Le Roi Jean (trad. Hugo)

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William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
Le Roi Jean
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome III : Les Tyrans
Paris, Pagnerre, 1866
p. 175-280
Macbeth Richard III


LE ROI JEAN (22)



PERSONNAGES :
LE ROI JEAN.
LE PRINCE HENRY, son fils, plus tard Henry III.
ARTHUR, duc de Bretagne, fils de Geoffroi, dernier duc de Bretagne et frère aîné du roi Jean.
WILLIAM MARESHALL, comte de Pembroke.
GEOFFROI FITZPETER, comte d’Essex, grand justicier d’Angleterre.
GUILLAUME LONGUE-ÉPÉE, comte de Salisbury.
ROBERT BIGOT, comte de Norfolk.
HUBERT DUBOURG.
ROBERT FAULCONBRIDGE, fils de sir Robert Faulconbridge.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE, son frère utérin, dit le bâtard.
JAMES GURNEY, serviteur de lady Faulconbridge.
PIERRE DE POMFRET, prophète.
PHILIPPE, roi de France.
LOUIS, dauphin.
L’ARCHIDUC D’AUTRICHE.
LE CARDINAL PANDOLPHE, légat du pape.
MELUN, seigneur français.
CHÂTILLON, ambassadeur de France auprès du roi Jean.
deux exécuteurs.
LA REINE-MÈRE ÉLÉONORE, veuve de Henry II.
CONSTANCE, mère d’Arthur.
BLANCHE, fille d’Alphonse, roi de Castille, et nièce du roi Jean.
LADY FAULCONBRIDGE, mère du Bâtard et de Robert Faulconbridge.
seigneurs, dames, citoyens d’angers, un shérif, des hérauts ; officiers, soldats, messagers et gens de service.


La scène est tantôt en Angleterre, tantôt en France.

SCÈNE I.
[Northampton. La salle du trône dans le palais.]
Entrent le roi Jean, la reine-mère Éléonore, Pembroke, Essex, Salisbury et d’autres personnages, suivis de Châtillon.
LE ROI JEAN.

— Eh bien, Châtillon, parlez, que nous veut la France ?

CHÂTILLON.

— Ainsi, après le salut d’usage, le roi de France parle — par mon entremise, à ta majesté, — majesté empruntée d’Angleterre !…

ÉLÉONORE.

— Étrange commencement : majesté empruntée !

LE ROI JEAN.

— Silence, bonne mère ; écoutez le message.

CHÂTILLON.

— Philippe de France, suivant les droits et au nom — d’Arthur Plantagenet, fils de feu ton frère Geoffroy, — réclame en toute légitimité — cette belle île et ses territoires, — l’Irlande, Poitiers, l’Anjou, la Touraine et le Maine ; — te demandant de déposer l’épée — qui garde tous ces titres usurpés, — et de la remettre dans la main du jeune Arthur, — ton neveu et ton très-royal souverain.

LE ROI JEAN.

— Quelle est la conséquence, si nous n’y consentons pas ?

CHÂTILLON.

— L’impérieuse contrainte d’une guerre furieuse et sanglante, — afin d’imposer par la force des droits ainsi repoussés par la force.

LE ROI JEAN.

— Ici, nous avons guerre pour guerre, sang pour sang, — contrainte pour contrainte : réponds cela à la France.

CHÂTILLON.

— Reçois donc par ma bouche le défi de mon roi ; c’est la limite extrême de mes pouvoirs.

LE ROI JEAN.

— Porte-lui le mien et pars en paix. — Apparais comme l’éclair aux yeux de la France ; — sinon, avant que tu aies pu annoncer que je serai là, — le tonnerre de mon canon s’y sera fait entendre. — Hors d’ici, donc ! sois la trompette de notre colère — et le sinistre augure de votre propre ruine. — Qu’on lui donne une escorte d’honneur ; — Pembroke, veillez-y. Adieu, Châtillon.

Châtillon et Pembroke sortent.
ÉLÉONORE, bas au roi Jean.

— Eh bien, mon fils, n’ai-je pas toujours dit — que l’ambitieuse Constance n’aurait point de repos — qu’elle n’eût enflammé la France et le monde entier — pour les droits et la cause de son fils ? — Cette affaire aurait pu être prévenue et arrangée — par quelques protestations bien faciles d’amitié ; — maintenant, soumise à l’arbitrage de deux royaumes, elle ne peut avoir — qu’une issue terrible et sanglante.

LE ROI JEAN, bas à la reine.

— Nous avons pour nous la force de la possession et celle du droit.

ÉLÉONORE, bas au roi Jean.

— La force de la possession, bien plus que celle du droit ; — sans quoi, cela irait mal pour vous et pour moi : — ma conscience chuchote ici à votre oreille — ce que nul ne doit entendre, — hormis le ciel, vous et moi.

Entre le Shérif du comté de Northampton, qui dit quelques mots à voix basse à Essex.
ESSEX.

— Mon suzerain, il se présente ici, de province, — pour être jugé par vous, le plus étrange procès — dont j’aie jamais ouï parler ; introduirai-je les parties ?

LE ROI JEAN.

— Qu’elles approchent !

Le shérif sort.

Nos abbayes et nos prieurés paieront — les frais de cette expédition.

Le Shérif revient, accompagné de Robert Faulconbridge et du Bâtard Philippe, son frère.
LE ROI JEAN, aux deux frères.

Quels hommes êtes-vous ?

LE BÂTARD.

— Moi, votre sujet fidèle, je suis un gentilhomme, — né dans le comté de Northampton, fils aîné, — à ce que je suppose, de Robert Faulconbridge, — un soldat fait chevalier sur le champ de bataille, — de la main de Cœur de Lion, main donneuse d’honneur !

LE ROI JEAN, à Robert.

— Et toi, qui es-tu ?

ROBERT.

— Le fils et l’héritier du même Faulconbridge.

LE ROI JEAN, montrant le Bâtard.

— Celui-ci est l’aîné et tu es l’héritier ? — Vous n’êtes pas issus de la même mère, il paraît ?

LE BÂTARD.

— Très-certainement de la même mère, puissant roi, — c’est bien connu, et aussi, je crois, du même père, — mais pour la connaissance certaine de cette vérité-ci, — je vous renvoie au ciel et à ma mère. — J’ai sur ce point les doutes que peuvent avoir tous les enfants des hommes.

ÉLÉONORE.

— Fi, homme grossier ! tu diffames ta mère — et tu blesses son honneur par cette défiance.

LE BÂTARD.

— Moi, madame ? Non pas, je n’ai pas de raison pour ça : — c’est là l’argument de mon frère, et non le mien ; — s’il peut le prouver, il me fait déguerpir — de cinq cents belles livres de revenu au moins. — Le ciel préserve l’honneur de ma mère et ma succession !

LE ROI JEAN.

