Le cercle du livre de France (p. 143-164).


CHAPITRE SIXIÈME

LE ROMAN
DE L’HOMME



C’est en lui-même que l’homme contemporain veut trouver sa solution ; il continue à se poser les mêmes problèmes, mais il rejette les solutions pascaliennes : depuis Nietzsche, surtout, proclamant la « mort de Dieu », il prétend se suffire à lui-même ; son humanisme est à l’échelle d’un homme réduit à ses trois dimensions ; la quatrième, celle qui implique Dieu, déroute sa raison qui ne se sent pas assez forte pour L’affronter. Son orgueil rationaliste n’est au fond qu’une impuissance qui ne veut s’avouer. Cette recherche de lui-même en lui-même ne le satisfait pas, cependant ; elle ne satisfaisait sans doute pas Pascal non plus qui pourtant y trouvait Dieu ; mais si elle le laissait inquiet, l’inquiétude de Pascal n’avait pas le caractère tragique de celle de l’homme du xxe siècle qui se meut dans un cercle étroit d’où il s’interdit lui-même de sortir.

L’homme de Sartre est sa liberté même et il ne vit qu’en autant qu’il se confond avec elle ; celui de Camus, c’est Sisyphe roulant sans fin son rocher, mythe que l’on retrouve avec une singulière force dans « L’Étranger » ; et pourtant, il y a une différence essentielle entre Sartre et Camus. Le premier est existentialiste dans toute la force du terme, sans compromission ; et c’est pourquoi il rejette le fatalisme en clamant sa foi en la victoire de l’homme, alors que Camus, s’il ne confesse pas son fatalisme et va même jusqu’à s’en défendre, il n’en subit pas moins son emprise, pour ne pas dire son charme ; ce n’est pas le Fatum des Anciens, mais une fatalité qui se rapprocherait plutôt de celle des Arabes : « Le Malentendu » est typique de cette disposition d’esprit. Avec Simone de Beauvoir, dont « L’Invité » est peut-être le roman le plus représentatif de ses tendances en même temps que le mieux fait ( « Le deuxième sexe » est-il encore un roman ?), Sartre et Camus apparaissent en littérature française, même si leur influence est aujourd’hui devenue presque nulle, comme les romanciers qui ont traduit avec le plus de force les thèmes de l’inquiétude née de la guerre et de la nouvelle faillite de la victoire ; ce sont des métaphysiciens qui se servent du roman plutôt que du traité philosophique ou de l’essai comme mode d’expression, mais, à l’encontre de tant de romanciers à thèse, avec un rare succès.

Il serait intéressant de chercher dans quelle mesure ils ont influencé nos romanciers. On peut, par exemple, se demander si Berthelot Brunet ou André Béland les avaient lus quand le premier écrivait « Les Hypocrites » et le second « Orage sur mon corps », sorte de « Nausée » canadienne. Sans doute les personnages de Sartre sont-ils plus vastes, si je puis ainsi m’exprimer, que le petit détraqué d’« Orage sur mon corps ». Mais dans ce roman, si brouillon qu’on puisse le trouver, Béland pose néanmoins des problèmes ou plus exactement des aspects de problèmes qui existent indubitablement chez nous. Quant au Philippe de Brunet, c’est lui aussi une sorte de déséquilibré, un type qui peut certainement exister, mais seulement à l’état d’exception ; c’est l’homme tombé au dernier stade de la dégénérescence que l’auteur nous a situé dans une ambiance à la fois saisissante et dramatique. Ce touche-à-tout qu’était Brunet a prouvé, avec ce livre, qu’il avait aussi l’étoffe d’un romancier. On regrette que des romans comme ceux-là (je pense aussi à « Neuf jours de haine » de Richard) passent quasi inaperçus chez nous, alors que des conformistes, à la renommée souvent surfaite, continuent à les éclipser. « Les Hypocrites » renferment quelques-unes des pages les plus déchirantes de toute notre littérature ; Brunet y analyse, y dissèque l’homme avec franchise et une conscience lucide ; tout en évoquant les personnages dostoïevskiens, dont il se rapproche beaucoup plus que ceux de Sartre, par exemple, Philippe appartient essentiellement à Brunet. Il évoque son cas de conscience avec une vérité digne des maîtres du roman ; le ton bien personnel de Brunet n’a d’égal que l’originalité avec laquelle il traite son sujet. Il est l’un de nos écrivains doté de la plus forte personnalité et n’eut été son indiscipline organique, qui fut hélas le grand obstacle au plein épanouissement de son talent, il aurait pu figurer parmi les plus grands romanciers contemporains.

