Le cercle du livre de France (p. 119-142).


CHAPITRE CINQUIÈME

ROMANS D’ANALYSE



On veut faire remonter à Laure Conan l’apparition du roman psychologique au Canada français. Nous ne chicanerons pas ceux qui classent « Angéline de Montbrun » dans cette catégorie, mais nous nous refusons à suivre les enthousiastes qui ont voulu comparer cette œuvre au « Journal » d’Eugénie de Guérin. Elle a eu cependant le mérite d’innover, de rompre avec la monotonie de notre roman, sans cependant réussir à acquérir assez de maîtrise pour faire école. Elle réussit sans doute à laisser son nom, mais elle demeura une isolée. D’ailleurs, sa psychologie, quelque trop pleurnicharde, finit par ennuyer.[1]

Il faudra attendre 1930 pour assister à une reprise timide du genre avec des romans comme « L’Initiatrice » et « Le Feu intérieur » de Rex Desmarchais, « Dilettante » de Claude Robillard et quelques autres titres qui furent une première tentative de rupture avec les formules consacrées. De tels romans n’éveilleraient aujourd’hui aucun intérêt ; on sourirait de certaines naïvetés dans les premières œuvres de Desmarchais et on serait même tenté de hausser les épaules à leur seule mention ; mais c’est qu’on oublierait alors que, toutes proportions gardées, un Desmarchais, par exemple, se refusait à suivre les doctrinaires de l’époque. On sent qu’il est déjà à la recherche d’une formule de rajeunissement du roman. Il sut même se tirer avec beaucoup d’honneur de passes difficiles : écrivain consciencieux, à la langue claire et nette, au style un peu lent, sans doute, mais non sans vigueur sous ses aspects frêles, Desmarchais s’était taillé très jeune une place enviable dans notre littérature. Mais on dirait que ce romancier-poète n’est jamais parvenu à se défaire de son inexplicable timidité ; il hésitait à jeter ses personnages en pâture à son imagination, préférant les doter d’un halo de poésie qui allait jusqu’à en fausser la vraisemblance. C’est dans son souci de perfection qu’il faut aller chercher l’explication à son effacement prématuré.

Il en est demeuré à « La Chenaie », sa meilleure œuvre ; ce livre révélait une maturité acquise et faisait pressentir un écrivain qui, en donnant désormais le meilleur de lui-même, promettait d’imposer son nom en tête de liste de nos romanciers. Mais cette promesse n’a pas encore été tenue. Quant à « La Chenaie », que Desmarchais écrivit au moment le plus dur de la crise d’avant-guerre, c’est un roman qui traduit avec assez d’exactitude les inquiétudes de notre jeunesse, son angoisse et sa soif de liberté et d’indépendance nationale, face à la veulerie de chefs aux gages des puissances économiques, qui tentaient de la vider de sa substance spirituelle pour mieux la subjuguer. C’est un roman à la fois psychologique et social ; mais c’est surtout une analyse de l’âme populaire, touchée par le désespoir qui étreignait le monde à cette époque. Il a réussi dans ce roman, unique chez nous par le sujet traité, à recréer le climat de ces années ardentes qui nous paraissent, aujourd’hui, tellement lointaines, séparées qu’elles sont de nous par le sang d’une génération sacrifiée à des formules auxquelles on cherche toujours un sens. On veut espérer que Desmarchais n’a pas dit son dernier mot.

Mais la jeune équipe de romanciers de 1930- 1935 qu’édita Albert Lévesque dans un louable souci de servir nos lettres, ne révélera vraiment aucun nom. Il faudra attendre la fin de la guerre pour voir surgir avec Robert Charbonneau un roman psychologique digne de ce nom. Charbonneau fut le premier à le traiter. Il n’apporta peut-être rien de nouveau au roman lui-même et ne fit sans doute que transposer dans un cadre canadien une formule déjà usée ailleurs ; mais il a eu le mérite de cette transposition. « Ils posséderont la terre » impose déjà son nom ; mais ses personnages nous semblent souvent déroutants et, aussi, impuissants à se réaliser. Il laissera, par exemple, s’étioler une Ly Laroudan, qui possédait pourtant l’étoffe d’un grand personnage : il aurait pu tirer davantage de cette femme, qui déplace autour d’elle une indéniable atmosphère de sensualité, de cette froide calculatrice, désinvolte, cynique et étroitement égoïste, jouant avec l’amour comme avec toutes les autres valeurs de la vie ; sans que rien nous y prépare, on la retrouve, dans « Fontile », mariée à Edward Wilding.

