Éditions Édouard Garand (p. 3-6).



PREMIÈRE PARTIE

I


Georgine interrogea, d’un rapide coup d’œil, le mignon chronomètre qu’elle portait au poignet.

— Mon Dieu, murmura-t-elle, il ne faut pas que je m’attarde davantage car toute l’affaire sera à reprendre.

Aussi bien était-elle prête, archi-prête. Pas un détail qui lui eût échappé. Une dernière longue contemplation de la glace qui la reflète toute et, enfonçant avec précaution son chapeau sur les ondulations Marcel de sa belle chevelure, Georgine déclare, cette fois :

— Le sort en est jeté, M. le Photographe. À nous deux ! car je m’en vais, de ce pas, vous trouver.

Bientôt, le pas discret et lent de la jeune fille se fait entendre, dans l’escalier.

— Bonjour, Mme  Verdon !

— Bonjour, Mlle  Favreau. Vous ne partez pas pour la campagne.

— Mais non. Vous n’y pensez pas, Mme  Verdon. Je ne partirais pas sans avoir embrassé tout le monde… surtout Émile.

Cette gaminerie lancée, Georgine ne sait plus trop si elle a eu tort ou raison de la dire. Mme  Verdon serait peut-être en droit de s’en offenser.

Mais la digne veuve qui est la logeuse de Georgine ne laisse paraître aucun mécontentement. Elle sourit, plisse les yeux et déclare seulement :

— Pauvre garçon !… Il ne se doute pas que vous lui faites en ce moment l’honneur de prononcer son nom.

Et. sans bruit, à son habituelle manière, elle referme sur Georgine la lourde porte.

Une fois dans la rue, la jeune fille imprime à ses traits une stricte gravité et elle a soin de marcher d’un pas lent et rythmé. Autrement, elle pourrait s’échauffer, par cet ardent après-midi d’été, et sa figure en serait gâtée, sans doute.

L’accident est-il à redouter autant qu’elle croit ? Mlle  Favreau possède une si belle santé, un si merveilleux équilibre physique. Son attrayant visage, au teint clair de brune, il n’est pas de fatigues pour l’enlaidir.

Ce privilège n’est d’ailleurs pas le seul que détienne Mlle  Favreau, car elle est née sous une bonne étoile.

À vingt-deux ans, maîtresse absolue d’elle-même, n’ayant pas connu ses parents, ce qui tempère pour elle l’amertume d’en être privée, vouée à un travail honorable, intéressant et lucratif, bien portante, sans ennemis, fièrement indépendante vis-à-vis ses nombreux amis, que lui manque-t-il, en vérité, pour être comblée ? Son portrait, peut-être…

Dans quelques jours elle l’aura, bien à elle, en quelque sorte, impérissable. Ce sera elle à vingt-deux ans, en pleine jeunesse, en pleine joie de vivre.

Pour l’obtention d’un document de cette valeur, elle a décidé d’aller chez Gill, le photographe en vogue de l’Ouest.

Après bien des minutes de marche, la voici d’ailleurs arrivée. La porte est ouverte sur un large escalier de fer, mais avant de le gravir, Georgine s’attarde à considérer les photos qui sont en montre, de chaque côté de la porte.

Il y a là des types assez bien, ma foi. Quelques-uns sont même remarquables ; est-ce dû au talent de l’artiste ? Mais Georgine se rend cette justice qu’aucun de ces Anglais et de ces Anglaises ne possède ses beaux yeux de Canadienne. Et elle entre.

L’escalier gravi, elle pousse la porte d’en face, ainsi qu’une pancarte l’invite à le faire et la voici dans une grande salle entièrement tapissée de photographies de toutes les dimensions. Georgine recommence à examiner, à admirer, à comparer. En faisant ainsi le tour de la pièce, elle est amenée jusqu’à un pupitre où une employée attend en toute patience.

— Je désirerais faire prendre mon portrait, lui confie Georgine.

Condescendante, l’employée s’informe alors du genre de portrait qu’on désire : grand ou petit ? et quel prix désire-t-on y mettre.

Georgine s’explique, puis, ayant feuilleté un album qu’on lui présente, elle fixe définitivement son choix : c’est ainsi qu’elle désire se voir, dans cette pose, l’image finie en sépia et le cadre en ovale.

— C’est bien, fait l’employée qui, ayant noté ces explications, ouvre un peu la porte d’un cabinet de toilette en invitant :

— Si vous voulez vous préparer… M. Gill, ajoute-t-elle, vous attendra en haut.