Une romancière, Françoise Loranger, parmi les premières elle aussi, s’attaqua au problème intérieur de l’homme avec « Mathieu ». Comme Philippe, Mathieu traîne une lourde hérédité qu’une éducation dans une atmosphère viciée n’était pas de nature à alléger. Après son père, sa mère explique Mathieu : Lucienne Normand n’a pas su accuser le coup que lui a porté le destin. D’un égoïsme monstrueux — l’égoïsme est toujours plus terrible quand il se manifeste chez la femme — elle n’a pas compris ou n’a pas su comprendre son fils ; elle s’est plu davantage à cultiver, avec amour, une haine froide et farouche contre le père de ce fils, dont l’abandon où il l’avait reléguée, après trois ans de mariage, ruinait ses plus belles espérances.

Le portrait de Mathieu que nous fait Françoise Loranger est complet ; c’est avec beaucoup d’habileté aussi qu’elle nous dirige au milieu de la crise qui doit guérir le malade qu’il est. On peut, cependant, lui reprocher de n’avoir pas mis suffisamment en lumière le caractère de Danièle, dont on s’explique mal, à certains moments, la manière d’agir ; rien ne prépare, par exemple, le geste gratuit par lequel elle se donne à un homme que non seulement elle n’aime pas, mais qui l’a toujours ennuyée, contre lequel elle avait plutôt une aversion prononcée et que, de plus, elle jugeait inférieur à elle. Le besoin de se prouver à elle-même sa liberté, sa parfaite égalité avec le sexe mâle ne nous semblent pas une justification suffisante. Cet hors-d’œuvre n’ajoute rien ; il contredit plutôt le personnage qu’il paraît vouloir éclairer.

Mais c’est réellement Robert Élie, avec « La Fin des Songes » et André Langevin, avec « Évadé de la nuit > qui ont introduit la désespérance dans le roman canadien. « Væ soli », pourrait-on écrire en exergue au roman d’Élie, car le grand malheur de Marcel est d’être seul, désespérément seul et de se refuser à toute communication extérieure. Tous ses rapports avec ses semblables se soldent en malentendus : malentendu avec sa femme qui, elle-même, malgré tous ses efforts et l’aide religieuse ne parvient pas à briser la coquille dans laquelle il s’est enfermé ; malentendu avec Bernard, son ami de toujours, dont l’apparente insouciance et la joie lui semblent des défis. Et pourtant, sa femme et Bernard sont près de lui et prêts à faire le pas décisif s’ils savaient dans quel sens diriger ce pas. Mais farouchement, Marcel s’isole ; c’est un fugitif : le mot est de sa femme qui a compris, en comprenant aussi son impuissance à y rien changer, que Marcel est seul, terriblement seul.

Sa religion ? Contrairement au Jean Cherteffe de Langevin, Marcel se pose le problème de Dieu et c’est en cela que sa désespérance, même si son aboutissement est identique, nous apparaît quand même moins tragique dans son développement. Le désespoir de Marcel provient de son extrême sensibilité alors que celui de Jean est intrinsèque ; par contre, le sort du premier est peut-être plus terrible, parce qu’il aurait pu être changé, alors que celui du second apparaissait comme fatal dès l’écroulement de son point d’appui. Peut-être, en effet, si Nicole avait pu rejoindre Marcel, aurait-elle pu corriger son conditionnel : « Si Dieu existe ? » Car l’enfance de Marcel fut nourrie de Dieu : son journal le révèle ; mais ce fut une nourriture qui ne convenait pas à son tempérament, puisque ce mot : « Dieu » lui « revient du fond de ces églises sonores qui s’éclairent dans sa mémoire ». Il n’en a eu que l’écho. Il clamera tout son désespoir quand il s’écrira : « Que peuvent bien me faire le ciel et l’enfer quand j’ai connu la douleur humaine, quand je me souviens de rares moments de joie humaine ». Cette incertitude sur Dieu ne le fait cependant pas conclure au néant : « Non, c’est trop amer ! Il ne faut pas croire au néant, même si c’est la vérité ».

