Eugène Renduel (Œuvres complètes de Victor Hugo. Drames, Tome Vp. 121-152).
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III

LE ROI.


PERSONNAGES.


FRANÇOIS PREMIER.
TRIBOULET.
BLANCHE.
M. DE SAINT-VALIER.
CLÉMENT MAROT.
M. DE PIENNE.
M. DE GORDES.
M. DE PARDAILLAN.
M. DE MONTCHENU.
M. DE COSSÉ.

PAGES ET GENTILSHOMMES.


ACTE III.


L’antichambre du roi, au louvre. — Dorures, ciselures, meubles, tapisseries dans le goût de la renaissance. — Sur le devant de la scène, une table, un fauteuil et un pliant. — Au fond, une grande porte dorée. — À gauche, la porte de la chambre à coucher du Roi, revêtue d’une portière en tapisserie. À droite, un dressoir chargé de vaisselle d’or et d’émaux. — la porte du fond s’ouvre sur un mail.


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Scène I.


LES GENTILSHOMMES.
M. de Gordes.

Maintenant, arrangeons la fin de l’aventure.

M. de Pardaillan.

Il faut que Triboulet s’intrigue, se torture,
Et ne devine pas que sa belle est ici !

M. de Cossé.

Qu’il cherche sa maîtresse, oui, c’est fort bien ! mais si
Les portiers cette nuit nous ont vus l’introduire ?

M. de Montchenu.

Tous les huissiers du Louvre ont ordre de lui dire
Qu’ils n’ont point vu de femme entrer céans la nuit ?

M. de Pardaillan.

De plus, un mien laquais, drôle aux ruses instruit,
Pour lui donner le change est allé sur sa porte
Dire aux gens du bouffon que, d’une et d’autre sorte,
Il avait vu traîner à l’hôtel d’Hautefort
Une femme, à minuit, qui se débattait fort.

M. de Cossé, riant.

Bon, l’hôtel d’Hautefort le jette loin du Louvre !

M. de Gordes.

Serrons bien sur ses yeux le bandeau qui les couvre.

Marot.

J’ai ce matin au drôle envoyé ce billet :
Il tire un papier et lit.
« Je viens de t’enlever ta belle, ô Triboulet !
» Je l’emmène, s’il faut t’en donner des nouvelles,
» Hors de France avec moi. »

Tous rient.
M. de Gordes, à Marot.

 » Hors de France avec moi.Signé ?

Marot.

 » Hors de France avec moi. Signé ? Jean de Nivelles !

Les éclats de rire redoublent.
M. de Pardaillan.

Oh ! comme il va chercher !

M. de Cossé.

Oh ! comme il va chercher ! Je jouis de le voir !

M. de Gordes.

Qu’il va, le malheureux, avec son désespoir,
Ses poings crispés, ses dents de colère serrées,
Nous payer en un jour de dettes arriérées !

La porte latérale s’ouvre. Entre le Roi, vêtu d’un magnifique négligé du matin. Il est accompagné de M. de Pienne. Tous les courtisans se rangent et se découvrent. Le Roi et M. de Pienne rient aux éclats.
Le Roi, désignant la porte du fond.

Elle est là ?

M. de Pienne.

Elle est là ? La maîtresse à Triboulet !

Le Roi.

Elle est là ? La maîtresse à Triboulet ! Vraiment !
Dieu ! souffler la maîtresse à mon fou ! c’est charmant !

M. de Pienne.

Sa maîtresse, ou sa femme !

Le Roi, à part.

Sa maîtresse, ou sa femme ! Une femme ! une fille !
Je ne le savais pas si père de famille !

M. de Pienne.

Le roi la veut-il voir ?

Le Roi.

Le Roi la veut-il voir ? Pardieu !

M. de Pienne sort, et revient un moment après soutenant Blanche, voilée et toute chancelante. Le roi s’assied nonchalamment dans son fauteuil.
M. de Pienne, à Blanche.

Le Roi la veut-il voir ? Pardieu ! Ma belle, entrez.
Vous tremblerez après tant que vous le voudrez.
Vous êtes près du Roi.

Blanche, toujours voilée.

Vous êtes près du Roi.C’est le Roi ! ce jeune homme !

Elle court se jeter aux pieds du Roi.
À la voix de Blanche, le Roi tressaille et fait signe à tous de sortir.



Scène II.


LE ROI, BLANCHE.
Le Roi, resté seul avec Blanche, soulève le voile qui la cache.


Le Roi.

Blanche !

Blanche.

Blanche ! Gaucher Mahiet ! ciel !