— Voilà un franc gaillard !… Pourquoi, étant le plus jeune, — ton frère réclame-t-il ton héritage ?

LE BÂTARD.

— Je ne sais pas pourquoi, si ce n’est pas pour avoir la succession. — Un beau jour, il m’a accusé de bâtardise ; — ai-je été fait, oui ou non, aussi légitimement que lui ? — Je laisse ma mère en répondre sur sa tête. — Mais pour savoir si j’ai été fait aussi bien, sire, — (que la terre soit légère aux os qui ont cris pour moi cette peine !) — comparez nos visages, mon suzerain, et soyez juge vous-même. — Si le vieux sir Robert nous a réellement faits tous deux, — s’il fut bien notre père, et si ce fils-là lui ressemble, — ô vieux père sir Robert, je remercie — à genoux le ciel de ne pas te ressembler !

LE ROI JEAN.

— Ah ! quel bonnet à l’envers le ciel nous a envoyé là !

ÉLÉONORE.

— Il ressemble de visage à Cœur de Lion, — et l’accent de sa voix le rappelle : — ne lisez-vous pas quelques traits de mon fils — dans la large organisation de cet homme ?

LE ROI JEAN.

— Mon œil a bien examiné son extérieur — et y retrouve parfaitement Richard.

À Robert Faulconbridge.

Parlez, drôle, — pour quel motif réclamez-vous la succession de votre frère ?

LE BÂTARD.

— Parce qu’il a un profil comme celui de mon père ! — Avec cette demi-face-là, il veut avoir toutes mes terres : — cinq cents livres par an, pour ce profil d’un liard !

ROBERT.

— Mon gracieux suzerain, quand mon père vivait, — votre frère l’employait beaucoup…

LE BÂTARD.

— Eh ! mais, monsieur, ça ne vous donne pas le droit de prendre mes terres : — votre récit doit dire comment il employait ma mère.

ROBERT.

— Une fois, il expédia mon père comme ambassadeur — en Allemagne, pour y traiter avec l’empereur — des grandes affaires qui intéressaient ce temps-là. — Le roi prit avantage de cette absence, — et, tant qu’elle dura, séjourna chez mon père. — Comment il triompha ? j’ai honte de le dire. — Mais la vérité est la vérité : il y avait de vastes étendues de mers et de côtes — entre mon père et ma mère — (je l’ai entendu dire à mon père lui-même), — lorsque le robuste gentilhomme que voilà fut conçu. — À son lit de mort, mon père me légua — ses terres par testament, et jura sur sa mort même — que ce fils de ma mère n’était pas de lui, — ou que, s’il l’était, il était venu au monde — quatorze grandes semaines avant le temps voulu. — Ainsi, mon bon suzerain, faites-moi rendre ce qui m’appartient — suivant la volonté de mon père, la succession de mon père.

LE ROI JEAN.

— Drôle, votre frère est légitime ; la femme de — votre père l’a eu après le mariage ; — si elle a triché, la faute en est à elle. — Cette faute est un des risques que courent tous les maris — le jour où ils prennent femme. Supposez que mon frère, — après avoir, comme vous le dites, pris la peine de faire ce fils-là, — l’eût réclamé de votre père comme son fils, — n’est-il pas vrai, l’ami, que votre père aurait pu garder — ce veau de sa vache, en dépit du monde entier ? — Oui, vraiment, il l’aurait pu. En admettant qu’il fût de mon frère, — mon frère ne pouvait pas le réclamer : — donc, même l’enfant n’étant pas de lui, — votre père ne pouvait le renier. Cela est concluant. — Le fils de ma mère a fait l’héritier de votre père ; — l’héritier de votre père doit avoir les biens de votre père (23).

ROBERT.

— La volonté de mon père sera donc de nul effet — pour déposséder l’enfant qui n’est pas le sien ?

LE BÂTARD.

— Elle n’aura pas plus l’effet de me déposséder, qu’elle n’a eu celui de m’engendrer, je présume.

ÉLÉONORE, au Bâtard.

— Qu’aimerais-tu mieux : être un Faulconbridge — et ressembler à ton frère, pour jouir de tes terres, — ou être réputé le fils de Cœur de Lion, — seigneur de ta haute mine, sans terre aucune ?

LE BÂTARD.

— Madame, si le sort avait voulu que mon frère fût fait comme moi — et moi comme lui, semblable à sir Robert, — si j’avais eu, ainsi que lui, des jambes en forme de deux houssines, — des bras doublés de peau d’anguille, et une face si maigre, — que je n’eusse pas osé m’attacher une rose à l’oreille, — de peur qu’on eût dit : Regardez ce trois-farthings (24), — si, en sus de sa tournure, j’avais hérité de tout ce royaume, — je veux ne jamais bouger de cette place, — s’il n’est pas vrai que j’en eusse cédé jusqu’au dernier pouce pour avoir la figure que j’ai ; — à aucun prix, je ne voudrais être messire Nabot !

ÉLÉONORE.

— Tu me plais. Veux-tu renoncer à ta fortune, — lui léguer ta terre et me suivre ? — Je suis un soldat dont le poste est en France.

LE BÂTARD, à Robert.

— Frère, prenez mon bien ; moi, je prends ma chance. — Votre face vous vaut cinq cents livres par an ; — pourtant vendez-la cinq pences, et ce sera cher.

À Éléonore.

— Madame, je vous suivrai jusqu’à la mort.

ÉLÉONORE.

— Non, j’aime mieux que vous alliez là devant moi.

LE BÂTARD.

— Il est dans les mœurs de notre pays de céder le pas à nos supérieurs.

LE ROI JEAN.

— Quel est ton nom ?

LE BÂTARD.

— Philippe, mon suzerain, voilà mon prénom ; — Philippe, fils aîné de la femme du bon vieux sir Robert !

LE ROI JEAN.

— Désormais, porte le nom de celui dont tu portes la figure. — Agenouille-toi, Philippe, mais relève-toi plus grand, — relève-toi sir Richard et Plantagenet.

Le Bâtard s’agenouille, et le roi Jean le sacre chevalier.
LE BÂTARD, se relevant, à Robert.

— Frère… du côté de ma mère, donnez-moi votre main. — Mon père m’a donné l’honneur, le vôtre vous a donné le fonds. — Maintenant, bénie soit l’heure de la nuit ou du jour — où je fus conçu, sir Robert étant absent !

ÉLÉONORE.

— Tout l’esprit d’un Plantagenet ! — Je suis ta grand’mère, Richard : donne-moi ce nom.

LE BÂTARD.

— Grand’mère par hasard, madame, mais non par droit. Bah ! qu’est-ce que ça fait ? — C’est à peu près la même chose, quoique du côté gauche. — Qu’importe qu’on soit venu par la fenêtre ou par le guichet ? — Qui n’ose remuer le jour, doit s’insinuer de nuit. — Attrapez comme vous voudrez, tenir, c’est tenir. — De près ou de loin, bien touché, c’est bien tiré ; — et, fait n’importe comment, je suis ce que je suis.

