Eugène Renduel (Œuvres complètes de Victor Hugo. Drames, Tome Vp. 19-31).


DISCOURS

PRONONCÉ
PAR M. VICTOR HUGO,
LE 19 DÉCEMBRE 1832,
DEVANT LE TRIBUNAL DU COMMERCE,
Pour contraindre le Théâtre-Français à représenter, et le
gouvernement à laisser représenter
LE ROI S’AMUSE.


Séparateur


« Messieurs, après l’orateur éloquent qui me prête si généreusement l’assistance puissante de sa parole, je n’aurais rien à dire si je ne croyais de mon devoir de ne pas laisser passer sans une protestation solennelle et sévère l’acte hardi et coupable qui a violé tout notre droit public dans ma personne.

» Cette cause, Messieurs, n’est pas une cause ordinaire. Il semble à quelques personnes, au premier aspect, que ce n’est qu’une simple action commerciale, qu’une réclamation d’indemnités pour la non-exécution d’un contrat privé, en un mot, que le procès d’un auteur à un théâtre. Non, Messieurs, c’est plus que cela, c’est le procès d’un citoyen à un gouvernement. Au fond de cette affaire, il y a une pièce défendue par ordre ; or, une pièce défendue par ordre, c’est la censure ; et la Charte abolit la censure ; une pièce défendue par ordre, c’est la confiscation, et la Charte abolit la confiscation. Votre jugement, s’il m’est favorable, et il me semble que je vous ferais injure d’en douter, sera un blâme manifeste, quoique indirect, de la censure et de la confiscation. Vous voyez, Messieurs, combien l’horizon de la cause s’élève et s’élargit. Je plaide ici pour quelque chose de plus haut que mon intérêt propre ; je plaide pour mes droits les plus généraux, pour mon droit de penser et pour mon droit de posséder, c’est-à-dire pour le droit de tous. C’est une cause générale que la mienne, comme c’est une équité absolue que la vôtre. Les petits détails du procès s’effacent devant la question ainsi posée. Je ne suis plus simplement un écrivain, vous n’êtes plus simplement des juges consulaires. Votre conscience est face à face avec la mienne. Sur ce tribunal vous représentez une idée auguste, et moi, à cette barre, j’en représente une autre. Sur votre siège il y a la justice, sur le mien il y a la liberté.

» Or, la justice et la liberté sont faites pour s’entendre. La liberté est juste et la justice est libre.

» Ce n’est pas la première fois, M. Odilon-Barrot vous l’a dit avant moi, Messieurs, que le tribunal du commerce aura été appelé à condamner, sans sortir de sa compétence, les actes arbitraires du pouvoir. Le premier tribunal qui a déclaré illégales les ordonnances du 25 juillet 1830, personne ne l’a oublié, c’est le tribunal du commerce. Vous suivrez, Messieurs, ces mémorables antécédents, et, quoique la question soit bien moindre, vous maintiendrez le droit aujourd’hui, comme vous l’avez maintenu alors ; vous écouterez, je l’espère, avec sympathie, ce que j’ai à vous dire ; vous avertirez par votre sentence le gouvernement qu’il entre dans une voie mauvaise, et qu’il a eu tort de brutaliser l’art et la pensée ; vous me rendrez mon droit et mon bien ; vous flétrirez au front la police et la censure qui sont venues chez moi, de nuit, me voler ma liberté et ma propriété avec effraction de la Charte.

» Et ce que je dis ici, je le dis sans colère ; cette réparation que je vous demande, je la demande avec gravité et modération. À Dieu ne plaise que je gâte la beauté et la bonté de ma cause par des paroles violentes ! Qui a le droit a la force, et qui a la force dédaigne la violence.