Le Roi, éclatant de rire.

Blanche ! Gaucher Mahiet ! ciel ! Foi de gentilhomme,
Méprise ou fait exprès, je suis ravi du tour.
Vive Dieu ! ma beauté, ma Blanche, mon amour,
Viens dans mes bras !

Blanche, reculant.

Viens dans mes bras ! Le Roi ! le Roi ! Laissez-moi, sire, —
Mon Dieu ! je ne sais plus comment parler ni dire… —
Monsieur Gaucher Mahiet… — Non, vous êtes le Roi. —
Retombant à genoux.
Oh ! qui que vous soyez, ayez pitié de moi.

Le Roi.

Avoir pitié de toi, Blanche ! moi qui t’adore !
Ce que Gaucher disait, François le dit encore.
Tu m’aimes et je t’aime, et nous sommes heureux !
Être roi ne saurait gâter un amoureux.
Enfant ! tu me croyais bourgeois, clerc, moins peut-être.
Parce que le hasard m’a fait un peu mieux naître,
Parce que je suis roi, ce n’est pas un motif
De me prendre en horreur subitement tout vif !
Je n’ai pas le bonheur d’être un manant, qu’importe !

Blanche, à part.

Comme il rit ! ô mon Dieu, je voudrais être morte !

Le Roi, souriant et riant plus encore.

Oh ! les fêtes, les jeux, les danses, les tournois,
Les doux propos d’amour le soir au fond des bois,
Cent plaisirs que la nuit couvrira de son aile ;
Voilà ton avenir auquel le mien se mêle !
Oh ! soyons deux amants, deux heureux, deux époux !
Il faut un jour vieillir, et la vie, entre nous,
Cette étoffe, où, malgré les ans qui la morcèlent,
Quelques instants d’amour par places étincellent,
N’est qu’un triste haillon sans ces paillettes-là !
Blanche, j’ai réfléchi souvent à tout cela,
Et voici la sagesse : honorons Dieu le père,
Aimons et jouissons, et faisons bonne chère !

Blanche, atterrée et reculant.

Ô mes illusions ! qu’il est peu ressemblant !

Le Roi.

Quoi ! me croyais-tu donc un amoureux tremblant,
Un cuistre, un de ces fous lugubres et sans flammes,
Qui pensent qu’il suffit, pour que toutes les femmes
Et tous les cœurs charmés se rendent devant eux,
De pousser des soupirs avec un air piteux !

Blanche, le repoussant.

Laissez-moi ! — malheureuse !

Le Roi.

Laissez-moi ! — malheureuse ! Oh ! sais-tu qui nous sommes ?
La France, un peuple entier, quinze millions d’hommes,
Richesse, honneurs, plaisirs, pouvoir sans frein ni loi,
Tout est pour moi, tout est à moi, je suis le roi !
Eh bien ! du souverain tu seras souveraine.
Blanche, je suis le roi ; toi, tu seras la reine !

Blanche.

La reine ! et votre femme !

Le Roi, riant.

La reine ! et votre femme ! Innocence ! ô vertu !
Ah ! ma femme n’est pas ma maîtresse, vois-tu ?

Blanche.

Votre maîtresse ! oh ! non ! quelle honte !

Le Roi.

Votre maîtresse ! oh ! non ! quelle honte ! La fière !

Blanche.

Je ne suis pas à vous, non, je suis à mon père !

Le Roi.

Ton père ! mon bouffon ! mon fou ! mon Triboulet !
Ton père ! il est à moi ! j’en fais ce qu’il me plaît !
Il veut ce que je veux !

Blanche, pleurant amèrement et la tête dans ses mains.

Il veut ce que je veux ! Ô Dieu ! mon pauvre père !
Quoi ! tout est donc à vous !

Elle sanglote. Il se jette à ses pieds pour la consoler.
Le Roi, avec un accent attendri.

Quoi ! tout est donc à vous ! Blanche ! oh ! tu m’es bien chère !
Blanche, ne pleure plus ! Viens sur mon cœur.

Blanche, résistant.

Blanche, ne pleure plus ! Viens sur mon cœur.Jamais !

Le Roi, tendrement.

Tu ne m’as pas encor redit que tu m’aimais.

Blanche.

Oh ! c’est fini !

Le Roi.

Oh ! c’est fini ! Je t’ai, sans le vouloir, blessée.
Ne sanglote donc pas comme une délaissée.
Oh ! plutôt que de faire ainsi pleurer tes yeux,

J’aimerais mieux mourir, Blanche ! j’aimerais mieux
Passer dans mon royaume et dans ma seigneurie
Pour un roi sans courage et sans chevalerie !
Un roi qui fait pleurer une femme ! ô mon Dieu !
Lâcheté !