Le grand reproche que l’on puisse faire à Charbonneau, c’est d’exploiter insuffisamment ses thèmes ; il crée des personnages dont il paraît incapable de tirer toutes les possibilités. Cette Ly Laroudan et aussi Dorothée Wilding étaient deux personnages types, aux réactions divergentes sans doute, mais dont il semble vouloir retenir l’épanouissement ; quant à ses personnages masculins, ils ne sont guère mieux développés ; ils s’estompent, eux aussi, au moment où ils commencent à nous devenir familiers, pour nous apparaître à travers un brouillard.

Mais, s’il les abandonne un pied en l’air, s’il ne les pousse pas aux limites logiques de leur personnalité ou encore, s’il ne les suit pas jusqu’au bout, ses premiers personnages sont pourtant denses et pleins. C’est d’un bistouri sûr qu’il les dissèque, en mettant à nu leur âme, qu’il nous présente sous tous ses aspects. Avec leurs défauts, leurs élans et leurs refoulements, leurs ambitions et leurs faillites, André Laroudan, Edward Wilding, Ly et Dorothé, Julien Pollender et jusqu’aux êtres qui gravitent dans leur orbite ou dont la vie s’est un instant croisée avec la leur, tous sont éminemment attachants. Ce pourrait être la raison qui nous en fait regretter l’effacement ou cette espèce de défiguration qu’ils subissent. On ne retrouvera plus, par exemple, l’intensité qui habite ses premiers personnages, chez ceux qui les remplacent à l’avant-scène. On se demande d’ailleurs pourquoi il en fait intervenir d’autres, alors que ceux-là sont loin d’avoir épuisé leur substance et donné le plein d’eux-mêmes.

Si au moins, il s’était décidé à les supprimer tout simplement et à recommencer à neuf ; mais ils traînent tout au long de sa trilogie (beaucoup moins dans « Les Désirs et les Jours » où ils ne sont qu’occasionnellement évoqués) comme s’ils le hantaient. On dirait qu’il n’est pas maître d’eux ; ils lui forcent en quelque sorte la main. Mais tout en les rappelant, il se refuse à leur laisser jouer le rôle auquel ils se préparaient, auquel les destinait leur attitude initiale. En voulant ainsi les plier à sa volonté, Charbonneau nous les rend méconnaissables. Et l’on atteint le résultat que « Fontile », qui se déroule dans la même petite ville de province qu’a mis en scène « Ils posséderont la terre », nous apparaît comme une pièce de théâtre où, au deuxième acte, les personnages principaux seraient devenus des figurants. Ils sont remplacés par des êtres falots et sans relief, plutôt indifférents au lecteur. La mort d’Armande, qui nous est toujours demeurée lointaine, ne nous émeut pas ; elle est, en somme, un personnage épisodique, alors que Charbonneau s’efforce de centrer l’action sur elle. Tout cela semblerait prouver qu’un personnage de roman, une fois mis au monde, a sa vie propre sur laquelle l’auteur ne peut plus exercer sa complète emprise.

Dans « Les Désirs et les Jours », il s’évade, pourtant, de « Fontile » ; ce troisième roman possède davantage sa vie propre, bien que l’auteur demeure sous l’envoûtement de ses personnages anciens. Mais, si les deux Massénac ou Auguste Prieur sont des êtres remplis de substance, ses personnages féminins ne sont pas mieux réussis que dans « Fontile ». Louise Prieur, notamment, n’est que prétexte à un dénouement, mais un dénouement qui verse dans le conventionnel le plus ordinaire.