» Oui, Messieurs, le droit est de mon côté. L’admirable discussion de M. Odilon-Barrot vous a prouvé victorieusement qu’il n’y a rien dans l’acte ministériel qui a défendu le Roi s’amuse que d’arbitraire, d’illégal et d’inconstitutionnel. En vain essaierait-on de faire revivre pour attribuer la censure au pouvoir une loi de la terreur, une loi qui ordonne en propres termes aux théâtres de jouer trois fois par semaine les tragédies de Brutus et de Guillaume Tell, de ne monter que des pièces républicaines et d’arrêter les représentations de tout ouvrage qui tendrait, je cite textuellement, à dépraver l’esprit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté. Cette loi, Messieurs, les appuis actuels de la royauté nouvelle oseraient-ils bien l’invoquer, et l’invoquer contre le Roi s’amuse ? N’est-elle pas évidemment abrogée dans son texte comme dans son esprit ? Faite pour la terreur, elle est morte avec la terreur. N’en est-il pas de même de tous ces décrets impériaux, d’après lesquels, par exemple, le pouvoir aurait non-seulement le droit de censurer les ouvrages de théâtre, mais encore la faculté d’envoyer, selon son bon plaisir et sans jugement, un acteur en prison ? Est-ce que tout cela existe à l’heure qu’il est ? Est-ce que toute cette législation d’exception et de raccroc n’a pas été solennellement raturée par la Charte de 1830 ? Nous en appelons au serment sérieux du 9 août. La France de juillet n’a à compter ni avec le despotisme conventionnel ni avec le despotisme impérial. La Charte de 1830 ne se laisse bâillonner ni par 1807 ni par 93.

» La liberté de la pensée, dans tous ses modes de publication, par le théâtre comme par la presse, par la chaire comme par la tribune, c’est là, Messieurs, une des principales bases de notre droit public. Sans doute, il faut pour chacun de ces modes de publication une loi organique, une loi répressive et non préventive, une loi de bonne foi, d’accord avec la loi fondamentale, et qui, en laissant toute carrière à la liberté, emprisonne la licence dans une pénalité sévère. Le théâtre en particulier, comme lieu public, nous nous empressons de le déclarer, ne saurait se soustraire à la surveillance légitime de l’autorité municipale. Eh bien ! Messieurs, cette loi sur les théâtres, cette loi plus facile à faire peut-être qu’on ne pense communément, et que chacun de nous, poètes dramatiques, a probablement construite plus d’une fois dans son esprit, cette loi manque, cette loi n’est pas faite. Nos ministres, qui produisent, bon an mal an, soixante-dix à quatre-vingts lois par session, n’ont pas jugé à propos de produire celle-là. Une loi sur les théâtres, cela leur aura paru chose peu urgente. Chose peu urgente en effet, qui n’intéresse que la liberté de la pensée, le progrès de la civilisation, la morale publique, le nom des familles, l’honneur des particuliers, et, à de certains moments, la tranquillité de Paris, c’est-à-dire la tranquillité de la France, c’est-à-dire la tranquillité de l’Europe !

» Cette loi de la liberté des théâtres, qui aurait dû être formulée depuis 1830 dans l’esprit de la nouvelle Charte, cette loi manque, je le répète, et manque par la faute du gouvernement. La législation antérieure est évidemment écroulée, et tous les sophismes dont on replâtrerait sa ruine ne la reconstruiraient pas. Donc, entre une loi qui n’existe plus et une loi qui n’existe pas encore, le pouvoir est sans droit pour arrêter une pièce de théâtre. Je n’insisterai pas sur ce que M. Odilon-Barrot a si souverainement démontré.