Blanche, égarée et sanglotant.

Lâcheté ! N’est-ce pas, tout ceci n’est qu’un jeu ?
Si vous êtes le roi, j’ai mon père. Il me pleure.
Faites-moi ramener près de lui. Je demeure
Devant l’hôtel Cossé. Mais vous le savez bien.
Oh ! qui donc êtes-vous ? je n’y comprends plus rien.
Comme ils m’ont emportée avec des cris de fête !
Tout ceci comme un rêve est brouillé dans ma tête !
Pleurant.
Je ne sais même plus, vous que j’ai cru si doux,
Si je vous aime encor !

Reculant avec un mouvement d’horreur.

Si je vous aime encor ! Vous roi ! — J’ai peur de vous !

Le Roi, cherchant à la prendre dans ses bras.

Je vous fais peur, méchante !

Blanche, le repoussant.

Je vous fais peur, méchante ! Oh ! laissez-moi !

Le Roi, la serrant de plus près.

Je vous fais peur, méchante ! Oh ! laissez-moi ! Qu’entends-je ?
Un baiser de pardon !

Blanche, se débattant.

Un baiser de pardon ! Non !

Le Roi, riant, à part.

Un baiser de pardon ! Non ! Quelle fille étrange !

Blanche, s’échappant de ses bras.

Laissez-moi ! — Cette porte !…

Elle aperçoit la porte de la chambre du roi ouverte, s’y précipite, et la referme violemment sur elle.
Le Roi, prenant une petite clef d’or à sa ceinture.

Laissez-moi ! — Cette porte !…Oh ! j’ai la clef sur moi.

Il ouvre la porte, la pousse vivement, entre, et la referme sur lui.
Marot, en observation à la porte du fond depuis quelques instants. Il rit.

Elle se réfugie en la chambre du roi !
Ô la pauvre petite !

Appelant monsieur de Gordes.

Ô la pauvre petite ! Hé ! comte !



Scène III.


MAROT, puis LES GENTILSHOMMES, ensuite TRIBOULET.
M. de Gordes, à Marot.

Ô la pauvre petite ! Hé ! comte.Est-ce qu’on rentre ?

Marot.

Le lion a traîné la brebis dans son antre.

M. de Pardaillan, sautant de joie.

Oh ! pauvre Triboulet !

M. de Pienne, qui est resté à la porte, et qui a les yeux fixés vers le dehors.

Oh ! pauvre Triboulet ! Chut ! le voici !

M. de Gordes, bas aux seigneurs.

Oh ! pauvre Triboulet ! Chut ! le voici ! Tout doux !
Çà, n’ayons l’air de rien et tenons-nous bien tous.

Marot.

Messieurs, je suis le seul qu’il puisse reconnaître.
Il n’a parlé qu’à moi.

M. de Pienne.

Il n’a parlé qu’à moi.Ne faisons rien paraître.

Entre Triboulet. Rien ne paraît changé en lui. Il a le costume et l’air indifférent du bouffon. Seulement il est très-pâle.
M. de Pienne, ayant l’air de poursuivre une conversation commencée et faisant des yeux aux plus jeunes gentilshommes qui compriment des rires étouffés en voyant Triboulet.

Oui, messieurs, c’est alors, — hé ! bonjour, Triboulet ! —
Qu’on fit cette chanson en forme de couplet :

Il chante :
Quand Bourbon vit Marseille,
Il a dit à ses gens :
Vrai Dieu ! quel capitaine
Trouverons-nous dedans ?

Triboulet, continuant la chanson.

Au mont de la Coulombe
Le passage est étroit,
Montèrent tous ensemble
En soufflant à leurs doigts,

Rires et applaudissements ironiques.
Tous.

Parfait !

Triboulet, qui s’est avancé lentement jusque sur le devant du théâtre, à part.

Parfait ! Où peut-elle être ?

Il se remet à fredonner.

Montèrent tous ensemble
En soufflant à leurs doigts.

M. de Gordes, applaudissant.

Parfait ! Où peut-elle être ? Ah ! Triboulet, bravo !

Triboulet, examinant tous ces visages qui rient autour de lui.

À part.
Ils ont tous fait le coup, c’est sûr !

M. de Cossé, frappant sur l’épaule de Triboulet, avec un gros rire.

Ils ont tous fait le coup, c’est sûr ! Quoi de nouveau ?
Bouffon !

Triboulet, aux autres, montrant M. de Cossé.