Charbonneau possède bien tous les matériaux nécessaires à la construction d’une œuvre d’envergure ; il a des ressources et c’est un écrivain qui manie une langue non dépourvue d’élégance, même si ce résultat n’est acquis qu’à force de travail ; il est doué d’un grand talent de romancier et il est aussi celui dont l’œuvre paraît la plus mûrie. Mais il ne parvient pas à se libérer de certaines forces indéfinissables qui retiennent son élan ; et ces forces semblent bien émaner de ses personnages eux-mêmes qui font parfois figure d’errants, un peu à la manière des six personnages de Pirandello, avec la différence qu’ici, ils errent dans l’imagination de l’auteur qui ne peut se résoudre à les laisser se réaliser.

Sa psychologie est pourtant sérieuse ; il ne pose pas le problème de l’homme sous l’angle où l’a situé un Berthelot Brunet ou encore sous celui où le placeront plus tard un Langevin ou un Élie ; mais si ses personnages ne sont pas ébranlés jusque dans leurs couches les plus profondes, s’ils ne sont atteints d’aucun déséquilibre organique, comme le Mathieu de Françoise Loranger, par exemple, ils offrent un intérêt qui ne se dément pas un instant et qui nous fait précisément regretter de les voir se résorber prématurément. Et quoiqu’on en ait dit, Charbonneau demeure lui-même ; il a su assimiler les influences qu’il a pu subir — Dostoïevski et Mauriac plus particulièrement — pour réaliser une œuvre qui marque fortement les lettres françaises au Canada.

Un autre écrivain, presque en même temps que Charbonneau, avait lui aussi attiré l’attention sur lui : c’est Jacqueline Mabit avec « La Fin de la joie » (1946). On a dit qu’il n’y avait rien de canadien dans l’œuvre de cette jeune femme, épouse de Pierre Baillargeon, sur qui on s’était déjà tout particulièrement rabattu en lui déniant le titre de romancier. Les distinctions que l’on a faites au sujet de Jacqueline Mabit me semblent toutes puériles. Elle a développé, dans ses deux romans parus au Canada, de très belles qualités d’analyste, mises au service d’une langue claire, maîtrisée jusque dans ses moindres nuances. Poétesse par surcroît, elle a laissé libre cours à une inspiration faite de jeunesse et de fraîcheur, surtout dans « Les hommes ont passé » (1947), qui renferme les plus délicieuses descriptions de scènes enfantines qui puissent se rencontrer. Mais son grand roman demeure « La Fin de la Joie » où se trouve décrit avec sobriété et vérité aussi, le drame amoureux même, souvent combien pénible, de l’adolescence studieuse.

Cette fin de la joie que nous présente Jacqueline Mabit, c’est la fin de l’enfance insouciante, avec ses éclats de rire qui sonnent franc comme une résonance de cristal et agacent les adultes qui n’ont plus l’innocence qui en aurait fait saisir toute la grande beauté ; c’est la fin de la joie qui marque le jeune homme et la jeune fille aux prises avec les premiers problèmes de l’adolescence, parmi lesquels l’amour occupe toujours une très large place ; c’est la fin de la grande joie de vivre, dont on ne comprend le tragique que beaucoup plus tard. Que l’amour de Danièle pour Laure soit anormal — car il s’agit bel et bien d’amour — cela importe peu, car Danièle s’est donnée à cet amour innocent avec le même absolu et aussi la même chasteté que renfermerait celui qu’elle aurait porté à un adolescent de son âge. Peu importe d’ailleurs le sujet ; le tout est dans la manière de le traiter pour en extraire l’œuvre d’art que doit être un roman au même titre qu’un tableau, une sculpture, une sonate ou une symphonie ; c’est ce qu’on perd trop souvent de vue dans l’appréciation que l’on donne d’une œuvre littéraire. Et c’est ce qu’a réussi Jacqueline Mabit ; cela devrait nous suffire.

