer les vingt-deux petits vaisseaux de la flotte française, et c’étaient, en comprenant les membres de l’équipage, de vingt-sept à vingt-huit mille hommes auxquels la capitale de la Nouvelle-France n’aurait à opposer que treize mille combattants… treize mille combattants dont un tiers seulement était des soldats de métier.

Le troisième avantage que possédaient les Anglais, c’était leur puissante artillerie contre une artillerie infime et de très petite portée dont disposait l’armée de la Nouvelle-France ; et à ce troisième avantage pour les Anglais s’ajoutait leur facilité de ravitaillement.

Alors, quand on avait vu paraître cette flotte formidable, flotte qu’on avait estimée beaucoup moindre lorsqu’on en avait annoncé l’approche quelques jours auparavant, on avait jeté cette clameur d’effroi et de désespoir :

— Les Anglais !…

Effroi ?… Désespoir ?… Non !… cela n’avait été qu’un choc ! Aussitôt le courage avait chassé l’effroi, l’espoir avait fait place au découragement ! Car on se souvenait que l’année d’avant, à Carillon, quatre mille soldats de la Nouvelle-France avaient repoussé, battu, mis en pleine déroute seize mille Anglais pourvus d’une artillerie abondante et de munitions de guerre en quantités énormes. Oui, cette célèbre victoire, toute récente encore dans les esprits, relevait presque à elle seule les courages un moment abattus !

Après le souvenir vivifiant de cette victoire de Carillon, le peuple jetait un coup d’œil plein de confiance vers les rives et les côtes de Beauport. Là, l’armée de la Nouvelle-France s’était fortement retranchée. Elle échelonnait ses bataillons des bords de la rivière Saint-Charles jusqu’aux abords du Sault Montmorency. À l’ouest, retranchée au Cap-Rouge, la petite armée de Bougainville pouvait surveiller le pays, des murs croulants de la cité jusqu’à la rivière Jacques-Cartier.

Mais, disons-le encore, ce n’étaient que treize mille combattants ! Oui, mais c’étaient aussi treize mille géants divisés en trois corps. L’un, formant l’aile gauche, couvrait les hauteurs, du village de Beauport à la rivière Montmorency ; il était commandé par le Chevalier de Lévis, ce preux qui, jamais vaincu, aima mieux, en 1760, briser son épée que la rendre aux Anglais. Le centre, devant Beauport, était sous les ordres du marquis de Montcalm, ce vaillant que la fatalité allait abattre sur un champ d’honneur. Enfin, l’aile droite avait pour chef ce valeureux Bougainville qui, plus tard, allait jeter un si bel éclat dans l’histoire de la navigation française.

Oui, c’étaient treize mille enfants de la France qui se vouaient avec ivresse à la défense du drapeau des grands rois, à l’honneur de la vieille race gauloise, à la liberté d’un pays immense et riche, nouvelle patrie française ! Ah ! s’ils avaient été tous soldats de métier !… Hélas ! il n’y en avait que cinq mille. Huit mille formaient les milices canadiennes auxquelles s’ajoutaient quelques matelots et sauvages, ces derniers commandés par Boishébert qui s’était distingué en Acadie. Les milices proprement dites étaient formées des artisans, bourgeois, commerçants, bateliers, pêcheurs, paysans. Car M. de Vaudreuil avait appelé sous les armes tous les hommes valides de la Nouvelle-France, tous ceux-là qui étaient âgés de 18 à 60 ans.

Mais il y avait tellement de vaillance et de patriotisme au cœur de la race, qu’à cet appel du gouverneur avaient aussi répondu en grand nombre des enfants de 12 à 15 ans et des vieillards dont plusieurs étaient septuagénaires, des vieux à longs cheveux blancs, voûtés, décrépits, mais se disant capables de tenir encore un fusil pour tuer des Anglais. L’on trouvait en grand nombre dans les bataillons de miliciens des étudiants que la conscription n’avait pas appelés, des élèves du séminaire de Québec et du collège des Jésuites, des enfants !… Oui, des enfants au front blême, avec des yeux cernés par l’étude, mais des yeux d’où jaillissaient des effluves ardents, des yeux dans lesquels on pouvait lire la farouche résolution de vaincre ou de mourir ! Que c’était beau !… Et de ces enfants il en était venu de Montréal, de Trois-Rivières… On avait voulu les renvoyer dans leurs foyers…

— Nous voulons défendre notre patrie menacée ! avaient-ils crié de leur jeune voix pleine d’un courage sublime… si sublime que Vaudreuil s’en était ému.

On les garda. Les plus jeunes furent versés dans les corps de réserve.

Et, le croira-t-on ?… il était venu des femmes, il était venu des jeunes filles !

Elles avaient réclamé à voix haute et ardente :

— Nous voulons partager les dangers et la gloire de nos hommes !

