Éditions Édouard Garand (p. 6-9).

II


— Vous venez, Mlle  Favreau ?

— Non.

— Ne vous faites donc pas prier, ce n’est pas joli.

— Inutile.

— Eh bien, nous allons vous laisser absolument seule, ici. Songez-y : seule dans ce désert et ces ténèbres. Venez-vous ?

— Non.

Le refus est sec mais, chaque fois, Georgine l’a souligné d’un sourire et si la bande joyeuse déplore son abstention personne n’osera garder à la jeune fille rancune de son caprice.

Caprice ? Soit, mais qu’un impérieux besoin de solitude a commandé. Tant mieux si les maîtres de la maison eux-mêmes sont absents. Il fera bon rêver quelques minutes dans le silence et le calme.

Les vacances de Georgine tirent déjà à leur fin. Ces annuels quinze jours de congé passent bien vite, comme la neige au soleil, suivant l’expression toujours vraie. Quoi qu’il en soit, Georgine emportera la satisfaction d’en avoir joui sans lésiner. Promenades à pied, courses en auto, parties de canotage, ou de dames ou de cartes les jours de pluie, à la maison, chant, ris, bavardage, lecture, correspondance, tel est à peu près le bilan. Et, se remémorant sa quote-part d’entrain à la gaieté commune, Georgine s’accorde qu’elle a bien mérité qu’on allât à la poste sans elle, ce soir.

Que lui apportera le courrier de ce soir ? Peut-être rien du tout car ses correspondants n’ignorent pas que, dans deux jours, elle sera revenue à la ville et de nouveau attelée à la besogne pour un an encore. Toutefois, la jeune fille préfère attendre le retour des excursionnistes avant de se retirer dans sa chambre.

Couverte d’un chaud chandail, car la fraîcheur du soir est piquante, elle sort sur la galerie une chaise berceuse et s’y installe. Dans le calme impressionnant de la nuit qui s’avance, elle revient pour quelques instants à ses impressions de vacances et un sourire d’aise épanouit ses lèvres. L’entourage sympathique, la température à peu près idéale, et, comme toujours, l’absence de soucis, de regrets, d’inquiétudes ; Mlle  Favreau recommencerait volontiers ce congé de quinze jours. Et cependant, non. Toujours s’amuser, toujours se laisser vivre, cela deviendrait insipide, à la fin. Même la pauvre Charlotte s’en lasserait. C’est une loi sage qui veut que le travail alterne avec le repos.

Tout doucement, alors, comme elle se pencherait sur le berceau d’un enfant, Georgine incline son esprit vers les années les plus lointaines de sa petite enfance.

C’est que, demain, elle inaugurera son « journal » et, en un récit sommaire, elle aurait aimé y inscrire d’abord l’histoire de ses jeunes années.

Son premier souvenir la reporte à Hull, la ville des allumettes, la vaillante et… sale voisine d’Ottawa, la capitale. Comment Georgine Favreau avait-elle échoué là ? De naissance, lui avait-on conté, elle était citoyenne américaine, ayant vu le jour à Chicago. Sa mère était Canadienne, son père petit-fils d’un Français de France. Pourquoi le vieux Foley, Pat et Maggy de leurs petits noms, s’étaient-ils trouvés chargés d’elle ? Mystère. Elle n’avait que dix ans, lorsque le vieux Pat était mort et Maggy frappée de paralysie au lendemain des funérailles, son pauvre cerveau troublé pour toujours, avait été transportée à l’hôpital qu’elle ne devait plus quitter que pour le cimetière. En même temps, Georgine était mise au couvent.

Elle n’était alors rien moins qu’un mauvais sujet, une sorte de gibier de potence en herbe, s’il fallait en croire les bonnes femmes de Hull. La faute en était d’abord aux Foley. Ce vieux couple de célibataires au cœur si tendre et ardent, sous des dehors crasseux, lui avait voué une de ces affections qui confinent à l’idolâtrie. À laisser ainsi déborder leur cœur, ils avaient étouffé le sien. À se traîner à ses pieds et à l’encenser sans relâche, ils avaient laissé prendre au démon de l’orgueil qu’elle portait dans son sein des proportions formidables.

— Oui, s’avoue Georgine, j’étais bien orgueilleuse et j’ai été longue à me corriger de ce défaut.

À dix ans, lorsque ses protecteurs lui avaient manqué, Georgine n’avait encore jamais fréquenté l’école. Elle avait fait sa première communion privément et le vieux Pat s’était chargé de lui enseigner lui-même — de peine et de misère — les rudiments des deux langues. Qu’elle avait été ingrate envers ses parents adoptifs et comme son âme avait tressailli d’un premier et terrible remords lorsque terrassé par une maladie si vite suivie de la mort, de l’irréparable mort, le vieux Pat lui avait échappé !