« La Coupe vide » d’Adrienne Choquette est aussi, un peu dans son genre, une fin de la joie. Dans ce roman, passé quasi inaperçu, Madame Choquette affiche pourtant un talent éprouvé de psychologue. Qu’il y ait du conventionnel dans certaines situations, un peu de déploiement théâtral aussi, comme dans la scène de la rencontre des quatre collégiens avec Patricia, ces défauts ne sont pas suffisants pour cacher les réelles qualités de cette œuvre. La romancière réussit à développer un climat atteignant parfois une grande intensité dramatique ; elle conte sans apprêt l’histoire de ces quatre jeunes gens mis soudain en présence d’une femme qui n’est plus l’adolescente pour qui a déjà battu le cœur ; ici, c’est tout l’être qui est ébranlé sans retour, sans rémission, pourrait-on dire ; il est très au point aussi son portrait de cette femme qui n’est pas une femme fatale, qui ne veut pas l’être, mais qui en joue le rôle malgré elle. Madame Choquette sait la retirer à temps ; seule son ombre, son fantôme pour être plus précis, passera dans les dernières pages et de cette présence invisible, elle réussit à faire une présence plus pesante, plus enveloppante, plus obsédante que ne l’aurait été sa présence réelle. « La Coupe vide » est loin d’être un roman banal.

Mais ce n’est pas exactement ce que l’on pourrait appeler un roman d’amour. C’est Charles Hamel, avec « Solitude de la chair », qui nous vaudra ce premier roman où l’amour devient réellement le thème central. On se demande d’ailleurs, à la fin, si la grande amoureuse est Michèle ou Jeanne, la maîtresse ou la femme d’André Laurent ; mais ce doute même est plutôt une qualité qu’un défaut, l’auteur laissant au lecteur le soin de trouver le nœud du problème que pose son livre, dans lequel il affiche non seulement d’excellentes qualités de psychologue, mais aussi un don du détail et du trait précis qui animent les scènes. Ses personnages ne sont pas flous ; ils sont sentis, réels, on les voit vivre ; et cette vie se déroule dans une atmosphère fiévreuse. Il évoque avec beaucoup de succès l’ambiance dans laquelle ils se meuvent, agissent, pensent, s’amusent et souffrent : le vernissage d’une exposition de peinture dans l’arrière boutique d’un libraire est d’une vérité criante, jusque dans les moindres replis de tous les personnages qui l’habillent. Hamel a créé des types authentiques que l’on frôle dans notre ville : types de toutes les villes de tous les pays, intellectuels ratés, intellectuels à la manque et laissés pour compte qui se croient, pourtant, le nombril du monde et jouent au révolutionnaire parce que le jeu est vraiment moins dangereux que l’action ; types d’insatisfaits qui cherchent le bonheur dans les systèmes philosophiques à la mode. Sur tous, il jette une lumière à la fois crue et violente, n’épargnant personne.

Les personnages de « Solitude de la Chair » sont plus que des personnages ; ils sont les témoins d’une lutte de tous les instants pour la liberté. André Laurent, tout particulièrement, incarne le journaliste de chez nous à la recherche d’une formule de vie libérée, mais que les coups du sort abattent avant qu’il n’ait pu réaliser son rêve : cet homme avec ses espoirs déçus, ses espérances irréalisées, à la poursuite d’un idéal de vie sans compromis, nous est sympathique jusque dans ses déchéances, à cause peut-être de ces déchéances qui nous en font davantage sentir le côté humain et le placent plus près de nous par tous ses aspects. Fernand Richer aussi, tellement différent de Laurent, mais poursuivant avec lui le même rêve de liberté qui est celui de tous les hommes dignes de leur nom d’homme, Fernand Richer, tout comme Laurent, se retrouve par moment pantelant, sans force et prêt à tout lâcher. Il est uni à Laurent par cette même passion du métier, ce métier qu’il veut, lui aussi, grand, presque grandiose, parce qu’il est le métier par excellence permettant à l’homme d’exprimer le plus facilement cette liberté, cadeau par excellence que Dieu lui a donné pour affirmer sa royauté. Ce qui cependant le rapproche davantage de Laurent, c’est Michèle, petite femme livresque, qui veut sa part de vie entièrement vécue, mais qui y a bu trop tôt et trop vite et aussi avec trop d’avidité. Elle cherche l’homme, mais elle ne trouve que des hommes. Elle ne parviendra pas, et à cause de cela, peut-être, à s’attacher le seul homme qu’elle ait aimé.