Bouffon ? Ce gentilhomme est lugubre à voir rire.
Contrefaisant M. de Cossé.
— Quoi de nouveau, bouffon ?

M. de Cossé, riant toujours.

Quoi de nouveau, bouffon ? Oui, que viens-tu nous dire ?

Triboulet, le regardant de la tête aux pieds.

Que si vous vous mettez à faire le charmant,
Vous allez devenir encor plus assommant !

Pendant toute la première partie de la scène, Triboulet a l’air de chercher, d’examiner, de fureter. Le plus souvent, son regard seul indique cette préoccupation. Quelquefois, quand il croit qu’on n’a pas l’œil sur lui, il déplace un meuble, il tourne le bouton d’une porte pour voir si elle est fermée. Du reste, il cause avec tous comme à son habitude, d’une manière railleuse, insouciante et dégagée. Les gentilshommes, de leur côté, ricanent entre eux et se font des signes, tout en parlant de choses et d’autres.
Triboulet, jetant un regard de côté.

À part.
Où l’ont-ils cachée ? — Oh ! si je la leur demande,
Ils se riront de moi !

Accostant Marot d’un air riant.

Ils se riront de moi ! Marot, ma joie est grande
Que tu ne te sois pas cette nuit enrhumé.

Marot, jouant la surprise.

Cette nuit ?

Triboulet, clignant de l’œil d’un air d’intelligence.

Cette nuit ? Un bon tour, et dont je suis charmé !

Marot.

Quel tour ?

Triboulet, hochant la tête.

Quel tour ? Oui !

Marot, d’un air candide.

Quel tour ? Oui ! Je me suis, pour toutes aventures,
Le couvre-feu sonnant, mis sous mes couvertures,
Et le soleil brillait quand je me suis levé.

Triboulet.

Ah ! tu n’es pas sorti cette nuit ? J’ai rêvé !

Il aperçoit un mouchoir sur la table et se jette dessus.
M. de Pardaillan, bas à M. de Pienne.

Tiens, duc, de mon mouchoir il regarde la lettre.

Triboulet, laissant tomber le mouchoir.

À part.
Non, ce n’est pas le sien !

M. de Pienne, à quelques jeunes gens qui rient au fond.

Non, ce n’est pas le sien ! Messieurs !…

Triboulet, à part.

Non, ce n’est pas le sien ! Messieurs !…Où peut-elle être ?

M. de Pienne, à M. de Gordes.

Qu’avez-vous donc à rire ainsi ?

M. de Gordes, montrant Marot.

Qu’avez-vous donc à rire ainsi ? Pardieu, c’est lui
Qui nous fait rire !

Triboulet, à part.

Qui nous fait rire ! Ils sont bien joyeux aujourd’hui !

M. de Gordes, à Marot, en riant.

Ne me regarde pas de cet air malhonnête,
Ou je vais te jeter Triboulet à la tête.

Triboulet, à M. de Pienne.

Le roi n’est pas encore éveillé ?

M. de Pienne.

Le Roi n’est pas encore éveillé ? Non, vraiment !

Triboulet.

Se fait-il quelque bruit dans son appartement ?

Il veut approcher de la porte. M. de Pardaillan le retient.
M. de Pardaillan.

Ne va pas réveiller sa majesté !

M. de Gordes, à M. de Pardaillan.

Ne va pas réveiller sa majesté ! Vicomte,
Ce faquin de Marot nous fait un plaisant conte.
Les trois Guy, revenus, ma foi, l’on ne sait d’où,
Ont trouvé l’autre nuit, — qu’en dit ce maître fou ? —
Leurs femmes, toutes trois, avec d’autres…

Marot.

Leurs femmes, toutes trois, avec d’autres…Cachées.

Triboulet.

Les morales du temps se font si relâchées !

M. de Cossé.

Les femmes, c’est si traître !

Triboulet, à M. de Cossé.

Les femmes, c’est si traître ! Oh ! prenez garde !

M. de Cossé.

Les femmes, c’est si traître ! Oh ! prenez garde ! Quoi ?

Triboulet.

Prenez garde, monsieur de Cossé !

M. de Cossé.

Prenez garde, monsieur de Cossé ! Quoi ?

Triboulet.

Prenez garde, monsieur de Cossé ! Quoi ? Je voi
Quelque chose d’affreux qui vous pend à l’oreille.

M. de Cossé.

Quoi donc ?

Triboulet, lui riant au nez.

Quoi donc ? Une aventure absolument pareille !

M. de Cossé, le menaçant avec colère.

Hun !