» Ici se présente une objection de second ordre que je vais cependant discuter. — La loi manque, il est vrai, dira-t-on ; mais dans l’absence de la législation, le pouvoir doit-il rester complétement désarmé ? Ne peut-il pas apparaître tout à coup sur le théâtre une de ces pièces infâmes, faites évidemment dans un but de marchandise et de scandale, où tout ce qu’il y a de saint, de religieux et de moral dans le cœur de l’homme soit effrontément raillé et moqué, où tout ce qui fait le repos de la famille et la paix de la cité soit remis en question, où même des personnes vivantes soient piloriées sur la scène au milieu des huées de la multitude ? la raison d’état n’imposerait-elle pas au gouvernement le devoir de fermer le théâtre à des ouvrages si monstrueux, malgré le silence de la loi ? — Je ne sais pas, messieurs, s’il a jamais été fait de pareils ouvrages, je ne veux pas le savoir, je ne le crois pas et je ne veux pas le croire, et je n’accepterais en aucune façon la charge de les dénoncer ici ; mais, dans ce cas-là même, je le déclare, tout en déplorant le scandale causé, tout en comprenant que d’autres conseillent au pouvoir d’arrêter sur-le-champ un ouvrage de ce genre, et d’aller ensuite demander aux Chambres un bill d’indemnité, je ne ferais pas, moi, fléchir la rigueur du principe. Je dirais au gouvernement : Voilà les conséquences de votre négligence à présenter une loi aussi pressante que la loi de la liberté théâtrale ! vous êtes dans votre tort, réparez-le, hâtez-vous de demander une législation pénale aux Chambres, et, en attendant, poursuivez le drame coupable avec le code de la presse qui, jusqu’à ce que les lois spéciales soient faites, régit, selon moi, tous les modes de publicité. Je dis, selon moi, car ce n’est ici que mon opinion personnelle. Mon illustre défenseur, je le sais, n’admet qu’avec plus de restriction que moi la liberté des théâtres ; je parle ici, non avec les lumières du jurisconsulte, mais avec le simple bon sens du citoyen ; si je me trompe, qu’on ne prenne acte de mes paroles que contre moi, et non contre mon défenseur. Je le répète, messieurs, je ne ferais pas fléchir la rigueur du principe ; je n’accorderais pas au pouvoir la faculté de confisquer la liberté dans un cas même légitime en apparence, de peur qu’il n’en vînt un jour à la confisquer dans tous les cas ; je penserais que réprimer le scandale par l’arbitraire, c’est faire deux scandales au lieu d’un ; et je dirais avec un homme éloquent et grave, qui doit gémir aujourd’hui de la façon dont ses disciples appliquent ses doctrines : Il n’y a pas de droit au-dessus du droit.

» Or, messieurs, si un pareil abus de pouvoir, tombant même sur une œuvre de licence, d’effronterie et de diffamation, serait déjà inexcusable, combien ne l’est-il pas davantage et que ne doit-on pas dire quand il tombe sur un ouvrage d’art pur, quand il s’en va choisir pour la proscrire, à travers toutes les pièces qui ont été données depuis deux ans, précisément une composition sérieuse, austère et morale ! C’est pourtant là ce que le gauche pouvoir qui nous administre a fait en arrêtant le Roi s’amuse. M. Odilon-Barrot vous a prouvé qu’il avait agi sans droit : je vous prouve, moi, qu’il a agi sans raison.

» Les motifs que les familiers de la police ont murmurés pendant quelques jours autour de nous, pour expliquer la prohibition de cette pièce, sont de trois espèces : il y a la raison morale, la raison politique, et, il faut bien le dire aussi, quoique cela soit risible, la raison littéraire. Virgile raconte qu’il entrait plusieurs ingrédients dans les foudres que Vulcain fabriquait pour Jupiter. Le petit foudre ministériel qui a frappé ma pièce, et que la censure avait forgé pour la police, est fait avec trois mauvaises raisons tordues ensemble, mêlées et amalgamées, tres imbris torti radios. Examinons-les l’une après l’autre.

