Mon Magazine (paru dans Mon Magazine de février 1926p. 18-19).

X


Quinze années de silence et d’oubli sont passées sur le souvenir des événements tragiques que nous avons racontés. À Québec personne ne prononce plus le nom de Pierre Nado et dans le village qu’habita jadis le docteur Nolier, un autre médecin a fait oublier l’absent. Il n’y a pas que les morts qui vont vite.

Dans une petite ville du Maine, un jeune homme attend à la porte d’un magasin la venue d’une jeune fille qui le rejoint bientôt, souriante et heureuse. Et bras-dessus, bras-dessous, ils s’en vont, causant comme causent les amoureux, de rien en particulier et de tout à la fois. Dans la maison de modes où elle travaille vaillamment pour gagner sa vie, la demoiselle est connue sous le nom de Lizy Noler. On sait qu’elle est orpheline et sans aucun parent dans la ville. Son compagnon s’appelle Jean Nado.

Il est comptable dans la firme qui emploie également son amie. Et c’est en se rencontrant chaque jour à l’ouvrage que la plus tendre affection est née en eux. Ils se sont fiancés, et ce soir, Jean amène sa promise pour la présenter à sa mère, à son père et à sa sœur. Et Lisy est heureuse de penser qu’elle aura bientôt une famille, elle qui souffre tant de son isolement, depuis que son père est mort, à l’hôpital, il y a déjà trois ans, miné par un mal inexplicable de langueur, qui a fait dire aux médecins que sa maladie était de celles dont on ne veut pas guérir.

Dans le petit logis à l’américaine où Pierre Nado coule maintenant des jours calmes avec sa femme et ses deux enfants qui s’efforcent sans cesse de lui faire oublier ses longues années de souffrance, tout a un air de fête, car on attend la fiancée de Jean et Mme Nado a tenu à impressionner agréablement sa future belle-fille.

Voici les deux jeunes fiancés qui entrent, enfin, et l’on fait à la jeune fille le plus cordial accueil.

Puis, l’on cause : « Votre nom est américain, dit Pierre Nado, êtes-vous de descendance anglaise ? » Et la jeune fille répond en riant :

— « Mais non, mon nom est français, ce sont ces Américains qui l’ont travesti, parce qu’ils n’étaient pas capables de le prononcer, et je les ai laissés faire, parce que c’est encore plus facile de répondre toujours au nom de Noler que de comprendre toutes les imitations de mon nom véritable dont on m’appelait. Mon nom est Nolier et je suis née dans la province de Québec. Mon père était le docteur Nolier de Saint-X. il émigra aux États-Unis, après la mort de ma mère. Je n’avais alors que cinq ans. »

À ce récit, tous les membres de la famille Nado se regardèrent avec effarement. C’était le drame horrible du passé qui surgissait devant eux dans la personne de cette innocente et honnête jeune fille. Inconsciente de l’effet tragique de ses paroles, la pauvre enfant continuait à donner candidement sur elle-même et les siens tous les renseignements qu’elle connaissait. Il était évident qu’elle ignorait la tragédie qui avait causé la ruine et la mort de son père. Jean Nado bouleversé jusqu’au fond de l’âme, regardait tour à tour son père et sa fiancée, se demandant s’il avait le droit d’imposer à celui-ci la présence de celle qui sans le savoir lui rappellerait sans cesse le malheur de sa vie. De son côté, Mme Nado, concluait en elle-même que son fils n’aurait pas la cruauté de vouloir que son père appelât sa fille, l’enfant de la femme monstrueuse qui avait si injustement ruiné leur bonheur modeste et fait du chef de la famille un forçat.

Elle cherchait la solution de ce problème dans le regard de son fils, mais ce fut Pierre Nado lui-même qui la donna.

D’un ton dégagé, il répondit à la jeune fille : les Américains ne vous ont volé qu’une lettre de votre nom, ce n’est pas la peine de leur en vouloir ; d’autres ont perdu beaucoup plus que cela dans la bataille pour la vie et qui savent encore pardonner. Il ajouta en lui tendant la main : « Mademoiselle Nolier, soyez la bienvenue dans ma famille. J’espère que nous n’aurons jamais à nous plaindre l’un de l’autre. »

Jean Nado, ému jusqu’aux larmes, prit la main de sa fiancée, et s’approchant de son père, il dit : « Mon père bénissez-nous, votre bénédiction nous portera bonheur, car c’est celle d’un saint. »


FIN