Triboulet.

Hun ! Messieurs, l’animal est, vraiment, curieux.
Voilà le cri qu’il fait quand il est furieux.
Contrefaisant monsieur de Cossé.
— Hun !

Tous rient. Entre un gentilhomme à la livrée de la reine.
M. de Pienne.

Hun ! Qu’est-ce, Vaudragon ?

Le gentilhomme.

Hun ! Qu’est-ce, Vaudragon ? La reine ma maîtresse
Demande à voir le Roi pour affaire qui presse.

M. de Pienne lui fait signe que la chose est impossible, le gentilhomme insiste.

Madame de Brézé n’est pas chez lui pourtant.

M. de Pienne, avec impatience.

Le Roi n’est pas levé !

Le gentilhomme.

Le Roi n’est pas levé ! Comment, duc ! dans l’instant
Il était avec vous.

M. de Pienne, dont l’humeur redouble, et qui fait au gentilhomme des signes que celui-ci ne comprend pas et que Triboulet observe avec une attention profonde.

Il était avec vous.Le Roi chasse !

Le gentilhomme.

Il était avec vous. Le Roi chasse ! Sans pages
Et sans piqueurs alors ; car tous ses équipages
Sont là.

M. de Pienne, à part.

Sont là.Diable !

Parlant au gentilhomme entre deux yeux et avec colère.

Sont là. Diable ! On vous dit, comprenez-vous ceci ?
Que le Roi ne peut voir personne !

Triboulet, éclatant et d’une voix de tonnerre.

Que le Roi ne peut voir personne ! Elle est ici !
Elle est avec le Roi !

Étonnement dans les gentilshommes.
M. de Gordes.

Elle est avec le Roi ! Qu’a-t-il donc ? il délire !
Elle !

Triboulet.

Elle ! Oh ! vous savez bien, messieurs, qui je veux dire !
Ce n’est pas une affaire à me dire : va-t’en !
— La femme qu’à vous tous, Cossé, Pienne et Satan,
Brion, Montmorency !… la femme désolée
Que vous avez hier dans ma maison volée,
— Monsieur de Pardaillan, vous en étiez aussi ! —
Oh ! je la reprendrai, messieurs ! — Elle est ici !

M. de Pienne, riant.

Triboulet a perdu sa maîtresse ! — gentille
Ou laide, qu’il la cherche ailleurs.

Triboulet, effrayant.

Ou laide, qu’il la cherche ailleurs.Je veux ma fille !

Tous.

Sa fille !

Mouvement de surprise.
Triboulet, croisant les bras.

Sa fille ! C’est ma fille ! — Oui, riez maintenant !

Ah ! vous restez muets ! vous trouvez surprenant
Que ce bouffon soit père et qu’il ait une fille ?
Les loups et les seigneurs n’ont-ils pas leur famille ?
Ne puis-je avoir aussi la mienne ! allons ! assez !
D’une voix terrible.
Que si vous plaisantiez, c’est charmant, finissez !
Ma fille, je la veux, voyez-vous ! — Oui, l’on cause,
On chuchote, on se parle en riant de la chose.
Moi, je n’ai pas besoin de votre air triomphant.
Messeigneurs ! je vous dis qu’il me faut mon enfant !
Il se jette sur la porte du roi.
Elle est là !

Tous les gentilshommes se placent devant la porte, et l’empêchent.
Marot.

Elle est là ! Sa folie en furie est tournée.

Triboulet, reculant avec désespoir.

Courtisans ! courtisans ! démons ! race damnée !
C’est donc vrai qu’ils m’ont pris ma fille, ces bandits !
— Une femme à leurs yeux, ce n’est rien, je vous dis !
Quand le roi, par bonheur, est un roi de débauches,
Les femmes des seigneurs, lorsqu’ils ne sont pas gauches,
Les servent fort. — L’honneur d’une vierge, pour eux,
C’est un luxe inutile, un trésor onéreux.
Une femme est un champ qui rapporte, une ferme
Dont le royal loyer se paye à chaque terme.
Ce sont mille faveurs pleuvant on ne sait d’où,
C’est un gouvernement, un collier sur le cou,

Un tas d’accroissements que sans cesse on augmente !
Les regardant tous en face.
— En est-il parmi vous un seul qui me démente ?
N’est-ce pas que c’est vrai, messeigneurs ? — En effet,
Il va de l’un à l’autre.
Vous lui vendriez tous, si ce n’est déjà fait,
Pour un nom, pour un titre, ou toute autre chimère,
À M. de Brion.
Toi, ta femme, Brion !
Toi, ta femme ! À monsieur de Gordes.
Toi, ta femme, Brion ! Toi, ta sœur !
Toi, ta femme, Brion ! Toi, taAu jeune page Pardaillan.
Toi, ta femme, Brion ! Toi, ta sœur ! Toi, ta mère !