» Il y a d’abord, ou plutôt il y avait, la raison morale. Oui, messieurs, je l’affirme, parce que cela est incroyable, la police a prétendu d’abord que le Roi s’amuse était, je cite l’expression, une pièce immorale. J’ai déjà imposé silence à la police sur ce point. Elle s’est tue, et elle a bien fait. En publiant le Roi s’amuse, j’ai déclaré hautement, non pour la police, mais pour les hommes honorables qui veulent bien me lire, que ce drame était profondément moral et sévère. Personne ne m’a démenti, et personne ne me démentira, j’en ai l’intime conviction au fond de ma conscience d’honnête homme. Toutes les préventions que la police avait un moment réussi à soulever contre la moralité de cette œuvre sont évanouies à l’heure où je parle. Quatre mille exemplaires du livre, répandus dans le public, ont plaidé ce procès chacun de leur côté, et ces quatre mille avocats ont gagné ma cause. Dans une pareille matière, d’ailleurs, mon affirmation suffisait. Je ne rentrerai donc pas dans une discussion superflue. Seulement, pour l’avenir comme pour le passé, que la police sache une fois pour toutes que je ne fais pas de pièces immorales. Qu’elle se le tienne pour dit. Je n’y reviendrai plus.

» Après la raison morale, il y a la raison politique. Ici, messieurs, comme je ne pourrais que répéter les mêmes idées en d’autres termes, permettez-moi de vous citer une page de la préface que j’ai attachée au drame[1].

» Ces ménagements que je me suis engagé à garder, je les garderai, messieurs. Les hautes personnes intéressées à ce que cette discussion reste digne et décente n’ont rien à craindre de moi. Je suis sans colère et sans haine. Seulement, que la police ait donné à l’un de mes vers un sens qu’il n’a pas, qu’il n’a jamais eu dans ma pensée, je déclare que cela est insolent, et que cela n’est pas moins insolent pour le roi que pour le poète. Que la police sache une fois pour toutes que je ne fais pas de pièces à allusions. Qu’elle se tienne encore ceci pour dit. C’est aussi là une chose sur laquelle je ne reviendrai plus.

» Après la raison morale et la raison politique, il y a la raison littéraire. Un gouvernement arrêtant une pièce pour des raisons littéraires, ceci est étrange, et ceci n’est pourtant pas sans réalité. Souvenez-vous, si toutefois cela vaut la peine qu’on s’en souvienne, qu’en 1829, à l’époque où les premiers ouvrages dits romantiques apparaissaient sur le théâtre, vers le moment où la Comédie-Française recevait Marion de Lorme, une pétition, signée par sept personnes, fut présentée au roi Charles X pour obtenir que le Théâtre-Français fût fermé tout bonnement, et de par le roi, aux ouvrages de ce qu’on appelait la nouvelle école. Charles X se prit à rire, et répondit spirituellement, qu’en matière littéraire, il n’avait, comme nous tous, que sa place au parterre. La pétition expira sous le ridicule. Eh bien ! messieurs, aujourd’hui plusieurs des signataires de cette pétition sont députés, députés influents de la majorité, ayant part au pouvoir et votant le budget. Ce qu’ils pétitionnaient timidement en 1829, ils ont pu, tout-puissants qu’ils sont, le faire en 1832. La notoriété publique raconte en effet que ce sont eux qui, le lendemain de la première représentation, ont abordé le ministre à la chambre des députés, et ont obtenu de lui, sous tous les prétextes moraux et politiques possibles, que le Roi s’amuse fût arrêté. Le ministre, homme ingénu, innocent et candide, a bravement pris le change ; il n’a pas su démêler sous toutes ces enveloppes l’animosité directe et personnelle ; il a cru faire de la proscription politique, j’en suis fâché pour lui, on lui a fait faire de la proscription littéraire. Je n’insisterai pas davantage là-dessus. C’est une règle pour moi de m’abstenir des personnalités et des noms propres pris en mauvaise part, même quand il y aurait lieu à de justes représailles. D’ailleurs cette toute petite manigance littéraire m’inspire infiniment moins de colère que de pitié. Cela est curieux, voilà tout. Le gouvernement prêtant main-forte à l’Académie en 1832 ! Aristote redevenu loi de l’état ! une imperceptible contre-révolution littéraire manœuvrant à fleur d’eau au milieu de nos grandes révolutions politiques ! des députés qui ont déposé Charles X travaillant dans un petit coin à restaurer Boileau ! quelle pauvreté !