Marcel pense trouver dans un sentiment trouble, qu’il ose à peine appeler l’amour, pour sa belle-sœur Louise, jeune fille refoulée qui répond à son appel muet avec la frénésie de l’être qui comprend qu’elle court sa dernière chance. Mais elle se cabre après le don de son corps : elle en éprouve un immense dégoût et le crie à cet être extra-sensible ; c’est ce cri qui jette Marcel sous les roues du tramway avec la pensée intime qu’il a épuisé tous les ressorts, toutes les possibilités de mettre du bonheur dans sa vie. Bernard résumera le drame quand il dira : « La vie est terrible et Marcel ne savait pas se défendre ». Marcel était demeure toute sa vie l’enfant qui n’avait pas su se ressaisir.

Par contre, le Jean Cherteffe d’André Langevin apparaît tout d’abord sous les traits d’un être fort qui ne veut accepter aucun compromis avec l’existence, parce que, dans cette existence, pour lui semblable à une nuit profonde comme l’enfer, il n’y a de bonheur que pour les forts. La première tentative d’évasion de sa nuit, il la verra dans l’affirmation d’une volonté devant laquelle tout devra plier ; cette volonté de puissance s’exercera d’abord sur un être lamentablement déchu qui, jadis, a su l’intéresser dans une œuvre éphémère. Cherteffe voit en Benoît l’incarnation de l’homme qui se refuse à la lutte ; et malgré la faiblesse de ce sujet d’expérience, il échoue ; c’est qu’il n’est pas intrinsèquement fort ; il force sa nature et Benoît dans sa déchéance nous paraît plus humain que l’homme qui s’étudie pour arriver à le dominer.

Cette volonté de puissance, c’est ensuite contre Michèle qu’il veut la pratiquer ; mais il perdra encore à son petit jeu dangereux et, cette fois, ce sera lui le grand vaincu. Il veut broyer cet être sans défense qui s’abandonne, alors que Benoît luttait, et il cherche dans des expériences à se convaincre de l’ampleur de sa faculté de domination : la scène odieuse de la boîte de nuit où il tente de jouer les forts est la dernière manifestation d’une volonté tendue au delà de son point maximum et qui rompt comme un acier soumis à des secousses trop fortes et trop brusques. Et c’est à partir de ce moment, seulement, qu’il devient humain, sans plus, sans phrases, sans recherches ; il lutte encore, mais comme l’animal pris au piège ; en face de l’amour, il a le même comportement que les autres hommes qui n’en ont pas encore épuisé la gamme. De sa nuit, il s’évade dans l’amour ; et c’est tellement vrai que, dès l’instant où cet amour vient à lui manquer, il se tourne vers la mort, nuit plus noire encore pour lui que celle dont il était parvenu à s’évader, puisque derrière la mort, il ne voit rien.

Cherteffe est donc foncièrement un faible, un faible dont le sort devient plus tragique encore par son refus d’accepter sa condition humaine. Il y a quelque chose de stendhalien dans ce Cherteffe, à la fois de Julien Sorel et de Fabrice ; il se débat contre l’emprise d’une vie qu’il voudrait libre de contraintes, mais qui fait de l’homme un esclave de lui-même, de sa nature, de ses atavismes, de tout ce qui fait son essence. L’homme porte en lui sa liberté, mais il ne peut la réaliser : tel est le dilemme de la métaphysique contemporaine, métaphysique conduisant presque inévitablement à des solutions incomplètes quand elles ne sont pas absurdes. Jean Cherteffe voit grand, mais sa vision ne dépasse pas l’homme, l’homme qui s’obstine à ne vouloir chercher son salut qu’en lui-même et qui rejette a priori tout appui extérieur. Cherteffe ne rencontre Dieu ni en lui ni hors de lui : son suicide devient alors le seul aboutissement logique à une vie qui, sur le plan strictement humain, s’avère un échec sans rémission.

