Mon Magazine (paru dans Mon Magazine de février 1926p. 12-15).

VII


Pendant plusieurs jours, le veuf fut comme étourdi par son chagrin et demeura à l’écart de toute nouvelle du dehors.

Il ignorait donc encore les démarches qui avaient été faites auprès du procureur général en vue de libérer un malheureux qu’une erreur de justice avait fait détenir depuis sept ans au pénitencier de Saint-Vincent de Paul, lorsque, trois jours après les funérailles de Zilda, le bon curé vint veiller avec lui et conseilla de lire immédiatement le cahier laissé par la morte. Le brave homme, qui connaissait le contenu de ce document néfaste, voulait être là pour atténuer par son amitié et ses conseils le désespoir qu’il prévoyait.

Et ce fut en présence de son ami que Hermas lut la triste histoire que voici. Certes, Zilda n’était pas un écrivain, elle n’avait pas visé à l’éloquence, mais elle avait écrit avec son cœur repentant un épisode tragique, dont les conséquences néfastes avaient été bien au delà de son imprévoyance.


L’HISTOIRE DE ZILDA


Lorsqu’elle sortit du pensionnat des Ursulines, à Québec, Zilda Nangin était une bonne jeune fille, que tout le monde estimait. Mais elle était jolie, et sous une apparence de modestie timide, elle était vaniteuse et aimait le luxe. Durant les années qu’elle avait passées au couvent, elle s’était bercée des plus belles illusions pour l’heure de son entrée dans le monde ; elle pensait naïvement que l’austère maison de son oncle — un célibataire riche qui l’avait recueillie au berceau et élevée comme sa fille — se transformerait en un palais de tous les enchantements, pour fêter la jeune débutante.

Je vous laisse à mesurer l’ampleur de son désappointement, lorsqu’au lendemain de son retour définitif dans la demeure du vieux garçon, celui-ci se contenta de lui dire sur le ton de la bonté qu’à l’avenir elle devrait partager avec la vieille ménagère, Lisette, les soins au ménage.

De fêtes, de bals, de soirées, où la naïve pensionnaire avait rêvé d’éblouir ses anciennes compagnes par la magnificence de ses toilettes et sa beauté triomphante il n’en fut jamais question. Et le vieux garçon avare, eut certainement douté de l’équilibre cérébral de sa nièce, si la pauvre jeune fille eût osé lui dévoiler, les pensées qui s’étaient égarées dans son esprit. Zilda fut seule à connaître l’étendue de son désenchantement. Elle avait peu d’amies, car son oncle ne la conduisit pas dans le monde, comme elle l’avait espéré ; toutes ses distractions se bornèrent donc à quelques visites échangées avec ses anciennes compagnes de pensionnat. Encore se sentait-elle gênée par la simplicité de sa mise, devant les riches toilettes de quelques-unes d’entre elles.

Elle sortait rarement, s’intéressant à la musique et surtout à la lecture. Elle lisait de préférence des histoires merveilleuses où des princes charmants enlevaient des jeunes filles malheureuses et les emportaient au pays des fées. Abandonnée à elle-même, au lieu de s’appliquer à quelque étude sérieuse qui eusse dissipé l’ennui et orné son esprit, elle laissa de dangereuses chimères s’emparer de son âme.

Chaque fois qu’elle rencontrait une jeune fille mieux mise qu’elle, la malheureuse Zilda se disait avec dépit : « Ah si mon oncle était plus généreux, j’aurais moi aussi, de belles robes et de beaux chapeaux que mes amies m’envieraient. »

La pauvre enfant n’avait que dix-huit ans, elle n’était pas à l’âge de la sagesse, sans doute, et c’est pour cela qu’elle ne comprenait pas que les seuls biens enviables, en ce monde sont un cœur droit et un esprit cultivé.

Parfois, lorsqu’elle voyait son oncle serrer de gros rouleaux de billets de banque dans son coffre-fort, elle pensait : « Que de jolis colifichets je pourrais acheter avec quelques-uns de ces billets ! » Mais il ne venait jamais à la pensée du brave homme de lui en offrir de ces beaux billets qu’elle ne faisait qu’entrevoir. Et monsieur Nangin était loin de penser que sa nièce était profondément malheureuse sous son toit.

Si quelqu’un eût osé lui faire une remarque à ce sujet, le bon oncle aurait répondu en toute honnêteté : « Ma nièce ne manque de rien, elle a tout le confort désirable, dans ma maison. »

Sans doute, Zilda avait dans la maison de son oncle, tout le confort que peut donner l’aisance, mais elle s’ennuyait, et l’ennui est un dangereux conseiller pour une jeune fille sans expérience et livrée à elle-même comme l’était la pauvre Zilda.