LE ROI JEAN, à Robert.

— Va, Faulconbridge ; tu as maintenant ce que tu désires ; — un chevalier sans fonds te fait seigneur foncier.

À la reine-mère.

— Venez, madame. Viens, Richard. Partons vite. — En France ! en France ! La chose est plus qu’urgente.

LE BÂTARD, à Robert.

— Frère, adieu ; que la bonne fortune aille à toi ! — Car tu es venu au monde par la voie de l’honnêteté.

Tous sortent, excepté le Bâtard.
LE BÂTARD, seul.

— Pour le pas d’honneur que j’ai gagné, — j’ai perdu bien des pieds de terre. — Aussi bien, je puis maintenant faire une lady d’une Jeanneton. — Bonsoir, sir Richard… Dieu vous garde, l’ami ! — Et si le nom de celui qui me parle est George, je l’appellerai Pierre. — Une élévation récente vous fait toujours oublier le nom des pens ; — il faut trop d’attention et de courtoisie pour vous le rappeler — dans votre position nouvelle… Arrive un voyageur. — Je l’invite, lui et son cure-dent, au dîner de ma seigneurie, — et, quand mon estomac chevaleresque est satisfait, — je me suce les dents et je m’adresse — à mon élégant des pays lointains : Mon cher Monsieur, — dis-je d’abord, en m’appuyant comme ça sur le coude, — je vous conjurerai… Ici la Question ; — sur ce, vient la Réponse, comme dans le catéchisme : Oh ! monsieur, dit la Réponse, tout à vos ordres ! — à votre disposition ! à votre service, monsieur ! — Non, monsieur, réplique la Question, c’est moi, mon doux monsieur, qui suis au vôtre ! — Aussitôt, avant que la Réponse ait su ce que veut la Question, — elle coupe court au dialogue des compliments — et vous parle des Alpes, des Apennins, — des Pyrénées et du Pô ; — et, quand elle a fini, il est presque l’heure de souper. — Voilà ce que c’est que la bonne société, — la seule qui convienne aux aspirations de mon esprit. — Le vrai bâtard de notre temps, — (j’en serai toujours un, quoi que je fasse), — c’est celui qui n’a pas un parfum exotique, — non-seulement dans ses habitudes, dans sa conduite, — dans ses formes, dans son accoutrement extérieur, — mais dans ses mouvements les plus intimes, et qui ne sait pas débiter — ce poison si doux, si doux, si doux aux lèvres du siècle : le mensonge. — Ce poison, j’en veux faire une étude, non pour l’employer, — mais pour y échapper ; — car il doit joncher tous les degrés de mon élévation… — Mais qui donc arrive si vite, en robe de cheval ? — Quelle est cette messagère ? N’a-t-elle pas un mari — qui ait voulu prendre la peine de jouer de la corne devant elle ? — Dieu ! c’est ma mère !

Entrent lady Faulconbridge et James Gurney.

Eh bien, bonne dame, — qui vous amène si précipitamment ici, à la cour ?

LADY FAULCONBRIDGE.

— Où est ton frère ? où est-il, ce drôle — qui pourchasse ainsi mon honneur ?

LE BÂTARD.

— Mon frère Robert ! le fils du vieux sir Robert ? — ce nouveau géant Colbrand (25) ! cet homme si formidable ! — Est-ce le fils de sir Robert que vous cherchez ainsi ?

LADY FAULCONBRIDGE.

— Le fils de sir Robert ! oui, impertinent garçon, — le fils de sir Robert ! pourquoi te gausses-tu de sir Robert ? — Il est le fils de sir Robert, et toi aussi !

LE BÂTARD.

— James Gurney, veux-tu nous laisser un peu ?

GURNEY.

— Volontiers, bon Philippe.

LE BÂTARD.

Philippe ! pourquoi ce cri de moineau (26) ? … Ah ! James, — il court des bruits bien scandaleux ; tout à l’heure, je t’en dirai plus long.

Gurney sort.

— Madame, je ne suis pas le fils du vieux sir Robert. — Sir Robert aurait pu manger toute la part qu’il avait en moi — un Vendredi-Saint, sans pour cela rompre son jeûne. — Sir Robert pouvait travailler passablement ; mais, morbleu, disons-le franchement, — était-il capable de me faire ? Sir Robert ne l’était pas ! — Nous connaissons de sa fabrique… Ainsi, bonne mère, — à qui suis-je redevable de ces membres ? — Sir Robert n’a jamais contribué à faire cette jambe-ci.

LADY FAULCONBRIDGE.

— T’es-tu donc, toi aussi, ligué avec ton frère, — toi qui, dans ton propre intérêt, devrais défendre mon honneur ? — Que signifie cette raillerie, effronté manant ?

LE BÂTARD.

— Dites chevalier ! chevalier, bonne mère ! comme messire Basilisco (27) ! — Oui-dà, je viens d’être armé chevalier ; je le sens encore à mon épaule. — Mais, ma mère, je ne suis pas le fils de sir Robert ; — j’ai répudié sir Robert et ma succession : — légitimité, nom, tout est parti. — Ainsi, ma bonne mère, faites-moi connaître mon père : — c’est quelque homme convenable, j’espère : qui l’a été, ma mère ?

LADY FAULCONBRIDGE.

— As-tu donc renié les Faulconbridge ?

LE BÂTARD.

— Aussi loyalement que je renie le diable.

LADY FAULCONBRIDGE.

— Le roi Richard Cœur de Lion fut ton père : — séduite par une longue et véhémente poursuite, — je lui fis place dans le lit de mon mari : — puisse le ciel ne pas mettre cette transgression à ma charge ? — Tu es issu de cette chère faute, — où je fus entraînée par une force au-dessus de la mienne.

LE BÂTARD.

— Eh bien, par cette lumière, madame, si j’étais encore à naître, — je ne souhaiterais pas un meilleur père. — Certains péchés sont privilégiés sur la terre, — et le vôtre est du nombre. Votre faute n’a point été folie. — Pouviez-vous ne pas livrer votre cœur, — comme un tribut de soumission à un amour souverain, — à ce Richard dont le lion intrépide n’osa pas affronter la furie et la force incomparables, — et contre qui il ne put défendre son royal cœur (28) ? — Celui qui forcément dérobe le cœur des lions — peut aisément conquérir celui d’une femme. Oui, ma mère, — c’est avec tout mon cœur que je te remercie de mon père ! — Qu’un vivant ose seulement dire que tu n’as pas bien fait — de m’enfanter ainsi, et j’enverrai son âme en enfer ! — Venez, madame, je vais vous présenter à ma famille : — et tout le monde dira que, le jour où Richard fut mon père, — si vous aviez dit non, c’eût été un péché ! — Quiconque prétend que c’en fut un de céder, a menti ; je lui dis : Ce n’est pas vrai !