« Évadé de la nuit » est le premier roman à poser, au Canada français, le problème de l’homme sous cet aspect. Langevin l’aborde de front, sans chercher à éviter les écueils. À ceux dont la Foi a toujours été sans faille, le problème de la condition humaine ne s’est sans doute jamais posé, puisque, pour eux, il est entièrement et irrévocablement résolu par la Révélation et l’assistance de la grâce. Le problème de la souffrance des êtres innocents, tel, par exemple, l’enfant de huit ans de « La Peste » de Camus, expirant dans les affres de tourments qui sont pour lui la somme de toutes les souffrances qu’un être humain puisse endurer, ne se pose pas au chrétien qui en trouve l’explication dans la sublime Communion des Saints, grâce à laquelle toute souffrance satisfait, avec celle du Christ, pour tous les péchés des hommes et contribue à apaiser le courroux divin ; mais pour les autres, pour un Camus, par exemple, cette souffrance, apparemment inutile, voire monstrueuse, ne demeure-t-elle pas une manifestation de l’absurdité de la vie ? Et devant les chrétiens eux-mêmes, ne surgit-il pas aussi une foule de problèmes angoissants, fruits de la déchéance de notre nature que le baptême, même s’il efface le péché originel, laisse pantelante et faible, d’une faiblesse que la grâce n’est pas toujours là pour soutenir. Les Livres Saints sont remplis de cris d’angoisse, d’appels au secours devant une impression de solitude et d’isolement, jusqu’au tragique : « Eli, Eli, lamma sabacthani ? » du Calvaire : « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »

Il semble donc qu’il doive y avoir pour le romancier catholique d’autres thèmes que celui de la terre qui meurt, du blé qui lève ou celui du jeune homme pauvre qui rencontre la jeune fille riche et finit par l’épouser après mille obstacles surmontés. Dieu est absent du premier roman de Langevin ; mais la désespérance de Cherteffe n’implique-t-elle pas l’impuissance de l’homme livré à lui-même, sa soif d’infini que découvrait Descartes et qui lui servait de base à sa démonstration de l’existence de Dieu ? Il faut savoir gré à Langevin comme à Élie d’avoir traité avec autant de franchise, chacun sous son angle propre, ce problème de la condition humaine

Dans « Poussière sur la ville », cependant, l’homme de Langevin ne se débat plus dans la nuit complète d’où Jean Cherteffe ne trouvait d’évasion que dans la mort. Le Docteur Dubois nie la justice de Dieu ; mais il l’évoque ; c’est donc qu’elle le préoccupe comme le problème de Son existence préoccupait Goetz du « Diable et le Bon Dieu » de Sartre. Jean Cherteffe ne s’était jamais interrogé sur le destin surnaturel de l’homme, sur la possibilité de briser le cercle étroit d’une destinée aux horizons rétrécis à son humaine misère ; la mort qu’il avait choisie était donc logique et inévitable. Dubois n’est évidemment convaincu ni de la réponse de son confrère ni de celle du curé, que le manque d’habitude à examiner en profondeur les problèmes métaphysiques, laisse en état d’infériorité dans la discussion que lui inflige le médecin. Mais les questions mêmes de Dubois sont autant d’indices d’une inquiétude qu’apparemment n’a pas connue Cherteffe. Et lorsque tout se sera écroulé autour de lui ce sera quand même le conseil que lui a un jour donné le Docteur Lafleur qu’il suivra : « Il n’y a pas d’autres solutions que de faire notre métier d’homme », lui avait dit le vieux médecin.

Mais ce métier d’homme exige, chez ceux qui veulent l’exercer, une dose de stoïcisme qui ne s’acquiert que dans la souffrance et l’abdication de son moi. Dubois ne se décidera lui aussi à devenir un homme dans toute l’acception du terme qu’après avoir été frappé au cœur. Ce n’était en somme qu’un pauvre type, lancé dans la vie sur une erreur d’aiguillage ; il piétinait. La poussière qui imprégnait la ville imprégnait aussi son être moral ; il demeurait dans l’impossibilité de voir clair en lui : la poussière lui collait aux yeux, à la langue, elle l’avait pénétré partout. Sa femme, il ne la voyait aussi qu’à travers cette poussière obsédante qui embuait ses facultés mentales bien plus que le whisky dans lequel il cherchait l’évasion.

