Le siège de Québec/Le mendiant capitaliste

Éditions Édouard Garand (p. 5-8).

II

LE MENDIANT-CAPITALISTE


À cette époque, en la basse-ville et entassées au pied de la falaise sous les canons du Fort Saint-Louis se trouvait une agglomération de baraques curieuses par leurs formes diverses et souvent pittoresques, et par la physionomie misérable qu’elles présentaient. Ces baraques, une trentaine, abritaient les gueux de la cité. C’était comme une « Cité des Pauvres », et dans les huttes et bicoques de cette cité, dans ces masures branlantes et sordides gîtait la gueuserie. Cette gueuserie faisait tous les métiers pour vivre, métiers qui dépendaient de la demande et des circonstances. Il y avait là de bons artisans, experts en leur métier ; mais dès que manquait le travail ou quand la rétribution ne paraissait pas suffisante, l’artisan se croisait les bras, ou bien il se livrait à d’autres besognes. Il y vivait des pêcheurs habiles, des bateliers aux bras vigoureux et à l’œil sûr ; mais, comme les artisans, ils abandonnaient souvent pour un autre travail plus rémunérateur leur métier. Or, il semble que la mendicité était devenue l’état le plus payant, car tous ces gens finissaient pas se faire mendiants. Du jour au lendemain on déposait les outils pour prendre la besace. Un jour, les grands bourgeois de la cité haute s’étaient inquiétés vivement en voyant les « Chevaliers de la Besace » augmenter avec une proportion rapide et prodigieuse. Ces bourgeois ne pouvaient plus ouvrir leurs portes sans une voix chevrotante, sans voir une main sèche et crasseuse se tendre vers eux pour implorer l’aumône. Sur les rues et ruelles, sous le clocher des églises, à la porte des auberges de bon ton, aux abords des boutiques bourgeoises, c’étaient mendiants et mendiantes. On se heurtait sans cesse à leurs guenilles et à leurs besaces, et ces guenilles et besaces devenaient si opiniâtres qu’il fallait ouvrir son gousset si on ne voulait pas voir ces haillons s’attacher à soi. La campagne, pas plus que la ville, n’était exempte de cette population sordide : durant ces années de misères et de famine qu’avaient été les années de la guerre de Sept Ans, les routes avaient été parcourues par des nuées de « quêteux ». Et ces quêteux, s’ils étaient quelque peu rebutés, devenaient d’une audace et d’une arrogance qui effrayaient à la fin les paisibles paysans.

Tous ces mendiants, porteurs de besaces, quémandeurs de deniers, larmoyeurs et fureteurs indiscrets, avaient leur siège principal au pied du cap, sous le Fort Saint-Louis. On eût dit qu’ils avaient placé sous la protection des canons du Fort leurs misères et leur faiblesse. Les canons anglais allaient, en cette année 1759, réduire en miettes cette « Cité des Pauvres » et disperser ses habitants. Nous ne nous étendrons pas plus longuement sur ce sujet, pourtant très intéressant, parce que nous aurons le plaisir d’y ramener plus tard le lecteur.

Pénétrons dans l’une de ces baraques. Celle-ci, un peu à l’écart des autres, s’appuyait contre la falaise même et paraissait s’aplatir misérablement sous la masse grise et puissante du Fort qui la dominait de cent coudées.

C’était ce jour même où les Anglais étaient apparus en face de l’Île d’Orléans, et c’était un peu après la tombée de la nuit.

L’unique et basse pièce de l’intérieur était éclairée par une bougie de cire jaune collée sur l’extrémité d’un morceau de bols taillé un peu en forme de bougeoir. Ce bougeoir était placé vers le centre d’une table basse et sale. De chaque côté de cette table et assis sur des escabeaux se trouvaient deux vieillards, un homme et une femme. L’homme avait à sa gauche le bougeoir, à sa droite un coffre de bois de chêne bien lamé de fer et devant lui un tas de pièces d’or et de pièces d’argent. Un peu à l’écart de l’or et de l’argent était un autre tas, mais plus petit, de la monnaie de papier de ce temps.

Autour d’eux et autant que la faible clarté de la bougie pouvait suffire, on réussissait à découvrir l’ameublement misérable de la masure et tout un amoncellement de choses et d’objets de rebut, tels que vieux ustensiles, vieilles ferrailles, outils hors de service, des guenilles et des haillons, bref un peu de tout ce que ramasse de nos jours le chiffonnier.