Ils sortent.

SCÈNE II.
[En France. Devant les murs d’Angers.]
Entrent, d’un côté, à la tête de ses troupes, l’Archiduc d’Autriche, vêtu d’une peau de lion ; de l’autre, Philippe, roi de France, et ses troupes ; Louis, Constance, Arthur ; des gens de la suite.
LOUIS, à l’archiduc.

— Devant Angers, brave Autriche, heureux de vous rencontrer !… — Arthur, ton grand prédécesseur, — ce Richard qui déroba le cœur du lion — et qui fit les saintes guerres en Palestine, — fut couché avant l’heure dans la tombe par ce brave duc ; — et lui, voulant faire réparation à sa postérité, — il est venu ici, sur nos instances, — pour déployer ses couleurs, enfant, en ta faveur, — et pour punir l’usurpation — de ton oncle dénaturé, l’Anglais Jean : — embrasse-le donc, aime-le et fais-lui fête.

ARTHUR, à l’archiduc.

— Dieu vous pardonnera la mort de Cœur de Lion, — d’autant mieux que vous donnez la vie à ses descendants,. — en ombrageant leurs droits sous vos ailes de guerre. — Je vous offre la bienvenue avec une main impuissante, — mais avec un cœur plein d’un amour sans tache. — Soyez le bienvenu devant les portes d’Angers, duc.

LOUIS, à Arthur.

— Noble enfant ! qui ne voudrait soutenir tes droits ?

L’ARCHIDUC, embrassant Arthur.

— Par ce baiser fervent que je dépose sur ta joue, — je scelle l’engagement qu’a pris mon affection — de ne pas rentrer dans mes États, — avant qu’Angers, et tout ce qui t’appartient en France, — avant que ce rivage à la face blanche et pâle, — qui du pied repousse les marées rugissantes de l’Océan — et tient ses insulaires à l’écart des autres pays, — avant que l’Angleterre, ce champ dont la mer est la haie, — ce boulevard muré d’eau, abrité — et sauvegardé à jamais contre les projets de l’étranger, — avant que ce coin extrême de l’Occident — ne t’ait salué pour son roi ! Jusque-là, bel enfant, — je ne penserai pas à mes foyers, et je ne quitterai pas les armes.

CONSTANCE, à l’archiduc.

— Oh ! acceptez les remercîments de sa mère, des remercîments de veuve, — jusqu’au jour où votre bras fort aura réussi à lui donner la force — de s’acquitter mieux envers votre dévouement.

L’ARCHIDUC.

— La paix du ciel appartient à ceux qui lèvent leurs épées — pour une guerre si juste et si charitable.

PHILIPPE.

— Eh bien donc, à l’œuvre ! notre canon va être tourné — contre le front de cette ville résistante. — Qu’on appelle nos premiers tacticiens — pour choisir les positions les plus avantageuses. — Dussions-nous laisser devant cette ville nos os royaux — et nous frayer un gué dans le sang français jusqu’à sa grand’place, — nous la soumettrons à cet enfant.

CONSTANCE.

— Attendez la réponse à votre ambassade, — si vous ne voulez pas étourdiment souiller de sang vos épées : — monseigneur Châtillon peut rapporter en paix d’Angleterre — ce droit que nous réclamons ici par la guerre ; — et alors nous nous repentirions de chaque goutte de sang — qu’une ardente précipitation aurait si injustement versée.

Entre Châtillon.
PHILIPPE.

— Un prodige, madame !… Voyez, sur votre souhait, — voici notre messager Châtillon qui arrive. — Ce que dit l’Angleterre, dis-le brièvement, noble seigneur ; — nous t’attendons froidement : Châtillon, parle.

CHÂTILLON.

— Eh bien, détournez vos forces de ce misérable siége, — et ébranlez-les pour une tâche plus imposante. — L’Anglais, impatient de vos justes demandes, — s’est mis sous les armes : les vents contraires, — dont j’ai attendu le loisir, lui ont donné le temps — de débarquer ses légions aussitôt que moi : — il marche en toute hâte sur cette ville ; — ses forces sont considérables, ses soldats confiants. — Avec lui vient la reine-mère, — une Até qui l’excite au sang et au combat ; — avec elle est sa nièce, madame Blanche d’Espagne, — ainsi qu’un bâtard du roi défunt. — Tous les esprits aventureux de la contrée, — fougueux, présomptueux, ardents volontaires, — avec des visages de femmes et des courages de dragons farouches ; — ont vendu leurs fortunes au pays natal, — et portant fièrement leur patrimoine sur leur dos, — sont venus ici chercher de nouvelles fortunes. — Bref, ces cœurs intrépides, — que viennent d’amener les transports anglais, — sont la plus brave élite qui ait jamais flotté sur la marée montante — pour porter l’outrage et la ruine dans la chrétienté.

Les tambours battent.

— L’interruption de leurs tambours grossiers — coupe court à mes explications : ils approchent — pour parlementer ou pour combattre. Ainsi préparez-vous.

PHILIPPE.

— Comme cette expédition est imprévue !

L’ARCHIDUC.

— Plus elle est inattendue, plus — nous devons surexciter notre énergie pour la défense. — Car le courage s’exalte avec l’occasion. — Qu’ils soient donc les bienvenus, nous sommes prêts.

Entrent le roi Jean, la reine-mère Éléonore, Blanche, le Bâtard, Pembroke et des soldats.
LE ROI JEAN.

— Paix à la France, si la France en paix nous laisse — entrer dans notre légitime succession ! — Sinon, que la France saigne, et que la paix remonte au ciel, — tandis que nous, agent de la colère de Dieu, nous punirons — cette dédaigneuse insolence qui rejette sa paix au ciel !

PHILIPPE.

— Paix à l’Angleterre, si ces guerriers retournent — de France en Angleterre pour y vivre en paix ! — Nous aimons l’Angleterre, et c’est pour le salut de l’Angleterre — que nous suons ici sous le poids de notre armure. — La tâche que nous avons devrait être ta besogne, à toi ; — mais tu es si loin d’aimer l’Angleterre — que tu as renversé son roi légitime, — rompu l’ordre de succession, — bravé le pouvoir enfant, et violé — la virginale vertu de la couronne !

Montrant Arthur.

— Tiens, reconnais-tu le visage de ton frère Geoffroy ? — Ces yeux, ce front, ont été moulés sur les siens : — ici est résumée en petit — la grandeur qui mourut en Geoffroy, et la main du temps — donnera à cet abrégé d’aussi augustes proportions. — Ce Geoffroy naquit ton frère aîné, — et voici son fils. L’Angleterre était le droit de Geoffroy, — et le droit de Geoffroy est celui d’Arthur, par la grâce de Dieu. — Comment se fait-il donc que tu sois appelé roi, — quand le sang de la vie bat encore dans ces tempes — à qui est due la couronne que tu t’arroges ?