» Ainsi, messieurs, en admettant pour un instant, ce qui est si invinciblement contesté par nous, que le ministère ait eu le droit d’arrêter le Roi s’amuse, il n’a pas une raison raisonnable à alléguer pour l’avoir fait. Raisons morales, nulles ; raisons politiques, inadmissibles ; raisons littéraires, ridicules. Mais y a-t-il donc quelques raisons personnelles ? Suis-je un de ces hommes qui vivent de diffamation et de désordre, un de ces hommes chez lesquels l’intention mauvaise peut toujours être présupposée, un de ces hommes qu’on peut prendre à toute heure en flagrant délit de scandale, un de ces hommes enfin contre lesquels la société se défend comme elle peut ? Messieurs, l’arbitraire n’est permis contre personne, pas même contre ces hommes-là, s’il en existe. Assurément je ne descendrai pas à vous prouver que je ne suis pas de ces hommes-là. Il est des idées que je ne laisse pas approcher de moi. Seulement j’affirme que le pouvoir a eu tort de venir se heurter à celui qui vous parle en ce moment, et je vous demande la permission, sans entrer dans une apologie inutile, et que nul n’a droit de me demander, de vous redire ici ce que je disais il y a peu de jours au public[2].

» Messieurs, je me résume. En arrêtant ma pièce, le ministre n’a, d’une part, pas un texte de loi valide à citer : d’autre part, pas une raison valable à donner. Cette mesure a deux aspects également mauvais : selon la loi elle est arbitraire, selon le raisonnement elle est absurde. Que peut-il donc alléguer dans cette affaire le pouvoir, qui n’a pour lui ni la raison ni le droit ? Son caprice, sa fantaisie, sa volonté, c’est-à-dire rien.

» Vous ferez justice, messieurs, de cette volonté, de cette fantaisie, de ce caprice. Votre jugement, en me donnant gain de cause, apprendra au pays, dans cette affaire, qui est petite, comme dans celle des ordonnances de Juillet, qui était grande, qu’il n’y a en France d’autre force majeure que celle de la loi, et qu’il y a au fond de ce procès un ordre illégal que le ministre a eu tort de donner, et que le théâtre a eu tort d’exécuter.

» Votre jugement apprendra au pouvoir que ses amis eux-mêmes le blâment loyalement dans cette occasion, que le droit de tout citoyen est sacré pour tout ministre, qu’une fois les conditions d’ordre et de sûreté générale remplies, le théâtre doit être respecté comme une des voix avec lesquelles parle la pensée publique, et qu’enfin, que ce soit la presse, la tribune ou le théâtre, aucun des soupiraux par où s’échappe la liberté de l’intelligence ne peut être fermé sans péril. Je m’adresse à vous avec une foi profonde dans l’excellence de ma cause. Je ne craindrai jamais, dans de pareilles occasions, de prendre un ministère corps à corps ; et les tribunaux sont les juges naturels de ces honorables duels du bon droit contre l’arbitraire ; duels moins inégaux qu’on ne pense, car, s’il y a d’un côté tout un gouvernement, et de l’autre rien qu’un simple citoyen, ce simple citoyen est bien fort quand il peut traîner à votre barre un acte illégal, tout honteux d’être ainsi exposé au grand jour, et le souffleter publiquement devant vous, comme je le fais, avec quatre articles de la Charte.