L’homme, avec ses longs cheveux blancs et sa grande barbe blanche, par la décrépitude de tous ses membres, paraissait avoir atteint quatre-vingt-dix ans pour le moins. La femme, bien que très grisonnante et très ridée, avait un air plus jeune : on ne lui aurait pas donné plus de soixante-dix ans. Lui, comptait une à une les pièces d’or qu’il disposait en rouleaux de vingt pièces ; elle, recomptait méticuleusement les vingt pièces, les roulait dans un morceau d’étoffe, puis les plaçait précieusement dans le coffre.

Et tous deux, à voix basse et geignante, faisaient le compte après que chaque rouleau avait été déposé dans le coffre.

Après les pièces d’or, ce fut le tour aux pièces d’argent. Ces deux êtres paraissaient prendre un plaisir puissant à faire ces additions, à remuer de leurs doigts grêles et crochus ces pièces de métal qui rendaient un son divin à leurs oreilles. Toute leur existence passée et à venir, toute leur joie, tout leur bonheur étaient là dans cette fortune qu’ils avaient amassée sou à sou à quémander pendant quarante ou cinquante ans. Ils n’avaient vécu, en se privant de tous biens et de tous plaisirs, que pour amasser cet or, comme si cet or pouvait les nourrir, comme s’ils allaient pouvoir l’emporter dans l’autre monde pour en jouir !

Nous ne saurions dire combien de temps ces deux avares avaient dépensé à compter cette fortune, à la tripoter de leurs doigts, à s’en réjouir la vue et l’esprit ; mais enfin le dernier rouleau fut additionné et placé dans le coffre qui se trouva presque plein.

Il était passé huit heures du soir.

— Eh ben ! ma vieille, fit le vieux en soupirant avec contentement, nous avons tout ce qu’il faut pour s’en retourner en France et y vivre tranquilles comme de bons bourgeois !

Ah ! voilà donc quel avait été le but de ces deux miséreux : vivre comme de bons bourgeois ! Quelle affreuse moquerie ! Ils oubliaient qu’ils avaient vécu en gueux et qu’ils allaient mourir de même ! Ils oubliaient que la mort, à l’âge où ils étaient arrivés, leur tendait les bras ! Ils demeuraient tellement fascinés par la vue de l’or et par le sentiment des jouissances qu’il pouvait leur procurer, qu’ils s’égaraient dans la chimère !

Et la femme de répliquer avec un sourire atroce ;

— Oui, vieux, nous possédons trente-deux mille louis !

Les yeux de la vieille étaient encore tout jaunes de la couleur des louis d’or.

— Tu oublies, vieille, reprit le vieillard les mille louis que nous a promis le capitaine Vaucourt pour les bons soins que nous avons donnés à son enfant, ce qui fera bien les trente-trois mille !

— On ne les a pas encore, vieux.

— On les aura, puisqu’il les a promis.

— Eh ben, puisque tu le veux… N’empêche que je trouve drôle qu’il nous ait donné seulement cent livres de suite ; quand on veut donner mille louis, on les donne, on ne les promet pas !

— Mais tu sais bien, pauvre vieille, qu’on ne porte pas comme ça mille louis sur soi ! Est-ce qu’on les porte nous ?

— Tu as peut-être raison, soupira la femme. Tout de même ce capitaine Vaucourt ne me revient pas, et l’on aurait dû exiger de suite les mille louis.

— Je ne dis pas le contraire. Mais à présent que la chose est faite, il faudra bien attendre qu’il revienne, demain comme il a dit. Et, en attendant, il faut mettre notre fortune à l’abri des voleurs et des Anglais surtout.

— Ah ! oui, des Anglais surtout ! répéta la vieille femme, avec un regard farouche dans une direction qui pouvait être l’Île d’Orléans.

Le vieux se leva.

— Tu vas m’éclairer, dit-il à sa femme.

Elle prit le bougeoir.

Lui, alla dans un coin choisir une bêche dans un tas de vieux outils, revint à la table, prit le coffre et dit encore :

— Ouvre la trappe !

La femme obéit.

Chose curieuse, ce vieillard décrépit manifestait encore une force prodigieuse à le voir porter presque sans effort ce coffre lourd de pièces d’or et d’argent.

Il jeta la bêche dans le trou de la cave et avec le coffre il s’engagea dans l’escalier vermoulu et craquant qui y conduisait. La femme suivait élevant la bougie pour éclairer la descente.

En bas, sur un sol humide, le vieillard déposa son coffre et commanda à la femme.

— Referme la trappe !

Elle obéit encore docilement. Elle laissa retomber doucement le panneau, puis elle vint s’asseoir, avec la bougie en ses mains, sur la dernière marche de l’escalier.

Le vieillard saisit la bêche et commença à creuser un trou.