LE ROI JEAN.

— De qui donc, France, tiens-tu ce haut pouvoir — d’exiger de moi une réponse à tes questions ?

PHILIPPE.

— De ce Juge suprême qui fait naître — au cœur d’un pouvoir fort — la bonne pensée d’examiner les taches et les affronts faits au droit. — Ce Juge m’a fait le gardien de cet enfant : — c’est avec sa sanction que j’accuse ton forfait, — et par son aide que je prétends le châtier.

LE ROI JEAN.

— Fi ! tu usurpes l’autorité.

PHILIPPE.

— Excuse… j’abats un usurpateur.

LA REINE-MÈRE, à Philippe.

— Qui donc appelles-tu usurpateur, France ?

CONSTANCE, à Philippe.

— Laisse-moi répondre.

À la reine-mère.

Ton fils qui usurpe.

LA REINE-MÈRE.

— Arrière, insolente ! Ton bâtard doit être roi, apparemment, — pour que tu puisses être reine et faire échec au monde !

CONSTANCE.

— Mon lit fut toujours aussi fidèle à ton fils — que le tien le fut à ton mari ; et — il y a plus de ressemblance, dans les traits, entre cet enfant et son père Geoffroy — que, dans le caractère, entre toi et Jean, Jean qui te ressemble — comme la pluie à l’eau, comme le diable à sa mère ! — Mon fils, un bâtard ! Sur mon âme, je crois — que son père n’a pas été aussi loyalement mis au monde : — il n’a pu l’être, si tu étais sa mère !

LA REINE-MÈRE, à Arthur.

— Voilà une bonne mère, enfant, qui salit ton père !

CONSTANCE.

— Voilà une bonne grand’mère, enfant, qui voudrait te salir !

L’ARCHIDUC.

— Paix !

LE BÂTARD, montrant l’archiduc.

Écoutez le crieur.

L’ARCHIDUC, au bâtard.

Qui diable es-tu ?

LE BÂTARD.

— Quelqu’un qui vous endiablerait, monsieur, — s’il pouvait vous attraper seul, vous et votre peau.

Montrant la peau de lion que l’archiduc porte par-dessus son armure.

— Vous êtes le lièvre dont parle l’adage — et dont toute la valeur est de tirer la barbe aux lions morts. — Je roussirai votre pelure, si je vous attrape. — L’ami, veillez-y ; sur ma foi, je le ferai, sur ma foi !

BLANCHE.

— Oh ! la robe du lion sied bien — à celui qui a dérobé au lion sa robe !

LE BÂTARD.

— Elle va aussi bien à son dos — que les souliers du grand Alcide à un âne. — Mais je vous ôterai ce poids des épaules, mon âne, — ou j’en ajouterai un qui les fera craquer !

L’ARCHIDUC.

— Quel est donc ce craqueur qui assourdit nos oreilles — de tant de bruits superflus ? — Roi Philippe, décidez ce que nous allons faire.

PHILIPPE.

— Femmes et fous, rompez là votre entretien. — Roi Jean, voici notre résumé : — au nom d’Arthur, je réclame de toi — l’Angleterre et l’Irlande, l’Anjou, la Touraine, le Maine : — veux-tu les céder et mettre bas les armes ?

LE ROI JEAN.

— Ma vie plutôt !… Je te défie, France. — Arthur de Bretagne, remets-toi entre mes mains : — et tu recevras de mon tendre amour — plus que ne pourra jamais obtenir la main couarde de la France. — Soumets-toi, garçon !

LA REINE-MÈRE.

Viens à ta grand’mère, enfant !

CONSTANCE.

— Oui, qu’il aille à sa grand’mère, l’enfant ! — qu’il donne un royaume à grand’maman, et grand’maman lui — donnera une prune, une cerise et une figue ! — Cette bonne grand’maman !

ARTHUR, sanglotant, à Constance.

Assez, ma bonne mère ! — Je voudrais être couché bien bas dans mon tombeau ! — Je ne mérite pas tout ce fracas qu’on fait pour moi.

LA REINE-MÈRE.

— Sa mère lui a tant fait honte, pauvre enfant, qu’il pleure !

CONSTANCE, à la reine-mère.

— Que cela soit ou non, honte à vous ! — C’est le mal que lui fait sa grand’mère, et non la honte que lui fait sa mère, — qui arrache de ses pauvres yeux ces perles qui émeuvent le ciel — et que le ciel acceptera comme une sorte de paiement ! — Oui, le ciel, gagné par ces limpides pierreries, — lui fera justice et vous châtiera.

ÉLÉONORE.

— Ô monstrueuse calomniatrice du ciel et de la terre !

CONSTANCE.

— Ô insulteuse monstrueuse du ciel et de la terre ! — Ne m’appelle pas calomniatrice ! Toi et ton Jean, vous usurpez — les domaines, les couronnes et les droits — de cet enfant opprimé. Lui, le fils de ton fils aîné, — il n’est malheureux que par toi. — Tes péchés sont frappés dans ce pauvre enfant : — la loi d’en haut l’atteint, — parce qu’il n’est encore que la seconde génération — sortie de tes entrailles pécheresses !

LE ROI JEAN.

— Folle, assez !

CONSTANCE.

Un dernier mot.

À la reine-mère.

— Non-seulement il est châtié pour ton péché, — mais Dieu a fait de toi et de ton péché le châtiment — de ton descendant : châtié pour toi, — il est châtié par toi ! Ton péché, à la fois son injure — et la tienne, est le porte-glaive de ton péché. — Toute la punition est pour cet enfant, — et à toi toute la faute. Malheur à toi !

LA REINE-MÈRE.

— Imprudente grondeuse, je peux produire — un testament qui annule les titres de ton fils.

CONSTANCE.

— Et qui en doute ? un testament ! un méchant testament, — l’expression de la volonté d’une femme, la volonté gangrenée d’une grand’mère !

PHILIPPE.

— Silence, madame ! Arrêtez-vous, ou soyez plus modérée ! — Il ne nous sied pas d’encourager de notre présence — d’aussi malsonnantes réparties. — Qu’une fanfare amène sur les remparts — les hommes d’Angers : qu’ils nous disent — de qui ils admettent les titres, d’Arthur ou de Jean !

La trompette sonne. Des citoyens d’Angers se montrent sur les murs.
UN CITOYEN.

— Qui est-ce qui nous appelle sur ces murs ?

PHILIPPE.

— C’est la France, au nom de l’Angleterre.

LE ROI JEAN.

C’est l’Angleterre au nom d’elle-même. — Hommes d’Angers, mes bien-aimés sujets…

PHILIPPE.

— Hommes d’Angers, bien-aimés sujets d’Arthur, — notre trompette vous a convoqués à ce pacifique pourparler…

LE ROI JEAN.