C’est que prête, Mlle  Favreau l’est déjà. Mais sans doute ne sera-t-il pas mauvais qu’elle revoie sa coiffure à laquelle le chapeau aura infligé quelque avarie. Là, c’est fait. Toutefois, devant la glace dont l’eau claire reflète sa gracieuse personne, Georgine se reprend à s’étudier, à se détailler, comme un peu plus tôt, dans sa chambre. Mlle  Favreau est une personne d’ordre ; elle tient à bien faire ce qu’elle fait.

Ainsi ne devra-t-elle pas oublier, elle se le remémore au dernier moment, d’incliner légèrement la tête en avant ce qui, tout en affinant encore l’ordre presque classique de son visage, mettra en valeur ses très beaux yeux. L’ennui c’est qu’alors son nez, qu’elle a fort et osseux, va paraître plus long sinon plus volumineux. Par contre, la riche chevelure apparaîtra au mieux, avec ses ondes bien égales…

Ayant ouï-dire qu’un vêtement sombre donne de meilleur résultat, en photographie, Georgine a revêtu pour la circonstance certaine robe soyeuse, d’un noir jais : on ne pourrait exiger plus sombre. Pour égayer un peu cette austère toilette, elle a passé à son cou un fil de perles. Outre que les petits grains nacrés sont, par eux-mêmes jolis, ils ne manqueront pas de distraire l’attention et de faire oublier qu’un cou plus long eût ajouté à la perfection… relative de Georgine.

Au moment de se détourner de la glace, Mlle  Favreau s’avise d’une constatation qui amène, en son cœur, une ombre de regret : elle a choisi de se faire poser en buste ce qui fait que ses mains ne paraîtront pas. Ce sera dommage. Elle a de jolies mains dont les proportions résument sa personne même : fines, ni trop longues ni trop courtes, ni trop minces ni trop épaisses. Quel dommage, encore une fois : à demi cachées dans les plis de sa robe foncée, elles eussent fait une petite tache des plus agréables à voir… Mais ce sera pour une autre fois. Georgine a des principes et elle est résolue à ne pas dépenser, pour son portrait, un sou de plus que ce qu’elle a primitivement décidé.

Ainsi affermie dans sa ligne de conduite, elle s’engage dans l’escalier qui conduit directement à l’atelier de Gill.

Celui-ci l’attendait. C’est un jeune homme, l’air d’un adolescent. De taille moyenne, mince, les cheveux d’un châtain clair indécis, le teint ambré, il a un grand front bombé qu’à plaisir, il plisse de rides en voyant s’avancer vers lui Mlle  Favreau. D’un coup d’œil qui n’hésite pas il prend son empreinte, si l’on peut dire, la juge, la classe et, finalement invite :

— Voulez-vous prendre place sur ce siège, mademoiselle.

De sa longue main fine, c’est un tabouret qu’il lui indique.

— Mettez-vous à votre aise, suggère-t-il.

Mais déjà, Georgine a pris la pose qu’il fallait. Rien à corriger. Il en fait tout haut la remarque et le rayonnement se fait plus chaud au fond des yeux marron de la jeune fille.

— Vous regardez ici, n’est-ce pas ? Ce ne sera pas long…

Ses doigts ont pressé la poire de caoutchouc.

— C’est fait, déclare-t-il. Maintenant, une autre pose.

À son tour, Georgine analyse et détaille son compagnon. Si jeune, se dit-elle, et déjà si bien assis. Ces Anglais sont vraiment des hommes d’affaires de tout premier ordre. Mais celui-ci est-il aussi jeune qu’il le parait ? Sa chevelure est bien mince. Ses tempes découvertes pourraient bien devoir leur nudité à la calvitie. Enfin, il a certainement l’air distingué, de bon ton. Je comprends qu’il soit recherché surtout s’il possède bien son art.

Troisième pose.

Gill veut que sa cliente sourie. Oh ! elle sait le faire et elle n’a pas honte, non plus, de montrer le bout de ses jolies dents blanches.

Parfait. L’affaire est classée et Georgine peut se retirer. Gill se porte garant du succès.

— Vous aurez, promet-il sur un ton archi-discret d’admiration et tandis que son regard brun clair effleure le visage de la jeune fille, vous aurez un beau portrait. Vous n’êtes pas nerveuse, ajoute-t-il. Les personnes nerveuses sont notre désespoir à nous, photographe. Au moment le moins prévu, une contraction imperceptible au vulgaire vient durcir les traits, gâter la plus charmante physionomie.

