H. Daragon (p. 119-124).
VIII
 
L’Excuse du shatanisme
 

Nous ne voulons point excuser le Shatanisme.

Nous voulons seulement répéter que le Shatanisme n’est pas ce que ma concierge pense.

Le Shatanisme n’est pas une religion.

Le Shatanisme est la négation du Catholicisme apostolique et romain, comme tous les autres cultes.

Tout ce qui nie cette religion est Shatanisme.

La Libre-pensée est Shatanisme. Tous tes schismes sont Shatanisme.

L’Athéisme est Shatanisme. Athéisme, d’ailleurs, est un vain mot. Pour être athée, il faut nier, et pour nier, il faut croire en l’existence ce qu’on nie.

Le lecteur nous rendra cette justice que nous n’avons pas conçu ce livre dans un esprit de haine ou de vengeance. Nous respectons et saluons bien bas toutes les convictions — dès qu’elles apparaissent sincères, désintéressées.

Et nous ne faisons nullement responsable telle religion de la faillite de certains de ses prêtres.

Les prêtres ne sont que des hommes… Il y a de mauvais hommes partout.

Nous désirons né pas critiquer le Catholicisme. Personnellement, nous lui sommes profondément reconnaissant de quelques adoucissements qu’il apporta à de pénibles moments, de ces sublimes cathédrales, de cet art vraiment divin qu’il inspira.

Qu’il nous soit uniquement permis de dire que, trop unifié, il ne s’adapta pas, indistinctement, à tous les pays, à tous les climats, à tous les tempéraments. Ses règles manquent d’élasticité. Un cerveau curieux ou indépendant ne peut s’y enfermer. J e ne parle pas de ses dogmes fondamentaux qu’il faut naturellement épouser, je parle de ses statuts intérieurs, un peu mesquins, si éloignés de ces espaces immenses, de ces lacs bleus à l’horizon clair où Jésus prêchait la charité, j e parle de ses cérémonies pompeuses, trop dorées, trop illuminées, si éloignées de la vie simple, rustique des premiers initiés…

Cela a fait des mécontents, des jaloux. C’est dans l’ordre des choses humaines.

De là les schismes, c’est-à-dire le Shatanisme.

Il ne faut pas enfermer un enseignement aussi vaste que celui du Christ parmi les murs d’un temple. Le Catholicisme, c’est une religion de plein air, ouverte à tous, vieux et jeunes, riches et pauvres, large, haute, immense comme ce pardon qu’elle prêche ; le Shatanisme, lui, est un culte de grotte obscure, basse, pas aérée. Voyez les églises romanes encore imprégnées de gnosticisme : elles sont basses, matérialistes. Voyez les églises gothiques : elles s’envolent vers le ciel.

… Beaucoup qu’on accuse d’être Shatanistes le sont sans le savoir.

À la vérité, il ne suffit pas de dire « Nom de D. » dans un mouvement de colère pour être Shataniste. Pas plus qu’il ne suffit de louer le Catholicisme pour être Catholique bon teint : notre Maître J. K. Huysmans nous a toujours semblé, en dépit de son oblature, un piètre catholique. À force de parler de Shatan et de ses manèges, d’incubat, de succubat, de démons, de larves, de nuit obscure, à force d’user un talent indéniable à dépeindre les moindres détails de choses devant lesquelles Zola lui-même aurait reculé, on finit par paraître s’y complaire, Le Naturalisme a bon dos. Pour moi, je le prétends inacceptable en matière de Religion. Les Maîtres employaient de la peinture à l’œuf, ils n’employaient pas de la peinture à l’ail.

Plusieurs de nos libraires éditent des livres (?) dans lesquels les auteurs ne manquent pas une ordure sous prétexte de la mieux mettre à l’index, de la mieux dénoncer à un certain public, nullement indigné, ravi de s’y vautrer.

Huysmans fut sincère. Mais, quel piège Shatan lui a tendu ! Huysmans fut un excellent réclamiste pour le Shatanisme. En revanche, Zola fit de même pour Lourdes. Qui veut trop prouver…

Nous pourrions multiplier les exemples.