— Dans votre intérêt. Ainsi écoutez-nous d’abord. — Ces drapeaux de la France, qui sont déployés là — sous les yeux et en vue de votre ville, — n’ont marché jusqu’ici que pour vous nuire. — Ces canons ont les entrailles pleines de colères ; — déjà ils sont montés et prêts à cracher — contre vos murs leur indignation de fer. — Tous les préparatifs faits par les Français pour un siége sanglant, — toutes leurs menées hostiles — frappent les yeux de votre ville par vos portes entr’ouvertes ; — et, sans notre approche, ces pierres endormies, — qui vous enlacent comme d’une ceinture, — auraient été déjà, par la secousse de leur artillerie, — jetées à bas de leur lit de ciment, — laissant une large brèche ouverte — à tant de forces sanguinaires pour l’assaut de votre repos ! — Mais nous, votre roi légitime, — nous sommes venu, par une marche pénible et rapide, — leur faire échec devant vos portes, — et sauver des écorchures le front menacé de votre cité ; — et à notre aspect, voyez ! voilà les Français étonnés qui daignent parlementer, — et maintenant, au lieu des boulets cerclés de feu — qui devaient porter dans vos murailles le désordre de la fièvre, — ils ne vous lancent que de douces paroles enveloppées de fumée — qui doivent porter à vos oreilles l’erreur perfide ! — Accordez-leur la confiance qu’ils méritent, bons citoyens, — et laissez-nous entrer. Votre roi, dont les forces surmenées — sont épuisées par l’action d’une marche rapide, — implore un asile dans les murs de votre cité.

PHILIPPE, prenant Arthur par la main.

— Quand j’aurai parlé, répondez-nous à tous deux. — Regardez ! Celui que je tiens de cette main droite, sous une protection — que le vœu le plus sacré lui assure, — c’est le jeune Plantagenet, — fils du frère aîné de cet homme, — et qui doit régner sur lui et sur tous ses domaines. — C’est pour l’équité foulée aux pieds — que devant votre ville nous foulons ces plaines de nos pas belliqueux, — et nous ne sommes votre ennemi — qu’autant que notre zèle hospitalier — pour la cause de cet enfant opprimé — nous y contraint religieusement. Décidez-vous donc — à rendre votre juste hommage — à celui qui y a droit, je veux dire à ce jeune prince : — et alors nos armes, semblables à un ours muselé, — n’auront plus de terrible que l’aspect ; — la malice de nos canons sera vainement dépensée — contre les nuées invulnérables du ciel ; — puis, faisant sans trouble une bienheureuse retraite, — sans une entaille à nos épées, sans une fêlure à nos casques, — nous rapporterons chez nous ce sang généreux — que nous étions venus verser contre votre ville, — et nous vous laisserons en paix, vous, vos enfants et vos femmes. — Mais, si vous dédaignez follement notre offre, — ce n’est pas l’enceinte de vos murs décrépits — qui vous garantira contre nos messagers de guerre, — quand même tous ces Anglais disciplinés — seraient réfugiés dans leur rude circonférence. — Parlez donc : recevrons-nous de votre ville ce titre de maître — que nous venons de réclamer pour notre protégé ? — ou devons-nous donner le signal à notre rage, — et marcher dans le sang sur nos possessions ?

LE CITOYEN.

— Je serai bref. Nous sommes les sujets du roi d’Angleterre ; — c’est pour lui et pour ses droits que nous tenons cette ville.

LE ROI JEAN.

— Reconnaissez donc le roi, et faites-moi entrer.

LE CITOYEN.

— Cela, nous ne le pouvons pas : nous ne prouverons notre loyauté — qu’à celui qui prouvera sa royauté ; jusque là, — nous tiendrons nos portes barricadées contre le monde entier.

LE ROI JEAN.

— La couronne d’Angleterre ne prouve-t-elle pas la royauté ? — Si cela ne suffit pas, je vous amène comme témoins — trente mille braves de race anglaise !

LE BÂTARD, à part.

— Bâtards et autres.

LE ROI JEAN.

Prêts à consacrer notre titre de leurs vies.

PHILIPPE.

— Autant de braves, aussi bien nés que ceux-là…

LE BÂTARD, à part.

— Il y a bien aussi quelques bâtards !

PHILIPPE.

Sont là pour lui donner un démenti.

LE CITOYEN.

— Jusqu’à ce que vous ayez décidé quel est le titulaire le plus digne, — nous, au nom du plus digne, nous vous refusons le titre à tous deux.

LE ROI JEAN.

— Alors, que Dieu pardonne leurs péchés à toutes les âmes — qui, avant la chute de la rosée du soir, s’envoleront — vers leur éternelle demeure, — dans cette redoutable contestation du roi de notre royaume !

PHILIPPE.

— Amen, amen ! En selle, chevaliers ! Aux armes !

LE BÂTARD.

— Saint Georges, toi qui as si bien étrillé le dragon, et qui, depuis lors, — est resté assis sur son dos à la porte de mon hôtesse, — apprends-nous quelque bon coup d’estoc…

À l’archiduc.

L’ami, si j’étais chez vous, — dans votre antre, en compagnie de votre lionne, — j’ajouterais à votre peau de lion une tête de bête à corne, — et je ferais de vous un monstre.

L’ARCHIDUC.

Paix ! c’est assez !

LE BÂTARD.

— Oh ! tremblez ! vous entendez le lion rugir !

LE ROI JEAN.

— Montons dans la plaine ! Nous y développerons — dans le meilleur ordre tous nos régiments.

LE BÂTARD.

— Hâtons-nous donc pour prendre l’avantage du terrain.

PHILIPPE, qui vient de parler bas à Louis.

— C’est cela ! Vous, sur l’autre hauteur, — vous tiendrez le reste en réserve… Dieu et notre droit !

Ils sortent.
Fanfares d’alarme. Mouvement de troupes, puis retraite. Un héraut de France s’avance au son de la trompette vers les portes d’Angers et s’adresse aux habitants, qui se pressent au haut des remparts.
LE HÉRAUT.

— Hommes d’Angers ! ouvrez vos portes toutes grandes, — et recevez le jeune Arthur, duc de Bretagne. — Il vient, par le bras de la France, de faire — un long avenir de larmes à bien des mères anglaises, — dont les fils sont épars sur la poussière ensanglantée, — à bien des veuves, dont les maris étreignent, — dans un froid embrassement, la terre décolorée ; — et la victoire, obtenue avec peu de perte, joue — avec les étendards dansants des Français, — qui s’avancent, triomphalement déployés, — pour entrer chez vous en conquérants et pour proclamer — Arthur de Bretagne roi d’Angleterre et le vôtre !

Un héraut d’Angleterre entre avec des trompettes.
LE HÉRAUT.

