Le second livre des Sonnets pour Hélène/Six ans estoient coulez

Sonnets pour Hélène, Texte établi par Roger Sorgéds. Bossard (p. 202-205).

ELEGIE

Six ans estoient coulez, et la septiesme année
Estoit presques entière en ses pas retournée,
Quand loin d’affection, de désir et d’amour,
En pure liberté je passois tout le jour.
Et franc de tout soucy qui les ame dévore,
Je dormois dés le soir jusqu’au poinct de l’Aurore.
Car seul maistre de moy j’allois plein de loisir,
Où le pied me portoit, conduit de mon désir.
Ayant tousjours és mains pour me servir de guide
Aristote ou Platon, ou le docte Euripide,
Mes bons hostes muets, qui ne faschent jamais :
Ainsi que je les prens, ainsi je les remais.
O douce compagnie et utile et honneste !
Un autre en caquetant m’estourdiroit la teste.

Puis du livre ennuyé, je regardois les fleurs,
Fueilles, tiges, rameaux, espèces et couleurs.
Et l’entrecoupement de leurs formes diverses.
Peintes de cent façons, jaunes rouges et perses,
Ne me pouvant saouler, ainsi qu’en un tableau.
D’admirer la Nature, et ce qu’elle a de beau :
Et de dire en parlant aux fleurettes escloses,

 « Celuy est presque Dieu qui cognoist toutes choses,
Esloigné du vulgaire, et loin des courtizans,
De fraude et de malice impudens artizans.

Tantost j’errois seulet par les forests sauvages,
Sur les bords enjonchez des peinturez rivages,
Tantost par les rochers reculez et déserts,
Tantost par les taillis, verte maison des cerfs.
 
J’aimois le cours suivy d’une longue rivière.
Et voir onde sur onde allonger sa carrière,
Et flot à l’autre flot en roulant s’attacher,
Et pendu sur le bord me plaisoit d’y pescher,
Estant plus resjouy d’une chasse muette
Troubler des escaillez la demeure secrette.
Tirer avecq’la ligne en tremblant emporté
Le crédule poisson prins à l’haim apasté,
Qu’un grand Prince n’est aise ayant prins à la chasse
Un cerf qu’en haletant tout un jour il pourchasse.
Heureux si vous eussiez d’un mutuel esmoy
Prins l’apast amoureux aussi bien comme moy.
Que tout seul j’avallay, quand par trop désireuse
Mon ame en vos yeux beut la poison amoureuse.
 
Puis alors que Vesper vient embrunir nos yeux.
Attaché dans le ciel je contemple les cieux.

En qui Dieu nous escrit en notes non obscures
Les sorts et les destins de toutes créatures.
Car luy, en desdaignant (comme font les humains)
D’avoir encre et papier et plume entre les mains,
Par les astres du ciel qui sont ses characteres,
Les choses nous prédit et bonnes et contraires :
Mais les hommes chargez de terre et du trespas
Mesprisent tel escrit, et ne le lisent pas.
 
Or le plus de mon bien pour décevoir ma peine,
C’est de boire à longs traits les eaux de la fontaine
Qui de vostre beau nom se brave, et en courant
Par les prez vos honneurs va tousjours murmurant,
Et la Roynee se dit des eaux de la contrée :
Tant vault le gentil soin d’une Muse sacrée,
Qui peult vaincre la mort et les sorts inconstans,
Sinon pour tout jamais, au moins pour un long temps.
Là couché dessus l’herbe en mes discours je pense
Que pour aimer beaucoup j’ay peu de recompense,
Et que mettre son cœur aux Dames si avant,
C’est vouloir peindre en l’onde, et arrester le vent :
M’asseurant toutefois qu’alors que le vieil âge
Aura comme un sorcier changé vostre visage.
Et lors que vos cheveux deviendront argentez.
Et que vos yeux, d’amour ne seront plus hantez,

Que tousjours vous aurez, si quelque soin vous touche,
En l’esprit mes escrits, mon nom en vostre bouche.

Maintenant que voicy l’an septième venir.
Ne pensez plus Helene en vos laqs me tenir.
La Raison m’en délivre, et vostre rigueur dure,
Puis il fault que mon âge obeysse à nature.