Un page se verse un verre de vin au buffet, et se met à boire en fredonnant :

Quand Bourbon vit Marseille,
Il a dit à ses gens :
Vrai Dieu ! quel capitaine…

Triboulet, se retournant.

Je ne sais à quoi tient, vicomte d’Aubusson,
Que je te brise aux dents ton verre et ta chanson !
À tous.
Qui le croirait ? des ducs et pairs, des grands d’Espagne,
Ô honte ! un Vermandois qui vient de Charlemagne,
Un Brion, dont l’aïeul était duc de Milan,
Un Gordes-Simiane, un Pienne, un Pardaillan,
Vous, un Montmorency ! — les plus grands noms qu’on nomme,
Avoir été voler sa fille à ce pauvre homme !
— Non, il n’appartient point à ces grandes maisons

D’avoir des cœurs si bas sous d’aussi fiers blasons !
Non, vous n’en êtes pas ! — Au milieu des huées,
Vos mères aux laquais se sont prostituées !
Vous êtes tous bâtards !

M. de Gordes.

Vous êtes tous bâtards ! Ah ! çà, drôle !

Triboulet.

Vous êtes tous bâtards ! Ah ! çà, drôle ! Combien
Le Roi vous donne-t-il pour lui vendre mon bien ?
Il a payé le coup, dites !

S’arrachant les cheveux.

Il a payé le coup, dites ! Moi qui n’ai qu’elle !
— Si je voulais. — Sans doute. — Elle est jeune, elle est belle !
Certes, il me la paierait !

Les regardant tous.

Certes, il me la paierait ! Est-ce que votre Roi
S’imagine qu’il peut quelque chose pour moi ?
Peut-il couvrir mon nom d’un nom comme les vôtres ?
Peut-il me faire beau, bien fait, pareil aux autres ?
— Enfer ! il m’a tout pris ! — Oh ! que ce tour charmant
Est vil, atroce, horrible, et s’est fait lâchement !
Scélérats ! assassins ! vous êtes des infâmes,
Des voleurs, des bandits, des tourmenteurs de femmes !
Messeigneurs, il me faut ma fille ! il me la faut
À la fin ! allez-vous me la rendre bientôt ?
— Oh ! voyez ! — cette main, — main qui n’a rien d’illustre,
Main d’un homme du peuple, et d’un serf, et d’un rustre,
Cette main qui paraît désarmée aux rieurs,

Et qui n’a pas d’épée, a des ongles, messieurs !
— Voici longtemps déjà que j’attends, il me semble !
Rendez-la-moi ! — La porte ! ouvrez-la !

Il se jette de nouveau en furieux sur la porte, que défendent tous les gentilshommes. Il lutte contre eux quelques temps et revient enfin tomber sur le devant du théâtre, épuisé, haletant, à genoux.

Rendez-la-moi ! — La porte ! ouvrez-la ! Tous ensemble
Contre moi ! dix contre un !

Fondant en larmes et en sanglots.

Contre moi ! dix contre un ! Hé bien ! je pleure, oui !
À Marot.
Marot, tu t’es de moi bien assez réjoui.
Si tu gardes une âme, une tête inspirée,
Un cœur d’homme du peuple, encor, sous ta livrée,
Où me l’ont-ils cachée, et qu’en ont-ils fait, dis ?
Elle est là, n’est-ce pas ? Oh ! parmi ces maudits,
Faisons cause commune en frères que nous sommes !
Toi seul as de l’esprit dans tous ces gentilshommes.
Marot ! mon bon Marot ! — Tu te tais !
Marot ! mon bon Marot ! — Se traînant vers les seigneurs.
Marot ! mon bon Marot ! — Tu te tais ! Oh ! voyez !
Je demande pardon, messeigneurs, sous vos pieds !
Je suis malade… Ayez pitié, je vous en prie !
— J’aurais un autre jour mieux pris l’espièglerie.
Mais, voyez-vous, souvent j’ai, quand je fais un pas,
Bien des maux dans le corps dont je ne parle pas.
On a comme cela ses mauvaises journées
Quand on est contrefait. — Depuis bien des années,
Je suis votre bouffon : Je demande merci !
Grâce ! ne brisez pas votre hochet ainsi ! —

Ce pauvre Triboulet qui vous a tant fait rire ! —
Vraiment, je ne sais plus maintenant que vous dire.
Rendez-moi mon enfant, messeigneurs, rendez-moi
Ma fille, qu’on me cache en la chambre du Roi !
Mon unique trésor ! — Mes bons seigneurs, par grâce !
Qu’est-ce que vous voulez à présent que je fasse
Sans ma fille ? — Mon sort est déjà si mauvais !
C’était la seule chose au monde que j’avais !