Il y a sans doute, dans le roman d’Hamel, des situations qui gagneraient à être éclaircies, des caractères qui mériteraient d’être approfondis ; cela tient peut-être à la technique dont il se sert et lui fait éclairer tout son monde de l’intérieur, de l’intérieur de trois de ses personnages : Fernand, Michèle, Laurent. Son procédé n’est pas parfait ; il n’est, à mon sens, pleinement réussi que dans le cas de Fernand ; Hamel n’a pas su conserver jusqu’à la fin la vigueur de la première partie et on a nettement l’impression que c’est à travers Fernand qu’il a le mieux transmis son message d’écrivain. Mais le procédé mérite d’être souligné, comme ceux de Richard et surtout de Giroux. Ces romanciers pensent que le roman ne doit pas nécessairement être toujours et sans cesse un monologue de l’auteur ; ils ont voulu montrer qu’une trame de roman peut être éclairée sous plusieurs angles, envisagée dans plus d’une perspective : rien ne s’oppose à ce qu’on la projette dans l’espace de façon à la montrer sous toutes ses faces. La formule plane donne sans doute de très bons résultats, mais elle ne doit pas demeurer exclusive. Le roman ne doit plus demeurer prisonnier de formules rigides.

Avec plus de succès qu’Hamel, André Giroux l’a montré dans « Au delà des visages ». Sa technique, chez nous, offre quelque chose de neuf et de réussi. Il nous présente son héros par réflexion, sans jamais nous le mettre en scène ; il nous en donne, ce que nous appellerions en physique, une suite d’images virtuelles. Il nous le projette sur plusieurs plans tous éclairés par le même événement central : l’assassinat par Jacques Langlet, dans une chambre d’hôtel, d’une fille avec qui il a fait l’amour. C’est du moins le fait brutal retenu par la société qui fut la sienne. Car, même si Langlet n’est pas mort au sens propre du mot, il l’est à toutes fins pratiques ; il est définitivement rayé des cadres de « sa » société et même si le tribunal devait l’acquitter, on n’accepterait plus jamais de le réintégrer. On parle de lui au passé, on s’y intéresse uniquement parce que son crime déroute et appelle des commentaires ; et l’on ne se prive pas d’en faire, curieux de savoir, mais comme on l’est dans la bourgeoisie, avec acharnement et souvent méchanceté.

En même temps que nous découvrons lentement Jacques Langlet, nous rencontrons d’autres êtres qui, en nous livrant chacun un peu de Langlet, se livrent, eux aussi. Et l’on voit surgir toute une société d’hommes et de femmes dont les visages sont des masques et pour qui le mensonge du conformisme social et religieux est la monnaie courante d’échange. Nous ne sommes pas ici en présence d’une caricature, mais d’un portrait le plus fidèle possible d’un monde où la médiocrité est reine et maîtresse, où tous les élans, toutes les ardeurs et la vertu elle-même ne peuvent que se briser les ailes. Ce monde d’où Langlet voulait s’évader parce qu’il s’y sentait étouffer, Giroux le rend au premier chef responsable du terrible genre d’évasion qu’il a choisi. Toutes ces bonnes gens ne sont peut-être pas foncièrement méchancetés ; elles seraient plutôt ce que Péguy trouvait de pire dans la société : elles sont tout simplement « habituées » ; habituées et résignées à un mode de vie que beaucoup trouvent sans doute médiocre et terre à terre, mais contre lequel le respect humain leur ôte la force de se cabrer ou de lutter. Giroux en fait défiler quelques spécimens, croqués avec une vérité souvent cruelle et dont les portraits décèlent un talent de fin observateur.

C’est dans ce marécage que l’on découvrira le drame intime de Jacques Langlet. Il a tué par dégoût de lui-même et de la femme qui fut l’objet de son péché. Giroux réussit à traiter avec un tact consommé un sujet extrêmement délicat et avec le même succès qu’un Julien Green dans « Moira »[2]. On pourrait longuement épiloguer sur cette coïncidence, cette réaction identique chez les personnages de deux romanciers catholiques placés dans des conditions semblables ; il y a, en effet, une foule de façons de réagir au même fait ; mais le comportement de ces deux obsédés de la chair, qu’ont illustrés Giroux et Green, procède des mêmes causes : ils sont l’un et l’autre victimes de l’éducation toute négative qu’ils ont reçue et aussi du milieu dans lequel ils ont vécu, le premier imprégné de jansénisme, le second de puritanisme protestant. Tous deux tuent la femme qu’ils rendent responsable de leur chute dans un geste de désespoir que seule peut expliquer la conception qu’ils se font de Dieu : ils n’ont vu que le Dieu-Justicier et Impitoyable au lieu du Dieu-Amour et Dieu-Bonté dont les pages de l’Évangile sont remplies. La terreur chez eux, qui a remplacé l’amour, les a rendus incapables des grands élans nécessaires à se sortir de l’abîme où ils s’étaient enfoncés.

