Éditions Édouard Garand (p. 41-43).

QUATRIÈME PARTIE

I


Ce soir, Georgine soupe au Killarney, avec deux compagnes de travail, car l’ouvrage presse, au bureau, et on a prié ces demoiselles de prolonger leur journée jusqu’à neuf heures.

À côté de ses infortunées camarades, lesquelles ne peuvent déplorer assez haut leur sort, Mlle Favreau garde toute sa sérénité. Pour elle, le travail est un philtre qui verse l’oubli.

— Prenez-vous du potage, mesdemoiselles ?

— Sûrement, fait Georgine.

— Merci, boudent les deux autres.

— Pour moi, reprend l’une d’elles, manger ailleurs, c’est ma mort.

— Vous devez me trouver bien à plaindre, dans ce cas, relève Georgine ; depuis que je me connais que je mange ailleurs.

— Oh ! vous, c’est différent, vous n’avez pas de famille. Mais moi, Dieu merci, j’ai la mienne et je préfère perdre quarante minutes en tramway, chaque midi, plutôt que de rester à dîner au restaurant.

— Ce qui me fâche, moi, reprend la seconde, ce n’est pas tant de souper en ville que de travailler jusqu’à neuf heures. Comme si ce n’était pas suffisant de la journée pour nous éreinter…

Pendant que chacune dévoile ainsi ses sentiments, on apporte à Georgine son bol de soupe dans lequel elle plonge une cuiller avide. Elle se sent une faim de loup.

La petite servante a, du même coup, déposé en face de chacune le carré de beurre dans sa coquille d’argent et les tasses de grosse faïence dans lesquelles embaume le thé noir cher aux Irlandais. Quant au menu, la variété ne le caractérise pas, aujourd’hui : il se compose, pour tout le monde, d’une galantine de poulet.

— Oui, grommolle l’une des mécontentes, du poulet à quatre pattes.

Galantine, pommes de terre pilées, petits pois verts. Sur la table, il y avait déjà le sucre, le poivre et le sel, du pain de blé entier pour les mal portantes, du pain de blé entier pour les robustes, et un grand broc d’eau fraîche.

Bientôt apparaît sur le seuil ma sœur O’Mara, une des religieuses de l’établissement. Après un arrêt, elle traverse dans toute sa longueur, la salle à manger qui est minuscule. Dans l’encombrement de ses jupes grises et de sa coiffe noire, elle se penche vers l’une ou l’autre des pensionnaires, leur chuchotant on ne sait quoi.

Claires et laconiques, les réponses seules se font entendre, à peu près toutes les mêmes :

Yes, Sister.

No, Sister. Thanks…

Revenue sur ses pas, ma sœur O’Mara jette aussi aux trois étrangères un regard appuyé, mais en s’abstenant, cette fois, de leur adresser la parole.

Georgine est déjà revenue, par la pensée, à un cher projet né de la veille, lequel, s’il aboutit, transformera à nouveau sa vie et pour le mieux, cette fois. En attendant, il fait la plus heureuse diversion à la sécheresse ordinaire de ses pensées.

Quand elle reconnaîtrait, avec son facétieux patron, qu’elle possède du côté de la tête « tout ce qu’il lui faut pour devenir un homme ». Georgine, pour son bonheur ou pour son malheur, garde un cœur bien féminin. Et ce cœur, outrageusement négligé après avoir connu l’enivrement de vivre, commence à réclamer. Aussi Georgine a-t-elle décidé et de rompre avec sa trop entière solitude et de se lancer dans les affaires.

Certes, elle ne songe aucunement à quitter le bureau qui lui plaît, qui lui est en quelque sorte indispensable, mais elle aimerait, lorsqu’elle revient le soir, trouver autre chose que sa chambre placide.

Elle ne veut pas de n’importe qui dans son intimité… Non, cent fois non ! Moins que jamais. Mais qui donc l’empêcherait de recueillir cette épave morale qu’est sa marraine ?

Affinée qu’elle est désormais par la souffrance, Georgine a compris, lors de sa dernière visite Boulevard Crémazie, quel trésor de dévouement et d’abnégation est sa vieille mère. Oui, un véritable trésor perfectionné d’année en année, et que personne ne s’avisait de désirer. La jeune fille se juge maintenant digne d’y porter une première atteinte.

Dans la vie civile, pareillement, Mme Favreau représente une richesse inemployée et la pratique Georgine s’en froisse. Il est évident que la chère femme ne changera rien à ses actuelles façons de vivre, si on ne lui démontre qu’elle aurait quelque intérêt à le faire. Georgine se réserve de donner le coup de pouce libérateur.

Elle ne sait pas encore, toutefois, si elle lui conseillera d’ouvrir un magasin de bonbons, ce qui donne toujours d’appréciables bénéfices, lorsque c’est bien tenu, ou si elle lui suggérera plutôt de déménager dans une maison plus spacieuse afin de pouvoir mettre en location quelques-unes des chambres. Georgine en retiendrait une, pour son compte, et elle se constituerait l’appui et le directeur de sa timide marraine, en même temps qu’elle prendrait la douce habitude de se confier à elle.