Tous gardent le silence. Il se relève désespéré.

Ah Dieu ! vous ne savez que rire ou que vous taire !
C’est donc un grand plaisir de voir un pauvre père
Se meurtrir la poitrine, et s’arracher du front
Des cheveux que deux nuits pareilles blanchiront !

La porte de la chambre du roi s’ouvre brusquement. Blanche en sort, éperdue, égarée, en désordre ; elle vient tomber dans les bras de son père avec un cri terrible.
Blanche.

Mon père ! ah !

Triboulet, la serrant dans ses bras.

Mon père ! ah ! Mon enfant ! ah ! c’est elle ! ah ! ma fille !
Ah ! messieurs !

Suffoqué de sanglots et riant au travers.

Ah ! messieurs ! Voyez-vous ? c’est toute ma famille,
Mon ange ! — Elle de moins, quel deuil dans ma maison !
— Messeigneurs, n’est-ce pas que j’avais bien raison,
Qu’on ne peut m’en vouloir des sanglots que je pousse,
Et qu’une telle enfant, si charmante et si douce,

Qu’à la voir seulement on deviendrait meilleur,
Cela ne se perd pas sans des cris de douleur ?
À Blanche.
— Ne crains plus rien. — C’était une plaisanterie,
C’était pour rire. — Ils t’ont fait bien peur, je parie.
Mais ils sont bons. — Ils ont vu comme je t’aimais.
Blanche, ils nous laisseront tranquilles désormais.
Aux seigneurs.
— N’est-ce pas ?
À Blanche, en la serrant dans ses bras.
N’est-ce pas ? — Quel bonheur de te revoir encore !
J’ai tant de joie au cœur, que maintenant j’ignore
Si ce n’est pas heureux, — je ris, moi qui pleurais ! —
De te perdre un moment pour te ravoir après !
La regardant avec inquiétude.
— Mais pourquoi pleurer, toi ?

Blanche, voilant dans ses mains son visage couvert de larmes et de rougeur.

Mais pourquoi pleurer, toi ? Malheureux que nous sommes !
La honte…

Triboulet, tressaillant.

La honte…Que dis-tu ?

Blanche, cachant sa tête dans la poitrine de son père.

La honte… Que dis-tu ? Pas devant tous ces hommes !
Rougir devant vous seul !

Triboulet, se tournant avec un tremblement de rage vers la porte du Roi.

Rougir devant vous seul ! Oh ! l’infâme — elle aussi !

Blanche, sanglotant et tombant à ses pieds.

Rester seule avec vous !

Triboulet, faisant trois pas, et balayant du geste tous les seigneurs interdits.

Rester seule avec vous ! Allez-vous-en d’ici !
Et si le roi François par malheur se hasarde
À passer près d’ici,

À monsieur de Vermandois.

À passer près d’ici, vous êtes de sa garde,
Dites-lui de ne pas entrer, — que je suis là !

M. de Pienne.

On n’a jamais rien vu de fou comme cela.

M. de Gordes, lui faisant signe de se retirer.

Aux fous comme aux enfants on cède quelque chose.
Veillons pourtant de peur d’accident.

Ils sortent.
Triboulet, s’asseyant sur le fauteuil du Roi et relevant sa fille.

Veillons pourtant de peur d’accident.Allons, cause,
Dis-moi tout. —

Il se retourne, et apercevant monsieur de Cossé, qui est resté, il se lève à demi en lui montrant la porte.

Dis-moi tout. —M’avez-vous entendu, monseigneur ?

M. de Cossé, tout en se retirant comme subjugué par l’ascendant du bouffon.

Ces fous, cela se croit tout permis, en honneur !

Il sort.



Scène IV.


BLANCHE, TRIBOULET.
Triboulet, grave.

Parle à présent.

Blanche, les yeux baissés, interrompue de sanglots.

Parle à présent.Mon père, il faut que je vous conte
Qu’il s’est hier glissé dans la maison… —
Qu’il s’est hier glissé dansPleurant, et les mains sur ses yeux.
Qu’il s’est hier glissé dans la maison… —J’ai honte !

Triboulet la serre dans ses bras et lui essuie le front avec tendresse.