« Au delà des visages » est une œuvre marquante ; M. Giroux est un écrivain authentique. Sa peinture des milieux que, par euphémisme, on appelle « bien-pensants », nul ne l’a réussie mieux que lui ; il manie l’ironie avec une aisance parfaite, une ironie froide, celle qui fustige sans pitié. On citera en exemple son éditorial du « Bon Combat » qui est un chef-d’œuvre du genre : c’est tellement véridique qu’il ne serait pas étonnant que plusieurs aient pris sa charge pour argent comptant.

Dans « Le Gouffre a toujours soif », Giroux varie sa technique, tout en demeurant le grand peintre d’âmes qu’il s’était révélé dans son précédent roman. Sa psychologie s’affirme même ici plus réaliste, dans l’analyse du cas de Jean Sirois qu’une flamme intérieure consume en même temps que le mine physiquement un cancer au poumon.

Jean Sirois est un faible et un débile, mais un être d’élite que sa faiblesse et sa débilité empêcheront toujours de s’extérioriser. Son chef de bureau, parce qu’il sent confusément que Sirois a compris sa médiocrité, le persécute ; mais cette persécution à laquelle il se livre contre lui, il ne veut pas se l’avouer. Tout comme Sirois, c’est par son monologue intérieur que l’on connaît Poirier. Il raisonne, ergote pour se justifier : des hommes comme Sirois, il faut savoir les remettre à leur place, car sans cela que deviendraient l’autorité et l’ordre ? N’est-ce pas au fond qu’un envieux ? Ne lui a-t-il pas reproché deux augmentations de salaire accordées à un de ses collègues ? Mais il a su lui répondre : « Votre œil est-il mauvais parce que je suis bon ? » Il possède son Évangile, lui, et il peut à l’occasion le citer, ce que Sirois serait probablement bien embarrassé de faire ; des scrupules, il n’a pas à en avoir ; ne se prive-t-il pas de fumer pour obtenir la conversion d’un homme qu’il n’aime pas ? Ces scrupules n’ont donc aucune raison d’être. Il s’avoue peut-être que « sa gueule ne (lui) revient pas » ; cependant, même s’il doit admettre que c’est pour cette raison qu’il lui refuse son augmentation, il demeure que Sirois n’a aucun droit strict à cette augmentation, donc aucune injustice à son égard. Il aurait tort de céder à la sensibilité ; il n’a rien à se reprocher : il va même à la messe avec son gros paroissien à tranches rouges, il fait l’aumône… Alors ? Au diable ce Sirois qui vient troubler sa douce quiétude.

Poirier est un des portraits, dans sa brièveté, les mieux réussis qui soit du Tartuffe moderne. Giroux, en quelques traits, peint avec une assurance de grand maître le type même du pharisien de l’Évangile, aussi vivant, mais infiniment plus répandu qu’il y a vingt siècles. Apparemment épisodique, ce Poirier, que Giroux ne met en scène qu’à intervalles espacés, est continuellement présent dans l’âme de Sirois, jusqu’à son agonie. Il demeure sa terreur jusqu’à la fin ; même après sa mort, il sera là pour le coup de pied de l’âne ; il manifestera son odieuse médiocrité, son inconscience criminelle, quand il ordonnera à son messager d’aller aux funérailles de Sirois à sa place et « surtout de ne pas oublier de donner son nom au reporter ». Par ce seul trait sur lequel il termine son roman, Giroux fait tout entier le procès d’une société où, tout comme dans « Au delà des visages », le principal souci est de sauver la face.