» Je ne me dissimule pas cependant que l’heure où nous sommes ne ressemble plus à ces dernières années de la Restauration où la résistance aux empiétements du gouvernement était si applaudie, si encouragée, si populaire. Les idées d’immobilité et de pouvoir ont momentanément plus de faveur que les idées de progrès et d’affranchissement. C’est une réaction naturelle après cette brusque reprise de toutes nos libertés au pas de course, qu’on a appelée la Révolution de 1830. Mais cette réaction durera peu. Nos ministres seront étonnés un jour de la mémoire implacable avec laquelle les hommes mêmes qui composent à cette heure leur majorité leur rappelleront tous les griefs qu’on a l’air d’oublier si vite aujourd’hui. D’ailleurs, que ce jour vienne tard ou bientôt, cela ne m’importe guère. Dans cette circonstance, je ne cherche pas plus l’applaudissement que je ne crains l’invective ; je n’ai suivi que le conseil austère de mon droit et de mon devoir.

» Je dois le dire ici, j’ai de fortes raisons de croire que le gouvernement profitera de cet engourdissement passager de l’esprit public pour rétablir formellement la censure, et que mon affaire n’est autre chose qu’un prélude, qu’une préparation, qu’un acheminement à une mise hors la loi générale de toutes les libertés du théâtre. En ne faisant pas de loi répressive, en laissant exprès déborder depuis deux ans la licence sur la scène, le gouvernement s’imagine avoir créé dans l’opinion des hommes honnêtes, que cette licence peut révolter, un préjugé favorable à la censure dramatique. Mon avis est qu’il se trompe, et que jamais la censure ne sera en France autre chose qu’une illégalité impopulaire. Quant à moi, que la censure des théâtres soit rétablie par une ordonnance qui serait illégale, ou par une loi qui serait inconstitutionnelle, je déclare que je ne m’y soumettrai jamais que comme on se soumet à un pouvoir de fait, en protestant, et cette protestation, messieurs, je la fais ici solennellement, et pour le présent et pour l’avenir.

» Et observez d’ailleurs comme, dans cette série d’actes arbitraires qui se succèdent depuis quelque temps, le gouvernement manque de grandeur, de franchise et de courage. Cet édifice, beau, quoique incomplet, qu’avait improvisé la Révolution de juillet, il le mine lentement, souterrainement, sourdement, obliquement, tortueusement. Il nous prend toujours en traître, par derrière, au moment où l’on ne s’y attend pas. Il n’ose pas censurer ma pièce avant la représentation, il l’arrête le lendemain. Il nous conteste nos franchises les plus essentielles ; il nous chicane nos facultés les mieux acquises ; il échafaude son arbitraire sur un tas de vieilles lois vermoulues et abrogées ; il s’embusque, pour nous dérober nos droits, dans cette forêt de Bondi des décrets impériaux, à travers lesquels la liberté ne passe jamais sans être dévalisée.

» Je dois vous faire remarquer ici, en passant, messieurs, que je n’entends franchir dans mon langage aucune des convenances parlementaires. Il importe à ma loyauté qu’on sache bien quelle est la portée précise de mes paroles quand j’attaque le gouvernement dont un membre actuel a dit : Le roi règne et ne gouverne pas. Il n’y a pas d’arrière pensée dans ma polémique. Le jour où je croirai devoir me plaindre d’une personne couronnée, je lui adresserai ma plainte à elle-même, je la regarderai en face, et je lui dirai : Sire ! En attendant, c’est à ses conseillers que j’en veux : c’est sur les ministres seulement que tombe ma parole, quoique cela puisse sembler singulier dans un temps où les ministres sont inviolables et les rois responsables.

» Je reprends, et je dis que le gouvernement nous retire petit à petit tout ce que nos quarante ans de révolutions nous avaient acquis de droits et de franchises. Je dis que c’est à la probité des tribunaux de l’arrêter dans cette voie fatale pour lui comme pour nous. Je dis que le pouvoir actuel manque particulièrement de grandeur et de courage dans la manière mesquine dont il fait cette opération hasardeuse que chaque gouvernement, par un aveuglement étrange, tente à son tour, et qui consiste à substituer plus ou moins rapidement l’arbitraire à la constitution, le despotisme à la liberté.