Sa femme ? Une détraquée ? Une désaxée certainement, ballottée en tous sens par les remous de la vie, une sensitive et une sensuelle (dans le sens étymologique du mot) à la recherche de sensations sans cesse renouvelées. En résumé, deux êtres au bonheur impossible. On ne conçoit pas, d’ailleurs, comment Madeleine aurait pu être heureuse ; elle portait son malheur en elle, rivé à son être. Les êtres comme Madeleine Dubois nous semblent le résultat d’un atavisme lourd et complexe dont il est impossible de saisir les détails ; ils paraissent accumuler les tares latentes de générations qui, tout à coup, trouvent un terrain propice d’éclosion : tares invisibles, toutefois, qui se traduisent dans une prédisposition psychique et organique à courir après le malheur. Madeleine n’a rien d’une pervertie ; elle a aimé son mari ou, du moins, s’est-elle laissée suffisamment émouvoir pour accepter de lier sa vie à la sienne. S’agissait-il chez eux dîme réciproque émotivité strictement physique ? On peut le croire, bien que Dubois fût attaché à sa femme par une bonne dose de sentimentalité qui, quoique imprécise, a des racines autres que physiques. Il ne sait d’ailleurs pas lui-même ce qui l’a attiré vers elle et la lui rend, aujourd’hui, si précieuse. On ne peut autrement expliquer sa complaisance qui va jusqu’à accepter que sa femme reçoive son amant à leur foyer. Espère-t-il, par ce qu’il considère comme un effort de compréhension, la toucher et éveiller chez elle le remords qui provoquera son retour à lui ? Ne risque-t-il pas plutôt de passer pour un être bonasse et sans fierté et s’attirer, au contraire, le mépris de celle qu’il veut reconquérir ? Ou agit-il comme cela uniquement par sadisme ou masochisme ?

Ce deuxième roman de Langevin n’est pas aussi dense, toutefois, qu’ « Évadé de la nuit » : les caractères y sont moins trempés et plus flous. Le Docteur Dubois n’a pas la personnalité d’un Jean Cherteffe ni Madeleine celle de Michèle ; chez les personnages épisodiques, on ne rencontre personne de la trempe d’un Benoît. Mais ce qu’il perd en profondeur, Langevin le regagne dans l’édification du roman lui-même, qui est mieux encadré et possède une charpente plus solide. Ces deux premières œuvres le situent parmi nos romanciers les plus authentiques, un de ceux qui pourront, à brève échéance, donner à notre littérature ses véritables lettres de noblesse.

C’est un tout autre aspect de l’homme qu’aborde Eugène Cloutier dans « Les Témoins »[1] ? Le Philippe des « Hypocrites » de Berthelot Brunet avait peut-être conscience de sa culpabilité, mais sa déchéance l’empêchait de s’y arrêter, surtout de l’examiner. Dans « Les Témoins », nous avons affaire à un être sain qui veut comprendre et expliquer ses actes, qui veut déterminer la nature du réflexe ultime qui l’a fait peser sur la gâchette du revolver pour abattre sa femme et l’homme à qui elle venait de s’abandonner. Il accepte immédiatement un juge, sa conscience, qui rendra son verdict après avoir entendu les témoins, les voix intérieures qui sont celles des différents êtres qui nous habitent ; c’est la conjugaison de ces êtres qui recrée celui que nous affichons devant le monde et dont le comportement est si souvent déroutant, non seulement pour ce monde, mais pour nous-mêmes.

« Les Témoins » sont un roman métaphysique dans la meilleure acception que nous pouvons donner à ce terme, notre premier roman métaphysique. Cloutier aborde puissamment son sujet ; il commence par un développement d’une belle amplitude et on y sent le souffle d’une incontestable grandeur, qui fait oublier la marque peut-être trop sensible d’influences extérieures, en particulier celle de Kafka. On y retrouve l’atmosphère du « Procès » jusqu’à et y compris le grenier lui-même, dont il ne peut, nous semble-t-il, éviter l’évocation. Il y a aussi quelque chose de « L’Accident » d’Armand Hoog dans cette conscience de culpabilité intrinsèque de l’homme qui tenaille les témoins et les pousse à s’accuser.