D’ailleurs, les voisins ne ménageaient pas leurs avertissements au couple débonnaire. Pourquoi ne l’envoyait-on pas à l’école cette petite sauvage aux allures émancipées. Attendaient-ils, pour exercer leur autorité qu’elle eût pris de l’âge et fût devenue intraitable ? Pat ou Maggy clignaient leurs yeux finauds et se répandaient en doléances. Ô les jaloux qui auraient tant aimé les voir séparés de leur mignonne, la joie de leurs yeux, le rayon de soleil de la maison. Sans doute, s’ils en avaient eu cinq ou six en charge n’auraient-ils pu y suffire, mais puisque le ciel ne leur en avait accordé, une seule petite darling, il ne serait pas dit qu’ils s’en remettraient à d’autres du soin de la former.

— Elles nous échappera bien assez tôt, soupiraient-ils. Mais, Dieu merci, rien ne presse encore. Elle n’est pas vieille, vous savez. Elle n’a que…

Et ils la rajeunissaient d’un an ou deux ou trois.

Le jour où, pour la première fois, elle avait discerné ce mensonge, Georgine en avait été choquée. Bien des petites choses la froissaient déjà, dans cet intérieur misérable et, au couvent, le souvenir de certains détails la faisait rougir. Aujourd’hui, elle s’attendrissait seulement ; surtout, elle comprenait le pourquoi de ses délicatesses et il était plus honorable qu’humiliant.

Et puis, ç’avait été le couvent. Certes, la petite indisciplinée qu’elle était n’y entrait pas sans terreur. Il avait fallu que les circonstances fussent là, inexorables. La perturbation fut même si forte, dans son organisme qu’à peine arrivée, elle tombait gravement malade. On désespéra un moment de sa vie mais, finalement, sa vitalité avait pris le dessus.

Georgine sortait de cette épreuve grandie, physiquement, et, moralement, toute changée. Autant elle avait boudé l’étude, jusque-là. autant elle l’embrassa avec ardeur sitôt que ses forces revenues lui permirent de tenir un livre entre ses mains. Ses progrès furent incroyables. De mémoire de religieuse, jamais pareille richesse de cervelle ne s’était rencontrée au couvent. Quelle que fût la matière proposée, Georgine se classait, non sans travail, mais sans grand effort, première. L’encens se reprit à fumer autour du jeune prodige. Si ses maîtresses tentaient de l’étouffer, les petites compagnes étaient là pour l’offrir naïvement. En peu de temps, Georgine Favreau était devenue le personnage central de la pension. Son indépendance d’allure, la précocité de son jugement en imposaient même aux plus grandes. En récréation, sa bonhomie tout autant que sa fougue de jeune animal libéré de ses liens en faisaient le boute-en-train idéal que l’on s’arrachait.

Aussi, ces années de pensionnat, mortelles pour tant d’autres, avaient-elles été pour Georgine un petit coin du paradis terrestre. Elle n’en voulait aucunement à ses maîtresses qui la chapitraient sans cesse sur son orgueil et lui souhaitaient, disaient-elles, une bonne épreuve pour la briser enfin… L’épreuve n’était pas encore venue et lorsqu’il lui arrivait de retrouver ses mères, l’incorrigible leur avouait qu’elle ne s’en portait pas plus mal. Aux vacances, après une dizaine de jours passés auprès de sa bienfaitrice, une dame de la ville vaguement alliée aux Foley, elle revenait au couvent partager la vie de ses maîtresses et cette intimité lui apprenait à les mieux connaître.

Enfin, l’heure avait sonné de quitter le couvent pour le monde. La bienfaitrice de Georgine était morte et la dernière année de cours restait due. Aussi la jeune fille devait-elle se mettre au travail sans tarder. Un heureux concours de circonstances l’avait conduite à ce journal anglais, où elle avait d’abord été préposée aux échanges téléphoniques pour en arriver et devenir la secrétaire du rédacteur en second, M. Hannett. Ce dernier poste, Georgine l’occupait depuis trois ans déjà, à la satisfaction de son chef, elle pouvait s’en rendre le témoignage.

Or, le bureau réussissait à Georgine aussi bien que le couvent et elle avait retrouvé, au journal des messieurs Hannett, les mêmes adulations qui avaient bercé sa petite enfance et grisé son adolescence. Elle n’avait donc pas tout à fait tort d’avancer à Charlotte, l’autre jour, que le tempérament d’un chacun y était pour quelque chose dans l’orientation que prend sa vie.