— Réjouissez-vous, hommes d’Angers, sonnez vos cloches. — Le roi Jean, votre roi et roi d’Angleterre, approche, — vainqueur dans cette chaude éternelle journée ! — Nos armures, qui se sont éloignées d’ici brillantes comme l’argent, — s’en reviennent dorées de sang français ; — il n’est pas de panache attaché à un casque anglais — qui ait été abattu par une lance française ; — nos couleurs reviennent dans les mêmes mains — qui les ont déployées quand nous nous sommes mis en marche ; — et, comme une troupe joyeuse de chasseurs, ils arrivent, — nos robustes Anglais, ayant tous les mains teintes — du sang de leurs ennemis éteints. — Ouvrez vos portes, et donnez entrée aux vainqueurs.

HUBERT, du haut des remparts.

— Hérauts, du haut de nos tours, nous avons pu voir, — depuis le commencement jusqu’à la fin, le choc et le recul — des deux armées : — leur égalité n’a pu être mise en doute par les yeux les plus exercés. — Le sang a payé le sang, et les coups ont répondu aux coups ; — la force a résisté à la force, et la puissance a tenu tête à la puissance. — Les deux rivaux sont égaux, et nous les aimons également. — Il faut qu’un des deux l’emporte ; tant qu’ils resteront dans cet équilibre, — nous garderons notre ville contre tous les deux, et pour tous les deux.

Rentrent, d’un côté, le roi Jean, suivi de son armée et accompagné de Blanche, de la reine-mère Éléonore, et du Bâtard ; de l’autre, Philippe, Louis, l’Archiduc, suivis de troupes.
LE ROI JEAN, à Philippe.

— France, as-tu encore du sang à perdre ? — Laisseras-tu couler enfin le fleuve de notre droit ? — Ce fleuve, dont tu gênes le passage par tes obstacles, — s’élancera hors de son lit natal et débordera, — dans son cours troublé, jusque sur tes terres riveraines, — si tu ne laisses ses eaux argentées continuer — leur progrès pacifique jusqu’à l’Océan.

PHILIPPE.

— Angleterre, tu n’as pas sauvé une goutte de sang — de plus que nous, Français, dans cette chaude épreuve ; — tu as perdu plutôt davantage. Je le jure, par ce bras — qui gouverne la contrée que domine ce climat ! — nous ne déposerons pas les armes que la justice nous a fait prendre, — avant que nous t’ayons soumis, toi contre qui nous les prenons, — ou que nous ayons grossi d’un chiffre royal le nombre des morts, — ornant ainsi la liste, qui supputera les pertes de cette guerre, — d’un nom de roi accolé au carnage !

LE BÂTARD.

— Ah ! majesté, comme ta gloire s’exalte ! — Quand le riche sang des rois est en feu, — alors, la mort double d’acier ses mâchoires décharnées ; — elle a pour dents et pour crocs les épées des soldats, — et, dévorant la chair des hommes, elle se repaît — des querelles indécises des rois. — Pourquoi ces fronts augustes restent-ils ainsi ébahis ? — Rois, criez donc : Massacre ! Retournez dans la plaine rougie, — puissants égaux, génies enflammés ! — Que la confusion de l’un assure — la paix de l’autre ! Jusque-là, guerre, sang et mort !

LE ROI JEAN, à Hubert.

— Lequel des deux partis les habitants veulent-ils admettre ?

PHILIPPE.

— Parlez, citoyens, pour l’Angleterre : qui voulez-vous pour roi ?

HUBERT.

— Le roi d’Angleterre, quand nous le connaîtrons.

PHILIPPE.

— Reconnaissez-le en nous, qui soutenons ici ses droits.

LE ROI JEAN.

— En nous qui sommes le grand lieutenant de nous-même, — et qui vous apportons céans la possession de notre personne, — nous, seigneur et maître de notre présence, d’Angers et de vous !

HUBERT.

— Une puissance au-dessus de la nôtre conteste tout cela ; — et, tant que la chose sera incertaine, nous enfermerons — notre premier doute sous les forts verrous de nos portes, — souverainement dominés par nos scrupules, jusqu’à ce que nos scrupules résolus — aient été éclairés et détrônés par le vrai souverain !

LE BÂTARD.

— Par le ciel, ces gueux d’Angevins vous narguent, rois ; — et ils restent tranquillement dans leurs créneaux, — comme en un théâtre d’où ils observent, bouche béante, — les scènes et les actes de mort où vous vous ingéniez. — Que vos royales majestés se laissent diriger par moi : — faites comme les mutins de Jérusalem (29), — soyez amis pour le moment, et dirigez de concert — contre cette ville vos plus rudes moyens de destruction. — Que les canons de France et d’Angleterre, chargés jusqu’à la gueule, — soient mis en batterie sur Angers du couchant et du levant, — jusqu’à ce que leur grondement épouvantable ait écrasé — les côtes de pierre de cette cité présomptueuse. — Je voudrais les voir jouer incessamment sur ces drôles, — jusqu’à ce que leurs ruines démantelées — les laissassent aussi nus que l’air. — Cela fait, séparez vos forces un instant unies, — et que vos drapeaux mêlés se quittent de nouveau : — alors, tournez-vous face à face, pointe contre pointe, — et bientôt la fortune aura choisi — dans un des côtés l’heureux mignon — à qui, pour première faveur, elle accordera la journée — en lui donnant le baiser d’une glorieuse victoire. — Comment trouvez-vous ce conseil fantasque, puissants souverains ? — Ne sent-il pas quelque peu sa politique ?

LE ROI JEAN.

— Eh bien, par le ciel qui pend au-dessus de nos têtes, — il me plaît fort.

À Philippe.

France, si nous mêlions nos forces — et si nous rasions cette ville d’Angers jusqu’au sol ? — Il sera temps ensuite de nous battre à qui en sera roi.

LE BÂTARD, à Philippe.

— Offensé comme nous par cette ville obstinée, — si tu as l’étoffe d’un roi, tourne la bouche de ton artillerie, — comme nous la nôtre, vers ces murs impertinents. — Quand nous les aurons jetés bas, — eh bien, alors, défions-nous les uns les autres, — et travaillons-nous pêle-mêle pour le ciel ou l’enfer !

PHILIPPE.

— Qu’il en soit ainsi !… Parlez, par où attaquerez-vous ?

LE ROI JEAN.

— Nous, c’est de l’ouest que nous enverrons la destruction — au cœur de la cité.

L’ARCHIDUC.

— Moi, du nord.

PHILIPPE.

Notre tonnerre lancera du sud — l’éclair de ses boulets.

LE BÂTARD, à part.

— Ô l’habile stratégie ! Du nord au sud, — l’Autriche et la France se tireront dans le nez l’une de l’autre. — Encourageons-les…

Haut.

Allons, partons, partons !

HUBERT.