Ce serait très bon… Qui sait si, après les premiers aveux qu’exigerait sa loyauté, elle ne lui avouerait pas, quelque jour, le vrai motif du renvoi de Jacques ?

À vrai dire, ce jour problématique, la jeune fille ne le distingue pas encore très bien, mais il lui plaît de l’évoquer pendant qu’elle en est à arranger l’avenir. En ce moment, elle se concède d’ailleurs qu’elle est une vraie privilégiée du sort. Qui peut se vanter d’avoir été aimée comme elle, adulée et admirée comme elle ? Des vieux Foley, elle a reçu une telle surabondance d’affection qu’elle a pu en vivre jusqu’à l’arrivée — par une voie d’ailleurs extraordinaire — de Jacques. Et au couvent, au journal, à la pension de Mme Verdon, partout où elle a passé, elle s’est vue estimée, recherchée, traitée avec sympathie. Il lui a suffi d’approcher sa marraine, même de se montrer à elle sans se faire connaître, pour gagner aussitôt son cœur. Encore maintenant, elle ne se connaît point d’ennemis. Elle doit être née dans un sourire…

Sans doute a-t-elle eu, comme tout le monde, des moments un peu durs à passer et, parmi ceux-là, le gâchis de son passé, la perte de Jacques surtout, resteront sans parallèle. Elle s’en guérira, pourtant, car il n’est pas dans sa nature de rester une vaincue du sort. Elle est plutôt une recommenceuse, une femme pratique qui, voyant qu’il n’y a plus rien à faire d’un côté se dit : « Allons de l’autre… »

— C’est votre tour, Mlle Favreau. Avez-vous objection à ce qu’on vous tire au thé ?

— Si cela vous amuse, répond simplement la jeune fille en préparant sa tasse.

Car il faut d’abord la débarrasser du liquide qu’elle peut contenir, puis on la renverse dans la soucoupe et, enfin, on donne trois petites tapes sur le fond.

Georgine a d’ailleurs cru saisir une lueur de malice dans le regard qu’ont échangé entre elles ses compagnes. N’ayant jamais d’elle l’ombre d’une confidence, elles ne seraient pas fâchées, sans doute, de sonder ce qu’elle peut bien cacher sous sa grande liberté d’allures.

Et la sybille improvisée commence :

— Vous recevrez bientôt une lettre qui ne vous causera aucun plaisir. Ensuite, vous entendrez parler de mortalité par une femme brune. Défiez-vous de cette femme car elle cherche à vous faire du tort. Il y a une autre femme moins brune, presque blonde, qui vous veut du bien, celle-là, mais on dirait que vous la fuyez. Un homme brun, que vous n’avez pas vu depuis longtemps mais à qui vous pensez souvent, cherche à se rapprocher de vous ; il a une nouvelle à vous apprendre. Quant à vos dispositions d’esprit, elles sont excellentes ; elles vont même jusqu’à la joie car… vous n’avez pas laissé fondre tout votre sucre.

— Ce n’est pas si mal, fait Georgine, gardant à dessein son air de sphinx. Maintenant, si ça vous le chante, petites amies, allons travailler !

Cependant, durant le trajet de la pension au bureau, elle eut elle-même grand’-peine à articuler quelques mots. Un émoi puissant la tenait et cette dénégation emplissait tout son esprit :

— « Ce n’est pas un brun, c’est un blond et il est impossible qu’il songe à se rapprocher de moi. Impossible, vous dis-je, car depuis longtemps, tout est fini entre nous. »

À peine Georgine refermait-elle sur elle la porte du vestibule, ce soir-là, que la maîtresse de céans montrait son museau fureteur.

Il est venu quelqu’un pour vous, dit-elle.

Le cœur de Georgine battit de surprise ; elle n’attendait personne. Qui pouvait-elle attendre ?

— Une dame. Elle est bien restée vingt minutes et puis, elle s’est découragée et elle est partie.

— Mais vous saviez que je travaillais, ce soir, et que je rentrerais tard ?…

L’autre eut son rire désagréable.

— Pensez-vous, demanda-t-elle, que je peux retenir à quelle heure rentre celle-ci et celui-là. J’ai onze chambres.

— S’est-elle nommée ? questionna encore Georgine.

— Elle a dit qu’elle se nommait Mme Favreau et qu’elle vous connaissait bien sans être votre parente. Elle a ajouté que ça lui ferait plaisir que vous alliez la voir mais de rester bien tranquille si ça devait vous déranger.

Georgine resta songeuse.

Que se passait-il donc ? Sa marraine ne pouvait être malade, au moins grièvement, puisqu’elle était venue elle-même…

Certes, elle irait, et pas plus tard que le lendemain ; ce soir, il était trop tard. Elle en profiterait pour pousser la petite enquête préparatoire à ses desseins. Mon Dieu, est-ce que ce serait la résurrection enfin !…

Et tout haut, à sa logeuse :

— C’est bien, dit-elle. Je me rendrai chez elle demain, en quittant le bureau. Si donc quelqu’un d’autre me demandait, vous saurez à quoi vous en tenir.