» Bonaparte, quand il fut consul et quand il fut empereur, voulut aussi le despotisme. Mais il fit autrement. Il y entra de front et de plain-pied. Il n’employa aucune des misérables petites précautions avec lesquelles on escamote aujourd’hui une à une toutes nos libertés, les aînées comme les cadettes, celles de 1830 comme celles de 1789. Napoléon ne fut ni sournois ni hypocrite. Napoléon ne nous filouta pas nos droits l’un après l’autre à la faveur de notre assoupissement, comme on fait maintenant. Napoléon prit tout, à la fois, d’un seul coup et d’une seule main. Le lion n’a pas les mœurs du renard.

» Alors, messieurs, c’était grand ! L’empire, comme gouvernement et comme administration, fut assurément une époque d’intolérable tyrannie ; mais souvenons-nous que notre liberté nous fut largement payée en gloire. La France d’alors avait, comme Rome sous César, une attitude tout à la fois soumise et superbe. Ce n’était pas la France comme nous la voulons, la France libre, la France souveraine d’elle-même, c’était la France esclave d’un homme et maîtresse du monde.

» Alors on nous prenait notre liberté, c’est vrai ; mais on nous donnait un bien sublime spectacle. On disait : Tel jour, à telle heure, j’entrerai dans telle capitale ; et l’on y entrait au jour dit et à l’heure dite. On faisait se coudoyer toutes sortes de rois dans ses antichambres. On détrônait une dynastie avec un décret du Moniteur. Si l’on avait la fantaisie d’une colonne, on en faisait fournir le bronze par l’empereur d’Autriche. On réglait un peu arbitrairement, je l’avoue, le sort des comédiens français, mais on datait le règlement de Moskou. On nous prenait toutes nos libertés, dis-je, on avait un bureau de censure, on mettait nos livres au pilon, on rayait nos pièces de l’affiche ; mais, à toutes nos plaintes, on pouvait faire d’un seul mot des réponses magnifiques, on pouvait nous répondre : Marengo ! Iéna ! Austerlitz !

» Alors, je le répète, c’était grand ; aujourd’hui, c’est petit. Nous marchons à l’arbitraire comme alors, mais nous ne sommes pas des colosses. Notre gouvernement n’est pas de ceux qui peuvent consoler une grande nation de la perte de sa liberté. En fait d’art, nous déformons les Tuileries ; en fait de gloire, nous laissons périr la Pologne. Cela n’empêche pas nos petits hommes d’état de traiter la liberté comme s’ils étaient taillés en despotes ; de mettre la France sous leurs pieds, comme s’ils avaient des épaules à porter le monde. Pour peu que cela continue encore quelque temps, pour peu que les lois proposées soient adoptées, la confiscation de tous nos droits sera complète. Aujourd’hui on me fait prendre ma liberté de poète par un censeur, demain on me fera prendre ma liberté de citoyen par un gendarme ; aujourd’hui on me bannit du théâtre, demain on me bannira du pays ; aujourd’hui on me bâillonne, demain on me déportera ; aujourd’hui l’état de siège est dans la littérature, demain il sera dans la cité. De liberté, de garanties, de Charte, de droit public, plus un mot. Néant. Si le gouvernement, mieux conseillé par ses propres intérêts, ne s’arrête sur cette pente pendant qu’il en est temps encore, avant peu nous aurons tout le despotisme de 1807, moins la gloire. Nous aurons l’empire, sans l’empereur.

» Je n’ai plus que quatre mots à dire, messieurs, et je désire qu’ils soient présents à votre esprit au moment où vous délibérerez. Il n’y a eu dans ce siècle qu’un grand homme, Napoléon, et une grande chose, la liberté. Nous n’avons plus le grand homme, tâchons d’avoir la grande chose. »



  1. Voir la préface, pages 11, 12 et 13.
  2. Voir la préface, pages 10 et 11.