Un dimanche matin, au moment de partir pour la grand’messe. M. Nankin s’aperçut qu’il avait oublié dans ses poches, un rouleau de billets de banque dont il n’avait nul besoin à l’église. Il ouvrit donc un tiroir de son secrétaire et y enferma le précieux dépôt.

À ce moment, Zilda était auprès de son oncle, occupée à donner un morceau de sucre à son canari. Si le vieux garçon avait surpris le regard d’intense convoitise que la jeune fille arrêta sur le paquet de billets, il eut certainement hésité à les laisser sous la protection d’une telle gardienne. D’ailleurs, c’était peut-être la première fois qu’il commettait l’imprudence de ne pas placer ses valeurs dans son coffre-fort ; mais en plein jour et sa nièce étant seule à la maison, que pouvait-il redouter ?

Il partit donc sans inquiétude.

En sortant, il vit sur le bord du trottoir deux hommes de modeste apparence qui causaient joyeusement ensemble.

C’était le printemps, l’un des premiers beaux jours, et le soleil mettait de la bonté dans les âmes, car le vieux garçon qui ne brillait pas par son amour des pauvres, jeta, en passant, un regard de bienveillance sur les causeurs. Il leur trouva une mine honnête, sans doute, car pendant un instant, la physionomie de l’un d’eux sembla s’imprimer dans son esprit.

Et tout en humant à pleins poumons l’air printanier, M. Nangin s’achemina vers la basilique, en appuyant sa marche tranquille du mouvement régulier de sa canne à pommeau d’or.

Aussitôt que son oncle fut sorti, Zilda s’arrêta machinalement devant le tiroir qui contenait les billets : « Si j’avais cette petite fortune », pensa-t-elle ; puis, aussitôt, cette autre pensée lui vint : « Si je la prenais !… »

Sans beaucoup réfléchir, d’un geste machinal, elle ouvrit la porte de dehors pour s’assurer que son oncle s’en allait, sans revenir sur ses pas, comme cela lui arrivait, parfois, pour échanger sa canne contre son parapluie, ou pour lester ses poches de quelques cigares.

Elle vit que M. Nangin tournait le coin de la rue à pas pressés, et entendant sonner les derniers coups de la cloche annonçant que c’était l’heure de la messe, elle comprit qu’il se hâtait afin de n’être pas en retard. Au moment de refermer la porte elle arrêta distraitement son regard sur les deux hommes qui causaient devant la maison et comme l’un d’eux la regardait à ce moment, cela fut cause qu’elle le remarqua plus que son compagnon, Zilda vit qu’il était blond, de taille moyenne, qu’il portait un chapeau gris, en feutre mou, un peu défraîchi

La jeune fille fit ces constatations sans arrière pensée, car elle ne préméditait pas un crime. Mais en rentrant, la première chose qu’elle aperçut fut le tiroir tentateur. « Je vais l’ouvrir », se dit-elle inconsidérément. Et s’armant d’un outil, la malheureuse fit sauter la serrure. Mais, à peine eût-elle accompli cette mauvaise action, qu’elle en entrevit toutes les conséquences. Son oncle indigné la chasserait de sa maison, et tout le monde connaîtrait son indignité. Il fallait donc dramatiser sa faute, afin de détourner les soupçons. « Bah, se dit Zilda, je conterai à mon oncle qu’un voleur est entré, qu’il a volé l’argent et m’a battue. Cela sera sans conséquence et je garderai cet argent. Mon oncle est riche et ne souffrira nullement de ce larcin. D’ailleurs, j’en emploierai une partie à des bonnes œuvres, j’en donnerai aux pauvres, ce que mon oncle ne fait jamais. »

Ayant ainsi raisonné, et presque sans inquiétude sur les suites que pouvait avoir une telle machination, elle alla cacher le fruit de son larcin, puis monta à sa chambre, qu’elle bouleversa pour lui donner l’apparence d’avoir été le théâtre d’une lutte.

Lorsqu’elle entendit revenir son oncle, Zilda s’étendit en travers du corridor, donnant soigneusement à ses vêtements l’allure de désordre qu’elle jugea nécessaire au succès de son manège, et fit semblant d’être évanouie.

Hélas ! son petit coup de théâtre réussit au delà de ce qu’elle avait prévu.

M. Nangin, indigné du vol dont il avait été l’objet, déclara qu’à tout prix, il voulait faire un exemple, malgré les supplications de la nièce, qui, n’ayant pas le courage d’avouer la vérité, suppliait son protecteur de ne donner à cette affaire aucune publicité, invoquant la répugnance qu’elle éprouvait à devenir le point de mire de la foule curieuse et d’aller témoigner en justice. Toutes les raisons qu’elle put imaginer ne servirent à rien, l’avare fut inexorable.