Mais Cloutier manque d’endurance. Les deux premiers témoignages sont admirablement amenés et magnifiquement conduits ; on y sent une véritable puissance, celle de l’écrivain qui a quelque chose à dire ; mais les témoins qui suivent se livrent à une gymnastique par trop physicophysiothérapique et qui manque d’aisance. La trame elle-même s’alourdit et l’analyse que, l’un après l’autre, font les témoins s’égare dans un labyrinthe intellectuel où l’on en perd le fil. Le lyrisme par lequel se termine le dernier témoignage nous laisse insatisfaits. On pénètre, en somme, dans un grand roman par une porte large et spacieuse ; à la fin, malgré toute la poésie des dernières pages, on se retrouve dans une atmosphère où l’on cherche en vain à se démêler. Cloutier n’a pas su tirer toute la substance de son thème ; le lyrisme porte à faux au cours de ce qu’il veut nous présenter comme une « autopsie métaphysique » de la conscience de François.

Le roman ne tombe pourtant jamais dans la banalité. On regrette seulement que cette ampleur de grande symphonie par laquelle il nous saisit dès les premières pages s’infléchisse, pour aboutir à une tonalité toute différente qui est incontestablement une chute. On aurait aimé qu’il s’en tînt davantage à l’analyse de cette « autre dimension, la dimension intérieure plus vraie que le vrai, plus réelle que le réel », qu’il maintînt ce rythme qui place la première partie de son roman parmi ce qui fut conçu de mieux au Canada français.

Malgré ces réserves, cependant, « Les Témoins » demeurent un roman qui tranche. François, Line, Claude : Cloutier a pénétré le drame intense de ce trio tragique que le destin avait lié et dont l’un de ses membres, François, s’est appliqué à resserrer davantage les liens qui unissaient les deux autres, liens qu’il ne pouvait plus rompre autrement qu’en violentant leur destinée. Dans quelle mesure est-il responsable ? Cette responsabilité la porte-t-il entièrement ? Quelle part de son subsconscient ou, pour employer le langage de Cloutier, lequel des milliers de « lui-même » qui le meuvent et le font agir a été le plus fort ? Cloutier en fait interroger quelques-uns qui se présentent d’ailleurs spontanément à la barre du tribunal, et, un peu à la manière de Giroux dans « Au delà des visages », c’est par voie indirecte que nous pénétrons le drame. Ce sont les témoins qui nous en découvrent les méandres et les secrets, chacun un peu plus, sans cependant nous fournir complètement la clé de l’énigme. Nous ne nous y attendions pas d’ailleurs. Les problèmes que pose Cloutier n’ont pas de solution.

Cependant, le « moi-poète » qui réside en Cloutier lui joue des mauvais tours quand il lui laisse la partie belle ; il lui fausse quelque peu l’optique des êtres et des choses. Les acteurs de son drame sont un peu trop idéalisés ; il serait à souhaiter que les êtres fussent tels que les témoins nous les présentent ; que leurs actions soient empreintes de la meme auréole mystique, quelque peu artificielle, qui commande tous leurs gestes. Son optimisme l’empêche peut-être de voir le mal dans le monde ; du moins, il en ennoblit les contours.

Manque de réalisme, alors ? Tout simplement une métaphysique de l’espoir qui nous change des climats de désespérance de tant d’œuvres contemporaines. La naïveté dont sont empreints certains passages vient de la même origine ; on peut même y trouver, malgré l’aboutissement du drame, une certaine contrepartie de la désespérance des romans de Langevin, du climat angoissé de « La Fin des Songes ». Cloutier ne semble pas croire à la méchanceté foncière de l’homme, en l’impossibilité de son salut, ; s’il lui arrive de déchoir, c’est parce que « son individu lui-même a échappé à (son) contrôle ». Il y a en nous des êtres assoiffés de pureté, des êtres assoiffés d’absolu contre lesquels d’autres êtres entrent en lutte pour les étouffer, arrêter leur élan, briser leur action ; mais Cloutier ne pense pas que la victoire doive toujours appartenir aux seconds. Et c’est pour cela qu’à côté du Jean Cherteffe d’« Évadé de la nuit », son François reflète l’optimisme.

Des livres comme ceux de Langevin, d’Elie ou de Cloutier ouvrent à notre roman un champ d’action jusqu’ici inexploré qui peut nous autoriser à croire que l’homme a cessé d’être le grand inconnu de nos lettres.


  1. « Les Témoins » ont obtenu une mention honorable du jury du « Cercle du Livre de France », en 1953.