Éditions Édouard Garand (p. 38-41).

IV


Engoncée dans ses fourrures, car le froid est très vif, Georgine escalade d’un pas sûr le marchepied du tramway.

Au-dedans d’elle, c’est un tiraillement de sentiments contradictoires et son malaise s’aggrave à mesure qu’elle approche du but.

Il est fort possible que Mme  Favreau soit absente ; alors, quel soulagement ! Soulagement momentané puisqu’alors la partie serait à reprendre. Sans doute ne ménagerait-elle pas l’expression de son mécontentement et combien sera-t-elle dans son droit. Depuis ce soir où, toute joyeuse, Georgine lui rendait sa première visite, l’embrassant et l’appelant à plein cœur sa chère marraine, elle n’avait plus reparu, chez elle. Certes, les remords ne lui manquaient pas, car elle savait mieux que quiconque combien était dépouillée la vie de la malheureuse femme. Mais sa rancune fortifiant sa résolution de briser avec tout ce qui lui rappellerait son heureux passé, elle n’était plus retournée Boulevard Crémazie.

Aussi, le sacrifice était-il énorme pour elle de forfaire si tôt à ses résolutions.

Et puis, elle se demande comment elle s’y prendra pour n’en pas trop dire et parvenir quand même au but. Car il faut qu’elle sache. Elle ne peut plus rester dans cette incertitude qui la tue.

Voici que le tramway oblique. N’est-ce pas la rue Isabeau qu’il va prendre ? Et Georgine qui ne parvient pas à coordonner son plan d’action…

— Boulevard Crémazie, annonce le contrôleur. Changez de char pour le Sault.

Il faut donc descendre. À pas lents, la gorge un peu sèche et sa volonté se réveillant soudain, en un sursaut, Georgine se dirige vers le logis qu’elle reconnaît sans peine. Trouvera-t-elle, au moins, celle qui lui est malheureusement indispensable ?

Mme  Favreau était bien chez elle. Elle veillait, solitaire, et pour tromper la monotonie des heures, elle se tricotait des bas. Le coup de sonnette de Georgine vint l’arracher à son occupation.

De son pas lourd, elle se rendit à la porte et lorsque sa silhouette massive apparut à la jeune fille, celle-ci retrouva sans effort sa grâce enjôleuse et espiègle d’avant la crise.

— Marraine, s’écriait-elle en jetant ses bras autour du cou de Mme  Favreau, vous n’avez pas peur des revenants, au moins ?

— Vous pouvez bien parler de revenants.

Le ton était plutôt amer. Dans son trouble, Mme  Favreau ne trouvait d’ailleurs rien de mieux adapté aux circonstances que d’agiter sa main devant sa figure.

— Votre santé est bonne, marraine ? reprenait Georgine de plus en plus aimable.

— Oh ! moi ça ne compte pas, mais vous ? Il me semble que vous avez pâli. Votre visage est changé. Auriez-vous été malade ?

— Que c’est ennuyeux ! s’exclama en elle-même l’arrivante. Ces vieilles femmes solitaires voient tout. Et, tout haut :

— Je me porte bien, en dépit des apparences, assura-t-elle. Mais il est vrai que je me suis surmenée, ces derniers temps. J’ai changé de position ; vous l’avez su, sans doute ?

— Comment l’aurais-je su, puisque vous n’êtes pas revenue ici ?

Ce reproche résigné qui était bien plutôt une plainte aggrava les remords dont Georgine se tourmentait déjà.

— Mais, marraine, se défendit-elle toutefois, sur un ton enjoué, c’était à vous de venir puisque je vous avais déjà rendu une longue visite. Je suis bien bonne, ajouta-t-elle, en riant tout à fait, de me déplacer de nouveau quand vous n’avez pas fait vous-même un seul pas pour me revoir.

— Vous savez bien que je ne sors pour ainsi dire jamais.

Tout en parlant, Mme  Favreau guidait sa visiteuse vers le salon. Georgine avait garde de protester. Cette pièce qui donnait sur la rue étant précisément celle qu’elle avait choisie comme poste d’observation.