Ce travail dura vingt minutes environ. Le coffre fut enveloppé dans une pièce de grosse toile fortement goudronnée, puis déposé dans le trou. L’homme, un peu essoufflé, se mit à rejeter la terre dans le trou et sur le coffre.

Alors seulement la femme parut soupirer avec soulagement, la bougie trembla dans ses mains : c’était la joie et la tranquillité qui revenaient après l’inquiétude. Maintenant que la petite fortune était sous terre, à l’abri de tous les regards cupides, elle respirait librement.

Mais le vieillard n’avait pas jeté trois pelletées de terre par-dessus le coffret que, là-haut, un poing rude frappa soudain dans la porte de la masure.

La femme bondit d’effroi.

L’homme tressaillit, interrompit son travail et écouta.

Le silence planait partout.

— On a frappé, dit-il.

— Oui, répondit la femme.

— Si c’était le capitaine Vaucourt qui revenait ?…

— Si s’étaient des voleurs !… fit la femme avec épouvante.

— Ou si c’étaient des Anglais !

Le même poing rude frappa encore, mais plus longuement et plus durement.

L’homme échappa sa pelle et grimpa rapidement et lestement l’escalier. Il appliqua sa bouche à un interstice de la trappe et demanda, en exagérant le tremblotement de sa voix cassée :

— Qui frappe ainsi à ma porte ?

Du dehors une voix nasillarde et forte commanda :

— Ouvrez, père Raymond !

Le vieux se tourna vers sa femme qui demeurait toute tremblante au bas de l’escalier.

— Qui ça peut bien être, je m’demande ? dit-il à voix étouffée.

— C’est un personnage qui nous connaît, puisqu’il a dit « père Raymond ».

— Alors, ça doit être un ami… une connaissance…

— Demande-lui son nom, vieux.

Le vieillard éleva la voix et demanda :

— Qui êtes-vous, vous qui prononcez mon nom ?

— Je suis un compère du bon vieux père Croquelin !

— Ah !… vous avez dit le père Croquelin !…

Le vieillard se pencha vers sa femme et demanda :

— Que penses-tu ? Faut-il aller ouvrir et savoir ce que c’est ?…

— Ben sûr, du moment qu’il s’agit du père Croquelin. Mais faudra pas laisser la trappe ouverte, parce qu’on pourrait avoir des soupçons qu’on possède quelque chose !

— T’as raison. Montons !

Le vieux gagna l’avant-dernière marche et souleva doucement et sans bruit le panneau de la trappe. Sa femme monta après lui et alla s’asseoir à la table après y avoir déposé le bougeoir.

La trappe ayant été refermée, le vieillard alla ouvrir sa porte.

Une terrible silhouette humaine se dessina à ses yeux… si terrible que le maître de la baraque ébaucha un geste d’épouvante, jeta un cri d’effroi et se recula avec horreur. La vieille, à son tour, se dressait de frayeur et lançait une clameur perçante.

Un sourd ricanement répondit à ces cris. Puis un étrange individu pénétra dans la bicoque et referma doucement la porte.

— Étrange !… avons-nous dit ?

En effet.

D’abord c’était une sorte de colosse par la taille géante, car pour entrer dans la masure il avait dû dans la porte ployer cette taille énorme. Son visage et ses mains étaient tout noirs de fumée ou de charbon. Était-ce un charbonnier ?… Sa tête n’était pas couverte, que par de longs cheveux ébouriffés, mouillés, à demi brûlés. Les vêtements du géant n’étaient plus que des lambeaux déchirés, roussis et dégouttant d’eau, comme si ces vêtements ou ces lambeaux avaient été placés dans un brasier ardent pour être ensuite retirés du brasier et trempés dans une cuve d’eau. Et cet être bizarre ricanait…

L’apparition était si effrayante, si fantastique, que le vieux mendiant s’écria après la première crise d’effroi :

— Êtes-vous le diable et sortez-vous de l’enfer ?

— Je ne suis pas le diable, père Raymond, se mit à rire le visiteur, rassurez-vous ainsi que votre fidèle compagne ; mais, tout de même, je sors bien de l’enfer !

— Vous sortez de l’enfer ! fit comme un écho assourdi la voix du vieux mendiant, qui jeta un regard éperdu vers sa femme.

Celle-ci venait de faire un rapide signe de croix pour murmurer en joignant les mains :

— Bonne Vierge du ciel, protégez-nous !

— Mais comment se fait-il que vous me connaissez ? interrogea le mendiant en maîtrisant un peu sa frayeur.

