Éditions Édouard Garand (p. 47-48).

XVII

UN TRISTE ÉVÈNEMENT

Joseph se demandait avec angoisse quelle chance ses deux canots auraient de passer inaperçus devant le village des Kinongé-Ouilinis, coquettement disposé au bord de l’eau.

Ah ! s’il n’avait pas à protéger Dona Maria ! S’il n’avait pas aussi à rendre à bon port le trésor de la montagne de roches, il ne craindrait pas une escarmouche, voire un combat avec les sauvages !

Pour plus de sûreté il attacha les deux embarcations ensemble, présentant de la sorte un objectif moins grand aux balles ou aux traits de l’ennemi, si l’attaque avait lieu.

Puis, de la Vérendrie déployant sa voile à la brise, et donnant l’ordre à ses hommes de nager vigoureusement, s’avança rapidement et bravement vers le point dangereux.

Il n’y avait alors au village indien que des vieilles femmes, des enfants et de vieux guerriers invalides qui poussèrent une grande clameur en voyant passer les blancs. Le rivage était veuf des embarcations des Kinongé-Ouilinis. Joseph pensa que ces sauvages les avaient cachées dans leur bourgade et qu’ils étaient en excursion dans les terres. Joseph se félicitait intérieurement de cette bonne fortune.

À cet endroit du pays, un amas de montagnes existe, connu sous le vocable de : Monts Vermillon. La rivière est moins large là, et ses eaux coulent plus vite entre les rives resserrées. Pas n’était besoin de continuer à se servir de la voile, ni de ployer aussi vigoureusement les avirons. Joseph ordonna donc un relâchement ; d’ailleurs le danger était moins imminent, pensait-il, depuis que l’on avait dépassé le lieu habité par les Kinongé-Ouilinis.

Ceci s’était fait le matin.

Vers la soirée une désagréable surprise attendait les Français au détour d’un coude de la rivière ; ils faillirent tomber au milieu d’une flottille, montée justement par ceux-là mêmes, dont ils croyaient avoir eu la chance d’éviter le contact.

Les sauvages furent aussi surpris que les blancs, mais Joseph, le premier recouvra sa présence d’esprit et ordonna immédiatement un mouvement de recul.

Les Kinongé-Ouilinis revenaient de leur stupéfaction. Quelques-uns reconnurent dans les visages pâles les prisonniers qui s’étaient échappés de leurs mains un an auparavant. Il n’en fallait pas davantage pour stimuler leur férocité. Ils se croyaient sûrs de leur proie et avaient des cris de joie à l’idée que les blancs retombaient en leur pouvoir.

Les barques indiennes se rapprochèrent de celles des Français.

La manœuvre exécutée au commandement de Joseph avait pour effet de le maintenir le dos au soleil, et au contraire, plaçait les peaux-rouges dans une position telle que, lorsque ceux-ci tireraient les rayons frappant leurs yeux nuiraient à l’efficacité de leurs coups.

Ce plan n’était pas neuf mais n’en était pas moins bon pour cela. Il avait été employé avec succès dans une rencontre que fit M. Duluth sur le lac Saint-Louis avec une bande d’Iroquois.

Joseph avait divisé ses soldats en deux pelotons. Cinq devaient tirer, puis Pierre, lui, et deux soldats formaient la seconde division.

Pierre demanda à Dona Maria de se coucher dans le canot, afin de ne pas servir de point de mire aux sauvages, mais elle refusa bravement de se prêter à ce désir et supplia Joseph de lui donner une arme, un fusil, pour venger son père assassiné par des visages cuivrés comme ceux qu’elle voyait maintenant. Il y avait un fusil de surplus ; elle le prit et voulut faire partie de la seconde escouade.

— Ne perdez pas votre poudre, recommanda Joseph : et, visez juste autant que possible et que chaque coup soit mortel ou fatal à l’ennemi.

Et les fusils des Français avaient une précision remarquable.

Les Kinongé-Ouilinis étonnés de cette défense si bien soutenue furent finalement obligés de plier et de prendre la fuite.

Pas un des Français n’était blessé quand de la Vérendrie songea à s’éloigner aussi promptement que possible de cet endroit, qui devenait bien dangereux maintenant. Les sauvages ayant gagné terre pouvaient, protégés par les arbres, leur décocher avec impunité des coups mortels. Ce fut ce qui arriva, et un cri parti tout à coup de l’un des canots annonça qu’une balle ennemie avait frappé. À leur grande horreur à tous c’était la jeune fille qui succombait… Le projectile l’atteignait au cœur ; elle expira presque aussitôt.

Pierre perdant la tête, voulait faire débarquer et courir sus à l’ennemi pour l’exterminer, mais Joseph savait bien qu’avant d’aborder au rivage ils seraient presque tous frappés par les balles des Kinongé-Ouilinis.

La douleur dans l’âme, les Français s’éloignèrent de la scène du combat où l’infortunée Espagnole avait trouvé la mort.

Le lendemain, dans une fosse creusée sur la rive nord de la Saskatchewan, les restes mortels de Dona Maria étaient déposés.

La fosse comblée et après avoir fait une dernière prière sur elle, les soldats et leurs officiers remontèrent tristement dans leurs embarcations et continuèrent leur route.

De ce moment, Pierre perdit son humeur joyeuse qui avait jusqu’alors égayé la monotonie du voyage.

Aimait-il la jeune fille ?

Peut-être !

Ils arrivèrent enfin au Paskoyac où les attendait le chevalier de Niverville.

Le retour à Ville-Marie, en passant par le fort Maurepas au sud du lac Ouinipik, en un mot retraçant l’itinéraire déjà suivi, se fit sans incident intéressant, et toutes les personnes de l’expédition dirigée par M. de Saint-Pierre, revirent Montréal en l’automne de 1752.