Maintenant qu’elle a plongé dans le passé et réappris, pour ainsi dire, sa première jeunesse, Mlle  Favreau est prête pour la rédaction de son journal. Celui-ci n’aura pas l’importance ni surtout le tirage de celui auquel ses jours sont voués, mais c’est égal : Georgine espère de lui des jouissances d’un ordre tout intime et qu’elle s’étonne de n’avoir pas désirées plus tôt.

Les maîtres de la maison étant revenus, Georgine rentra. Elle causait avec eux depuis quelques instants, auprès de la lampe, lorsque le groupe des pensionnaires fit irruption. Le courrier de ce soir était volumineux comme jamais et Georgine reçut sa part avec une joie franche.

Outre deux cartes et une lettre, le dieu des Postes lui octroyait ce soir une enveloppe brune dans le coin gauche supérieur de laquelle s’étalait l’artistique signature de Gill le photographe. En voyant cela, Georgine sentit son cœur battre plus vite. Ses épreuves ! La scène de cet après-midi où elle était allée chez Gill se reconstruisit toute, dans son imagination. Quelle merveille de se retrouver sur le papier telle qu’elle était à ce moment là…

Refrénant sa hâte, toutefois, elle monta à sa chambre et prit d’abord connaissance des trois missives. Les cartes venaient de petites amies elles-mêmes en villégiature, tardives réponses à ses propres amabilités. La lettre était signée de Mme  Verdon. Elle souhaitait la bienvenue à Mlle  Favreau, dont le retour était éminent et lui exprimait l’espoir que ses vacances lui auraient été profitables.

— On n’est pas plus aimable, murmura la jeune fille. Émile aurait pu y mettre sa griffe et c’eut été parfait ! Mais je deviens méchante, se reprit-elle aussitôt. Que m’a-t-elle fait, cette pauvre Mme  Verdon ? Rien que du bien et je suis fermement résolue à rester sous son aile tant… que je ne trouverai pas mieux ailleurs. À nous deux, maintenant, M. Gill.

L’enveloppe ouverte, quatre rectangles de papier apparurent, couleur d’acajou et bien luisants. Georgine jeta à chacun un coup d’œil et sa figure s’allongea. C’était elle, cette femme trop bien coiffée, au nez de rabin, le buste drapé de soie noire… Mais oui, c’était elle ; il n’y avait pas à s’y méprendre.

Elle rejette sur la table les quatre épreuves et ferme un moment les yeux. La glace, là-bas, lui montrait une jeune fille toute gracieuse, les yeux en fête et Gill, l’enveloppant d’un dernier regard que tempérait cette fois la discrétion de l’homme du monde, lui avait promis : — « Vous aurez un beau portrait. »

Mlle  Favreau se lève alors et, comme chaque soir, elle procède à de menus rangements. Au moment de les terminer, elle se rapproche de la table et, s’emparant de la lettre de Mme  Verdon, elle la relit posément. Puis, ce sont les épreuves qu’elle reprend.

Cette fois, l’impression est plus favorable. Chose certaine, elle tient là de petites images très artistiques. Au point de vue métier, Gill peut s’en faire gloire. D’ailleurs, le portrait qui la représente souriante est le meilleur de tous. Et, soudain, Georgine comprend ce qui lui manque, là-dessus : c’est son teint, sa fraîche carnation de brune pas trop brune, la grâce de ses lèvres vivantes. Pour le reste, c’est bien elle. Mon Dieu, comment en serait-il autrement. Elle pourra donc se consoler en songeant que la copie ne vaut pas l’original. La voilà tout à fait rassérénée. Avant de les remettre dans l’enveloppe, elle les feuillette une dernière fois, tous les quatre. Sa robe ne l’avantage en aucune façon. Le portrait étant coupé au buste, ces plis du drapé amplifient inutilement la poitrine au détriment des épaules et du cou. Et puis, une robe sombre, des cheveux sombres, des yeux et des sourcils sombres, c’est bien obscur. On se croirait en pleine nuit.

D’un doigt preste, la jeune fille glisse les papiers dans l’enveloppe qui a protégé leur voyage jusqu’à elle. Une flamme gamine naît dans ses yeux tandis que des fossettes se creusent, longues comme des fèves, sur ses joues. De sa voix de contralto, elle jette en riant, et c’est le mot de la fin :

— M. Gill, périsse votre réputation : vous m’avez fait une tête de veuve.