Renan n’a-t-il pas jeté dans le Catholicisme nombre d’hésitants ?

Lisez Sainte Thérèse : si vous n’êtes pas dégoûtés du Catholicisme…

Le Bazar de la Charité ! et cette fameuse oraison funèbre des victimes en laquelle un prédicateur osa dire que les innocents payaient pour les autres !

Le procès de Jeanne d’Arc ? L’Église la brûle, la même Église la béatifie ! Par l’Église, Jeanne est condamnée comme « sorcière, devineresse, fausse prophétesse, invocatrice et conjuratrice des mauvais esprits, superstitieuse, pratiquant les arts magiques, pensant mal de la foi catholique, permettant et consentant, au mépris de Dieu, qu’on la vénère et qu’on l’adore, donnant ses mains et ses vêtements à baiser. »

… Que dis-je ? L’Église se prit à son propre piège ! Elle se servit du Démon et de l’Enfer pour effrayer, et le Démon et l’Enfer tentèrent certains ! On défend si souvent aux enfants de toucher aux allumettes qu’ils finissent par y toucher pour voir ce que c’est. Les hommes sont de grands enfants. Dame, le Démon était commode pour l’Église quand il s’agissait d’effrayer ceux que la naissance et la fortune avaient placés au-dessus des lois ! Elle ne réfléchissait pas que c’était diminuer la puissance de Dieu. Il était si simple de priver du ciel les méchants sans les envoyer en enfer ! Ajoutez que le ciel et l’enfer étant les extrêmes, il fallut trouver un milieu : et l’Église créa le Purgatoire !

Puis, l’exaltation entretenue à coups de jeûnes» d’encens et de musique donna le Mysticisme.

Les extrêmes se touchent. Tels le Mysticisme et le Shatanisme.

Le Mysticisme conduit fatalement à l’incubat et au succubat, Le mystique finit par voir dans la Vierge une véritable personne de chair, l’amour divin devient amour humain, surhumain si vous voulez. Certaines pages d’auteurs mystiques dépassent de beaucoup Alfred de Musset et Cie. Il nous est souvent arrivé, dans les églises, plus particulièrement dans les chapelles des Communautés, de contempler des visages illuminés d’une extase en réalité beaui coup plus physique, que spirituelle…

Le but que souhaite l’Église — pousser l’amour divin jusqu’à la limite du matérialisme et s’y arrêter — demande un entraînement et dés cerveaux spéciaux.

Est-ce bien Shatan qui hante les cloîtres ?

Ces convulsions, ces phénomènes de lévitation ne dérivent-ils pas, plutôt, d’un régime destiné à détraquer les esprits, à les empêcher de voir, de juger ? Quelquefois, la dose est trop forte, et, alors, dame, c’est la crise de mysticisme ! Cela est si vrai que dans les Communautés, plus les règles sont douces, moins ces phénomènes sont fréquents.

… Il est dangereux d’anémier un cerveau. Un cerveau anémié n’a plus de volonté, il erre au hasard, il va de Shatan à Dieu, de Dieu à Shatan.

Voyez la crise mystique du Moyen-Age, le peuple ne sait plus ce qu’il fait, il confond Shatan et Dieu, il invoque tantôt l’un, tantôt l’autre — quand il ne les invoque pas tous deux à la fois.

Tous les Shatanistes ne sont pas des mécontents, des jaloux ; beaucoup sont des mystiques qui ne savent pas, qui n’ont pas su s’arrêter. Vous les étonneriez beaucoup en les traitant de Shatanistes.

Pourtant, ils le sont…

Et sont-ils bien coupables ?

En vérité, n’y a-t-il pas un peu de la faute de l’intransigeance du plus divin, du plus magnifique Enseignement, malheureusement borné par quelques-uns pour le besoin de leur cause ?

15 janvier 1912
Monastère de Dardat (Corrèze)
FIN