Sirois ne s’est jamais ouvert de l’obsession maladive que Poirier était devenu pour lui. Malade, presque moribond, il se traîne au bureau, hanté qu’il est par la crainte, s’il s’absente, d’être mis à la retraite, comme l’en a menacé Poirier. Il lui a d’ailleurs dit que l’important n’était pas de travailler, mais d’être présent. Il est donc présent dans l’espoir confus, peut-être, de vaincre la patience de son tortionnaire. Mais il succombera ; la flamme interne qui l’anime et qu’entretient l’amour de son enfant, et lui donne, pour cela, toutes les énergies, ne sera pourtant pas assez forte pour le soutenir.

C’est surtout dans l’analyse des états d’âme successifs de Sirois glissant vers la mort, que Giroux se montre un maître. On voit, avec lui, mourir un homme. Il opère en quelque sorte une transposition : les souffrances de Sirois, on les partage, elles nous pénètrent ; on est littéralement plongé dans ce climat de chambre de malade, à l’odeur imprécise d’éther et autres médicaments aux relents moins facilement reconnus. Sa fièvre elle-même, avec ses cauchemars coupés de moments lucides, on la vit littéralement dans ses divers degrés d’intensité. Giroux démêle tous les fils de la complexité organique et psychique du malade ; on palpe son délire pour pénétrer avec lui dans ces mondes où il n’y a plus rien de commun avec notre conception du réel quotidien. Les prières elles-mêmes suivent le mouvement et leurs murmures deviennent, pour le malade, occasions d’évasion vers d’autres univers, absolument subjectifs, mais qui sont, dirions-nous, d’une autre dimension : visions sonores et sans suite qu’il nous semble entrevoir et nous promènent dans une atmosphère sans points d’appui, qui n’a aucune commune mesure avec celle dans laquelle nous sommes accoutumés de vivre.

Toute cette analyse intérieure, Giroux la réussit avec une aisance qui confond ; il a su capter la maladie, lui donner une forme, en un mot, l’incarner pour nous la montrer sous son aspect le plus nu possible. Et il a réalisé, en même temps, un grand roman catholique, évitant les écueils si nombreux sur lesquels se tuent tant d’autres qui prennent pour le summum de l’art l’étalage des bondieuseries les plus stupides. Giroux est peut-être, avec Clément Lockquell, le seul romancier catholique au Canada français à qui l’on puisse donner pleinement et intégralement ce titre. Il ne l’est pas avec la fougue d’un Bernanos, même si, comme lui, il pourfend les « bien-pensants », non plus à la façon tourmentée d’un Mauriac qu’obsède la présence du mal dans le monde. Il serait plus près d’un Julien Green ; mais il l’est à sa manière bien à lui. Ses prêtres n’ont rien d’artificiel ; ils sont vivants, pénétrés du Christ, des personnifications du Christ comme le Christ les a voulus. Prêtres de la bourgeoisie si l’on veut, mais non embourgeoisés. Son Père Étienne (Giroux a-t-il voulu perpétuer et exalter la mémoire de cet admirable prêtre du même nom, autour de la tombe duquel toute une paroisse de Québec est venue pleurer et prier l’année passée ?), son Père Étienne, dis-je, est bien de la trempe de ces prêtres qui prêchent surtout d’exemple et qui, parce qu’ils aiment leur maison, la veulent, comme il le dit lui-même, propre et nette, à l’exemple du Christ s’armant d’un fouet pour nettoyer la sienne.

Dans « Le Gouffre a toujours soif », Giroux a acquis de l’expérience ; son métier s’est affirmé. Il est plus maître de lui-même, maître de ses moyens et de sa matière. Romancier, Giroux possède aussi une belle conscience d’écrivain ; il a le souci du travail bien fait, de l’œuvre polie et ciselée. Dans notre roman d’analyse, il occupe une place de tout premier plan.


  1. L’idée d’un jury féminin pour le roman au Canada français est excellente. Mais pourquoi baptiser le prix qu’il décernera de « Prix Laure Conan ». La place de Laure Conan dans notre roman prend peu à peu sa place exacte qui est loin d’être la première. Si on veut honorer une femme romancière de chez nous, pourquoi ne pas choisir le nom de Germaine Guèvremont ou de Gabrielle Roy, par exemple. On garderait davantage ainsi le sens des proportions.
  2. « Au delà des visages » est antérieur à « Moïra ».