— Vous allez dire que ce n’est pas de mes affaires, fit Mme  Favreau qui renforça cette excuse obligée d’un sourire, mais je trouve curieux que vous ayez laissé votre position. Vous paraissiez si bien vous y plaire…

— Marraine, reprit Georgine, je vais tout vous conter. Cela tient d’ailleurs en peu de mots. Mais il faut que vous m’accordiez deux faveurs : en premier lieu, je vous demanderai de ne pas faire de lumière, ici ; nous y voyons suffisamment et cela me reposera les yeux, car je m’en suis beaucoup servie, aujourd’hui ; ensuite, il faudra me dire que vous me pardonnez de vous avoir négligée si longtemps. J’ai eu toutes sortes de tracas, toutes sortes d’ennuis, depuis que je vous ai vue ; en changeant de position, je me suis trouvée à bouleverser toutes mes habitudes.

Déjà, l’excellente femme regrettait son ostracisme et, repentante :

— Vous savez bien, fit-elle, que je ne parlais pas sérieusement. Je comprends que les jeunes n’aient pas tout leur temps à eux comme les vieux. Mais je n’imagine tout de même pas pourquoi vous avez laissé une si bonne place…

Georgine approchait de la fenêtre son fauteuil ; s’y étant glissée, elle comprit qu’elle occupait le poste idéal pour surveiller la rue. À cette pensée, son cœur battit très vite et l’angoisse remonta à son cerveau. Mais le rôle à tenir auprès de sa marraine la distrayait forcément de ses préoccupations.

Ses fossettes se creusèrent gaiement.

— C’est, commença-t-elle, mon patron qui m’a insultée.

— Insultée ?… répéta avec effarement Mme  Favreau.

— Oui, assura Georgine. Imaginez-vous qu’un soir, comme j’allais partir, il me dit : — « Restez donc. Mlle  Favreau, j’ai besoin de vous. » Moi, employée modèle, je reviens aussitôt à ma place. Alors, il se croise les bras et il me demande : « Voulez-vous devenir ma femme ? Je vous laisserai pratiquer votre religion. J’ai tant d’argent, telles opinions, telles habitudes… » Sur le même ton, je lui ai répondu : « Voulez-vous bien me laisser tranquille ? Si je ne veux pas, moi, épouser un anglais… »

C’était bien la Georgine d’avant qui parlait, celle dont on avait raffolé, au journal. Pendant ce petit conte qu’elle avait débité de sa voix gouailleuse de gavroche, sa mimique avait été irrésistible.

Mme  Favreau qui n’avait pu se retenir de sourire protesta cependant :

— Vous ne me ferez pas croire que vous lui avez répondu de cette façon ?

— À peu de chose près, marraine. Mais j’avais d’abord obtenu quelques jours pour réfléchir et vous vous imaginez bien que, durant ce temps, je m’étais cherché une autre position. Je me souciais assez peu de passer ma vie sous la tutelle de ce mari manqué.

Tout en bavardant, Georgine surveillait avec soin la rue. Celui qu’elle redoutait de voir apparaître ne s’était pas encore montré et elle patientait anxieusement.

Il faisait presque froid dans cette pièce éloignée du foyer ; aussi, Mme  Favreau ayant offert à sa visiteuse de lui préparer une tasse de chocolat, celle-ci accepta avec empressement et en protestant de sa gratitude. Elle eût adhéré à n’importe quelle proposition ne tendant pas à s’éloigner de cette fenêtre d’où elle allait voir s’écrire le dernier mot de son destin.

Ce fut précisément durant cette absence de Mme  Favreau que Jacques passa. Georgine le reconnut avec un épouvantable serrement de cœur et elle se dit qu’elle n’avait plus rien à faire dans cette maison.

Toutefois, tant pour ne pas se singulariser que parce que les instances de sa marraine la touchèrent, elle prolongea sa visite de près de deux heures encore. La pauvre enfant se sentait brisée, lasse à mourir et si Mme  Favreau avait su par quel miracle d’énergie elle parvenait à maintenir le joyeux entrain de sa verve, nul doute qu’elle ne lui eût conseillé elle-même de se retirer au plus tôt.