Georgine s’en retourne donc, satisfaite d’avoir réglé cette grosse question de sa photographie. Heureuse d’emporter la certitude que son portrait sera bon, contente enfin de n’être pas nerveuse et que ce soit une qualité, photographiquement parlant. Bah ! ne serait-ce pas une qualité tout court ? Qu’y a-t-il de plus fatigant à supporter que ces personnes dites nerveuses, toujours en équilibre instable, toujours à se répandre au-dehors, sans cesse occupées de leurs maux réels ou imaginaires et en accueillant les autres, par surcroît.

Avec son clair bon sens, Georgine ne peut comprendre l’acharnement de certaines personnes à se prévaloir de la tyrannie de leurs nerfs. Croient-elles, par là, se rendre intéressantes ? Mais justement, leur espèce foisonnant de par le monde, l’originalité consisterait bien plutôt à s’en distinguer. Pour sa part, Mlle  Favreau est bien résolue à accentuer encore cette maîtrise qu’elle possède de son système nerveux. Elle aura toujours pour elle des approbations de valeur comme celle de Gill.

— Où allez-vous donc, belle enfant ? Quelle gracieuse désinvolture… On croirait que le monde vous appartient.

Georgine éclate de rire puis elle se retourne.

Elle aperçoit la minuscule personne de Charlotte Lépée, une compagne de travail, ses immenses yeux gris, quelque chose de ses cheveux châtains.

— Demandez-moi plutôt d’où je viens, répliqua-t-elle. Ce sera plus intéressant.

Charlotte passe sous le sien son bras maigrelet.

— Et d’où venez-vous, Georgine chérie ?

— Je viens de rendre visite à un jeune monsieur, très bien de sa personne, front élevé, cheveux aplatis, complet gris-été, enfin que sais-je ?… Premier de concours, médaille il’or à l’exposition de Paris. Mais ne m’en demandez pas trop. Mon éloquence n’y pourra suffire, à la fin.

— Eh bien, laissons ses titres, à ce monsieur, et dites-moi s’il vous a bien reçue ?

— À bras ouverts. Mais pas du tout. Où en suis-je donc ? Vous me faites dire des choses. Charlotte… C’est tout le contraire : il a d’abord froncé le sourcil, en m’apercevant, mais, lorsque j’ai fait mine de me retirer, il m’a prédit un brillant avenir et il m’a fait un compliment. Car les visites font toujours plaisir, vous ne l’ignorez pas. Lorsque ce n’est pas à l’arrivée, c’est au départ.

Accoutumée à la verve de sa compagne, Charlotte ne s’en amuse pas plus que de raison. Seulement, devant les renseignements trop vagues qu’on lui sert, sa curiosité féminine doit abdiquer.

— Si c’est quelqu’un que je connais, avoue-t-elle, je ne le reconnais plus.

Georgine reprend soudain toute sa gravité.

— C’est Gill, le photographe, dit-elle. Je viens de me faire poser.

— Vraiment ! Oh vous m’en donnerez une de vos photos, petite amie ?…

— C’est promis, assure Georgine. Comme, à défaut de famille, je ne manque pas de relations, j’en ai commandé deux douzaines. Il y en aura une pour vous bien sûr, Charlotte.

— Je la mettrai bien en vedette, sur mon piano, promet à son tour la petite Française, et d’ici un an, vous serez mariée et avec un compatriote, encore.

— Je prends note. Mais, entre nous, vous savez, rien ne presse.

— Je vous crois ! riposte avec feu Mlle  Lépée. Jouissez de vos belles années, Georgine. Malgré les vœux de mon amitié, je ne puis croire que l’avenir sera pour vous meilleur que le présent. Cela me parait impossible.

— Vous n’êtes guère encourageante. Mais c’est curieux : je ne puis me faire à l’idée que la vie me sera moins clémente, plus tard. J’ai foi en l’avenir. Le tempérament doit être pour quelque chose dans la part qui nous échoit et vous savez que le mien est heureux.

— Puissiez-vous dire vrai, amie ! Mais permettez une question : je vous vois encore en ville, avez-vous donc renoncé à la campagne pour vos vacances de cette année ?

— Pas du tout. Je pars demain pour les Laurentides.

— À la bonne heure ! Amusez-vous bien, amie. Prenez ample provision d’air et oubliez mon pessimisme. Nous écrirez-vous ?

— Plutôt souvent. La correspondance n’est-elle pas la grande distraction des villégiatures ?…

— Au revoir donc et bon voyage, Georgine. Je ne puis vous accompagner plus longtemps. Ma mère m’attend, vous le savez.

— Au revoir et merci, Charlotte.