— Depuis longtemps, — j’aurais dû vous parler plus tôt, —
Il me suivait. —
Il me suivaitS’interrompant encore.
Il me suivait. —Il faut reprendre de plus haut.
— Il ne me parlait pas. — Il faut que je vous dise
Que ce jeune homme allait le dimanche à l’église… —

Triboulet.

Oui ! le Roi !

Blanche, continuant.

Oui ! le Roi ! Que toujours, pour être vu, je croi,
Il remuait ma chaise en passant près de moi.
D’une voix de plus en plus faible.
Hier, dans la maison il a su s’introduire… —

Triboulet.

Que je t’épargne au moins l’angoisse de tout dire !
Je devine le reste ! —

Il se lève.

Je devine le reste ! —Ô douleur ! il a pris,
Pour en marquer ton front, l’opprobre et le mépris !
Son haleine a souillé l’air pur qui t’environne !
Il a brutalement effeuillé ta couronne !
Blanche ! ô mon seul asile en l’état où je suis !
Jour qui me réveillais au sortir de leurs nuits !
Âme par qui mon âme à la vertu remonte !
Voile de dignité déployé sur ma honte !
Seul abri du maudit à qui tout dit adieu !
Ange oublié chez moi par la pitié de Dieu ! —
Ciel ! perdue, enfouie, en cette boue immonde,
La seule chose sainte où je crusse en ce monde !
Que vais-je devenir, après ce coup fatal,
Moi qui dans cette cour, prostituée au mal,
Hors de moi comme en moi, ne voyais sur la terre
Que vice, effronterie, impudeur, adultère,
Infamie et débauche, et n’avais sous les cieux
Que ta virginité pour reposer mes yeux ! —

Je m’étais résigné, j’acceptais ma misère.
Les pleurs, l’abjection profonde et nécessaire,
L’orgueil qui toujours saigne au fond du cœur brisé,
Le rire du mépris sur mes maux aiguisé,
Oui, toutes ces douleurs où la honte se mêle,
J’en voulais bien pour moi, mon Dieu, mais non pour elle !
Plus j’étais tombé bas, plus je la voulais haut.
Il faut bien un autel auprès d’un échafaud.
L’autel est renversé ! — Cache ton front, — oui, pleure ;
Chère enfant ! je t’ai fait trop parler tout à l’heure,
N’est-ce pas ? pleure bien. — Une part des douleurs,
À ton âge, parfois, s’écoule avec les pleurs. —
Verse tout, si tu peux, dans le cœur de ton père !
Rêvant.
Blanche, quand j’aurai fait ce qui me reste à faire,
Nous quitterons Paris. — Si j’échappe pourtant !
Rêvant toujours.
Quoi, suffit-il d’un jour pour que tout change tant !
Se relevant avec fureur.
Ô malédiction ! qui donc m’aurait pu dire
Que cette cour infâme, effrénée, en délire,
Qui va, qui court, broyant et la femme et l’enfant,
Échappée à travers tout ce que Dieu défend,
N’effaçant un forfait que par un plus étrange,
Éparpillant au loin du sang et de la fange,
Irait, jusque dans l’ombre où tu fuyais leurs yeux,
Éclabousser ce front chaste et religieux !
Se tournant vers la chambre du roi.
Ô roi François Premier ! puisse Dieu qui m’écoute

Te faire trébucher bientôt dans cette route !
Puisse s’ouvrir demain le sépulcre où tu cours !

Blanche, levant les yeux au ciel.

À part.
Ô Dieu ! n’écoutez pas, car je l’aime toujours !

Bruit de pas au fond du théâtre ; dans la galerie extérieure paraît un cortège de soldats et de gentilshommes. À leur tête, M. de Pienne.
M. de Pienne, appelant.

Monsieur de Montchenu, faites ouvrir la grille
Au sieur de Saint-Vallier qu’on mène à la Bastille.

Le groupe de soldats défile deux à deux au fond. Au moment où M. de Saint-Vallier, qu’ils entourent, passe devant la porte, il s’y arrête et se tourne vers la chambre du roi.
Monsieur de Saint-Vallier, d’une voix haute.

Puisque, par votre roi d’outrages abreuvé,
Ma malédiction n’a pas encor trouvé
Ici-bas ni là-haut de voix qui me réponde,
Pas une foudre au ciel, pas un bras d’homme au monde,
Je n’espère plus rien. Ce roi prospérera.

Triboulet, relevant la tête et le regardant en face.

Comte ! vous vous trompez. — Quelqu’un vous vengera !