Ah !… l’historien français Henri Martin l’a écrit avec vérité en parlant de cette race canadienne :

« Là, ce fut tout un peuple qui fut grand ! »

Oui, ce peuple qui venait de naître se révélait déjà un peuple fort, il allait par sa force morale s’élever en moins de deux siècles au niveau des plus grands peuples de l’histoire des mondes !

M. de Vaudreuil frémit d’espoir et d’orgueil en entendant ainsi parler ces femmes canadiennes. Il ne voulut pas accepter un si grand sacrifice, une si belle abnégation, et il finit par convaincre ces femmes et ces jeunes filles que leurs foyers les réclamaient plutôt que les champs de bataille. Elles se retirèrent à regret, mais pas toutes ! Non… plusieurs furent si opiniâtres qu’on dut accepter leurs services comme infirmières. Quelques-unes furent postées en arrière des lignes de retranchements pour donner les premiers soins aux blessés. D’autres furent réparties dans les maisons de religieuses qui recevraient les blessés : à l’Hôpital-Général et aux Ursulines.

Quel plus bel exemple de patriotisme et d’héroïsme !

Et avec tous ces dévouements, ces sacrifices, ces abnégations, la Nouvelle-France réussirait-elle à écarter le danger affreux qui la menaçait ?

C’est qu’elle n’était pas menacée uniquement du côté de sa capitale ; trois autres armées anglaises attaquaient ses frontières de l’ouest sur une ligne qui courait du lac Champlain jusqu’au Détroit. De ce côté encore on avait dû envoyer des soldats et des milices. Ah ! si l’on avait eu à faire face qu’à la flotte de Saunders et qu’à l’armée de Wolfe !… C’eût été un jeu d’enfant que de jeter la panique dans l’Armada anglaise, on aurait eu vingt mille hommes à lui opposer ! Ah ! le sait-on que les Anglais avaient, en cette terrible année 1759, mis sur pied soixante mille hommes pour envahir la colonie du roi de France ? Soixante mille hommes !… c’est donc que la conquête de la Nouvelle-France avait été définitivement résolue ! Oui, l’Angleterre avait résolu de jouer son va-tout ! Sachant que la France ne pouvait ou ne voulait envoyer de secours à sa colonie, Albion profitait de l’occasion pour saisir cette terre canadienne qui la rendrait maîtresse absolue dans l’Amérique du Nord.

La France, en effet, n’avait envoyé au Canada que de maigres secours, si maigres qu’ils avaient paru inutiles. Bougainville s’était prosterné aux pieds du roi, et il avait présenté le tableau désespéré de la Nouvelle-France.

— Sire, s’était-il écrié avec une ardeur et une sincérité qui n’avaient pas laissé que d’émouvoir le roi Louis XV, c’est la plus belle terre de votre royaume ! C’est le joyau le plus précieux peut-être, de votre couronne ! Vous avez là les sujets les plus loyaux de votre empire… Sire, Secourez-les !

Louis XV parut le vouloir.

— Soit, dit-il, les Anglais ne l’auront pas !

Il envoya Bougainville tout rempli d’espoir à ses ministres.

— Hein ! des secours ?… s’écria Berryer, alarmé. Êtes-vous fou ?… Où prendrons-nous ces secours que vous demandez ?…

Bougainville pâlit.

— Allons-nous dégarnir nos frontières ? vider nos garnisons ? dépouiller nos coffres et nos greniers ? cria à son tour La Porte. Et allons-nous nous réduire à néant pour une terre ingrate et des sujets du roi qui ne connaissent plus le roi et que le roi ne reconnaît plus ?

— Le roi m’envoie à vous ! clama Bougainville avec colère.

Le roi !…

On se mit à rire.

Et Bougainville dut s’en revenir en Nouvelle-France… mais les mains pas tout à fait vides : on avait empli ses poches de médailles et de croix pour décorer les braves de Carillon !

Ensuite et peu après, disons-le pour être juste, Bougainville fut suivi de quelques centaines de soldats et d’une vingtaine de petits navires portant des vivres et des munitions pour suffire environ trois semaines à l’armée de la Nouvelle-France.

C’était tout ! C’était l’abandon complet ! Il fallait en prendre son parti !

Alors, incapable qu’on était de mettre la capitale en bon état de défense, parce qu’on n’avait pas les moyens de relever ses murs croulants, de les garnir de canons, d’approvisionner pour longtemps la ville et de vivres et de munitions, on l’évacua. Les archives et ce qu’on avait de vivres furent transportées aux Trois-Rivières, et les magasins de l’armée installés à Montréal. M. de Vaudreuil et les principaux fonctionnaires se retirèrent à Beauport, de sorte qu’il ne resta dans la capitale que les seize cents hommes de la garnison commandés par M. de Ramezay et environ trois cents familles, femmes, vieillards et enfants, qui ne voulurent pas quitter leurs foyers. Et pour ce monde on ne garda de quoi le nourrir que pour un mois.

Voilà ce que présentait l’image de Québec en ce mois de juin 1759, et à ce moment où s’était élevée et répandue cette clameur terrible :

— Les Anglais ! Les Anglais !…