Au lieu de cela, lorsque Georgine annonça son départ, la vieille femme se désola. Elle avait, du premier coup, sympathisé avec cette grande fille en qui revivait son passé et, dans les circonstances présentes, elle eût consenti n’importe quel sacrifice pour la décider à venir cohabiter avec elle. C’était là son idée fixe qu’elle se retenait d’exprimer par pure discrétion.

— Puisque vous ne voulez pas rester à coucher, lui dit-elle, je vais toujours vous reconduire à la station.

Georgine accepta l’offre, passivement.

À l’endroit où elle était descendue, trois heures plus tôt, un grand nombre de personnes attendaient le tramway en frissonnant et en battant de la semelle. Rapide et se dandinant, le bon véhicule ne tarda pas trop à paraître. Mlle  Favreau fut l’une des premières à le prendre d’assaut. Auparavant, elle avait crié dans l’oreille de sa compagne :

— Bonsoir, marraine ! À bientôt.

Et puis, elle était allée s’échouer sur l’un des premiers bancs. Là, retirant tout au dedans d’elle sa pensée, elle s’absorba en de bien douloureuses réflexions.

Pendant ce temps, le tramway filait. Une jeune fille maquillée, à la pose hiératique, vint réclamer à Georgine une part de la banquette que celle-ci avait d’abord occupée seule. Et le tramway court toujours vers la ville.

Bien des regards effleurent Georgine qui n’est pas désagréable à voir et dont l’évidente préoccupation intrigue ces citadins toujours en quête d’émotion à fleur de peau. Mais la jeune fille ne se rend compte de rien car maintenant un tumulte fou emplit son âme et son cerveau et son cœur lui fait l’effet d’être « lourd comme l’Asie et ses palais de marbre. »

En y mettant une énergie surhumaine, elle parvient encore à retenir ses larmes, mais il lui est impossible de dégager son esprit. Toujours, il revient à la malheureuse vision de tout à l’heure — ce passant cheminant dans la rue solitaire — et autour de cette apparition, comme des mouches vénéneuses, volète tout un essaim de perspectives sombres et même affolantes.

C’en est fait : une larme a réussi à pousser plus loin que les autres et Georgine la sent qui va choir. Cette fois, la jeune fille prend contact avec la foule curieuse qui l’entoure et, sa fierté s’insurgeant, elle ne veut pas que la larme tombe. Elle en tentera plutôt l’escamotage. Si ce soin pouvait, en la distrayant momentanément de son chagrin, lui rendre un peu de sang-froid.

Usant d’un subterfuge, Georgine porte plusieurs fois sa main à son visage ; elle replace une mèche de cheveux, effleure du doigt son front, puis, d’un geste qu’elle veut tout aussi naturel, elle touche enfin le bord de sa paupière. La larme s’écrase sur son doigt.

L’honneur est sauf ! D’un coup d’œil jeté au dehors, Georgine réalise qu’on approche de la rue Ste-Catherine. L’attente, dans l’air froid, du second tramway à prendre, achèvera de la remettre et, dans quelques minutes, elle pourra pleurer sans honte, entre les quatre murs de sa chambre.

Sans que Georgine s’en doutât, Jacques Mailiez avait pris le tramway en même temps qu’elle. Il avait entendu la phrase d’adieu à la marraine et, fort troublé, il s’était placé un peu en arrière de sa Faverol d’autrefois. Il n’avait plus, ensuite, quitté des yeux la silhouette élégante. À l’irrésistible compassion de son cœur, il s’était vite tenu pour assuré que la jeune fille souffrait et que c’était à cause de lui.

L’incident de la larme survenant en final avait mis le comble à son émotion.

— Morbleu ! avait-il fait, à voix presque haute et en tiraillant sa petite moustache, morbleu !

Et tout un plan s’était échafaudé dans sa tête.