— Je vous l’ai dit : par le père Croquelin qui vous connaît. Or, je suis un ami du père Croquelin.

— Êtes-vous un mendiant aussi ?

— Pas toujours. Mais ce soir, oui ; je viens mendier un enfant !

— Un enfant ! s’écria la mère Raymond étourdie.

— Qui s’appelait, répliqua le personnage, Adélard Vaucourt.

— Adélard Vau…

La voix manqua tout à fait au vieux mendiant qui, tremblant, se laissa choir sur un siège près de la table.

— Et moi, continua le visiteur, je m’appelle Laurent-Martin Flambard.

— Flambard !…[1]

Avec ce nom à peine balbutié le mendiant bondit, se dressa, fit entendre un cri terrible et se jeta à plat ventre sur le plancher, face dans la poussière et demeura frissonnant.

À ce nom de Flambard, la vieille femme s’était hâtivement accroupie sous la table.

Le spadassin partit d’un grand éclat de rire.

— Eh bien ! demanda-t-il quelque peu étonné des gestes de ces gens, me direz-vous quelle frousse vous prend ?

Le père Raymond releva un peu la tête et bégaya :

— Ah ! si vous n’êtes pas le diable, comme vous le dites vous-même, tout de même le père Croquelin nous a assurés que vous étiez sorcier, ce qui revient pas mal au même !

— Le père Croquelin m’a calomnié, pauvre vieux, sourit Flambard. Vous voyez bien que je suis un homme comme les autres.

Un homme comme les autres !…

Le vieux et la vieille se relevèrent, à demi et se prirent à le considérer avec un air fort douteux.

Ah non ! il n’avait pas certes l’air d’un homme comme les autres !…

Ils avaient bien entendu parler de ce fameux Flambard et de sa terrible rapière, mais ils ne l’avaient jamais vu. Or, ils le voyaient maintenant… Il est vrai qu’il n’avait pas à ce moment de rapière à son côté ou en sa main, mais il avait un air bien autrement terrible !

— Mais d’où venez-vous tout de même ? demanda encore le mendiant en se remettant debout, exemple qu’imita sa femme.

— Je vous l’ai dit, je reviens de l’enfer ! Oh ! ajouta-t-il en ricanant lugubrement, vous ne saviez pas qu’il existait un enfer, père Raymond ? Moi, j’en doutais également malgré le saint Évangile. Eh bien ! à présent j’y crois, je l’ai vu, je m’y suis brûlé à mon soûl, j’ai piétiné dans ses flammes ardentes, et, par les deux cornes de satan ! je me demande encore comment je m’en suis échappé ! Voyez…

Il montrait ses mains brûlées et ses vêtements en lambeaux et roussis par le feu.

— Si nous voyons !…

Et le vieux mendiant regarda sa femme avec des yeux pleins de folle épouvante, sa femme qui oscillait d’horreur et ne cessait de se signer chaque fois que parlait Flambard d’enfer, de diable et de feu.

— Et à présent que vous savez mon histoire, père Raymond, reprit Flambard, dites-moi où est l’enfant, car je ne le vois pas ici.

— L’enfant ?…

Le père Raymond laissait voir une surprise extrême.

— Que signifie cet air surpris ? demanda sévèrement le spadassin. Vous gardiez ici un enfant volé, l’enfant du capitaine Jean Vaucourt. Or, le capitaine m’envoie le chercher.

— Il vous envoie le chercher !…

Le vieux regarda encore sa femme avec hébétement. Elle, demeurait muette et stupide : muette de surprise, stupide de terreur.

Flambard marcha au mendiant, lui posa une main lourde sur l’épaule et commanda sur un ton menaçant :

— Répondez : où est l’enfant ?

— Mais… bredouilla le vieux qui ployait sous la main pesante de Flambard, l’enfant… il est parti !

— Parti !… cria le spadassin.

— Depuis le crépuscule… trois ou quatre heures au plus !

— Qui est venu le chercher ?

— Mais… son père… le capitaine !

Flambard fit entendre un sourd grondement.

— Ah ! le capitaine est venu… il y a quatre heures !

Et, pirouettant soudain sur ses talons, il s’élança vers la porte, se jeta contre, l’enfonça, sortit comme une rafale…

— Si c’est pas le diable, ce Flambard, murmura tout ébahi et tout consterné à la fois le père Raymond en considérant sa porte brisée, c’est pour sûr un sorcier !…

Et, pour la centième fois peut-être, la vieille mendiante fit le signe de croix.


  1. Voir « La Besace d’Amour » et « La Besace de Haine » parus dans la même collection, envoyés chacun franco par la poste contre 30c.