— Écoutez-nous, grands rois ; daignez patienter un moment, — et je vous montrerai la paix, l’alliance la plus attrayante. — Gagnez cette cité sans coup ni blessure : — laissez mourir dans leurs lits tous ces vivants, — qui sont venus ici, essoufflés, se sacrifier sur le champ de bataille. — Ne vous obstinez pas, mais écoutez-moi, puissants rois !

LE ROI JEAN.

— Parlez à loisir : nous sommes prêts à écouter.

HUBERT.

— Cette fille d’Espagne que voilà (30), madame Blanche, — est parente du roi d’Angleterre. Comptez les années — du dauphin Louis et de cette aimable vierge. — Si l’amour n’est qu’un désir en quête de beauté, — où la trouvera-t-il plus éclatante que chez Blanche ? — Si l’amour est une passion vouée à la recherche de la vertu, — où la trouvera-t-il plus pure que chez Blanche ? — Si l’amour est une ambitieuse aspiration à une haute alliance, — qui donc a dans les veines un plus noble sang que madame Blanche ? — Ainsi qu’elle, le jeune Louis est complet en toute choses, — beauté, vertu, naissance ; — ou s’il ne l’est pas, la raison, c’est que lui et elle font deux ; — et, quant à elle, s’il lui manque quelque chose, — ce qui lui manque, c’est de ne faire qu’un avec lui. — Il est la moitié de l’homme idéal — qui doit être achevé par elle ; — elle est la perfection partagée — dont il est le complément suprême. — Oh ! comme ces deux sources argentines, quand elles se joindront, — glorifieront leurs rives ! — Vous, rois, vous serez les deux côtés unis par ces deux courants. — Oui, mariez ces deux princes, — et vous serez la double digue qui les protégera. — Cette union aura plus d’effet que vos batteries — sur nos portes closes : devant cette alliance, — bien plus vite que devant la violence de la poudre, — nous ouvrirons tout grand le passage, — et nous vous donnerons accès ; mais, sans cela, — sachez-le, les mers ne sont pas aussi sourdes dans leur rage, — les lions plus résolus, les montagnes et les rocs — plus immuables, non, ni la mort elle-même — plus acharnée dans sa fureur meurtrière, — que nous, pour défendre cette cité !

LE BÂTARD.

Voyez donc comme cet adversaire — secoue hors de ses guenilles le squelette — de l’antique mort ! Cet être-là est bien embouché, vraiment. — Comme il vous crache meurtres, montagnes, rocs et mers ! — Il cause aussi familièrement de lions rugissants, — qu’une fille de treize ans d’un petit de sa chienne ! — De quel canonnier tient-il donc ce sang ardent ? — Sa parole est un vrai coup de canon avec fumée et ricochet. — Il donne la bastonnade avec sa langue ; — nos oreilles en sont tout étrillées : un mot de lui — assomme mieux qu’un coup de poing français ! — Morbleu ! je n’ai jamais été aussi houspillé de paroles, — depuis la première fois que j’ai appelé le père de mon frère : papa !

Philippe, Louis et l’Archiduc causent à voix basse.
LA REINE-MÈRE, à part, au roi Jean.

— Mon fils, prêtons-nous à ce rapprochement, faisons ce mariage, — donnons à notre nièce une dot convenable : — car, par ce nœud-là, tu attacheras sûrement — la couronne encore mal assurée sur ta tête ; — et ce faible rejeton n’aura plus assez de soleil pour mûrir — la fleur qui promet le fruit de la puissance. — Je vois dans les regards du Français une disposition à céder. — Vois comme ils chuchotent ! Presse-les, tandis que leurs âmes — sont capables de cette ambition, — de peur que leur zèle, en train de fondre, — ne se raffermisse et ne se consolide — sous le souffle orageux des prières de la pitié et du remords.

HUBERT.

— Pourquoi leurs majestés ne répondent-elles pas — à ces offres amicales de notre ville menacée ?

PHILIPPE, au roi Jean.

— Parle d’abord, Angleterre, toi qui as commencé — les pourparlers avec cette cité. Que dis-tu ?

LE ROI JEAN, à Philippe.

— Si le Dauphin, ton fils princier, — peut lire : J’aime ! dans ce livre de beauté, — la dot de Blanche vaudra celle d’une reine ; — car l’Anjou, la belle Touraine, le Maine, le Poitou, et, — excepté la ville que nous assiégeons ici, — tout ce qui, de ce côté de la mer, — relève de notre couronne et de notre pouvoir, — doreront son lit nuptial. Devenue par là aussi riche — de titres, d’honneurs et de dignités — qu’elle l’était déjà de beauté, d’éducation et de noblesse, — elle marchera de pair avec la première princesse du monde.

PHILIPPE, à Louis.

— Que dis-tu, mon enfant ? Regarde bien le visage de la dame.

LOUIS.

— C’est ce que je fais, monseigneur, et je découvre dans sa prunelle — une merveille, un merveilleux miracle : — l’ombre de moi-même formée dans ses yeux ; — une ombre produite par un soleil ! — Je jure que je ne me suis jamais tant aimé — que depuis que je me vois en effigie — exposé sur le chevalet de son — œil flatteur.

Il parle bas à Blanche.
LE BÂTARD.

— Exposé sur le chevalet de son œil flatteur ! — Et, sans doute aussi, pendu au pli de son front rembruni, — après avoir été mis par son cœur à la question ! Notre amoureux se voit — puni comme un traître qu’il est. Quel malheur pourtant — qu’un pareil nigaud soit exposé, mis à la question, et pendu — en si aimable lieu !

BLANCHE, au Dauphin.

— La volonté de mon oncle à cet égard est la mienne. — S’il voit en vous quelque chose de sympathique — qui suffise à vous attirer sa sympathie, — je puis aisément transmettre cette sympathie à mon inclination, — ou, si vous voulez, pour parler plus nettement, — l’imposer à mon amour. — Je ne veux pas vous flatter, monseigneur, de cette idée — que tout ce que je vois en vous est digne d’amour, — mais je me borne à vous dire — que, même en vous donnant pour juge la plus ladre critique, — je ne trouve rien en vous qui mérite l’horreur.

LE ROI JEAN.

— Que disent ces jouvenceaux ? Que dit ma nièce ?

BLANCHE.

— Qu’elle est engagée d’honneur à faire toujours — ce que vous daignerez en tous temps décider dans votre sagesse.

LE ROI.

— Parlez donc, Dauphin : pouvez-vous aimer madame ?

LOUIS.

— Ah ! demandez-moi plutôt si je puis m’abstenir de l’aimer, — car je l’aime très-évidemment.

LE ROI JEAN.

— Eh bien, je te donne avec elle — le Vexin, la Touraine, le Maine, — le Poitou et l’Anjou, cinq provinces, — et en outre, — trente mille marcs pesants, argent anglais ! — Philippe de France, si cela t’est agréable, — commande à ton fils et à ta fille de joindre leurs mains.

PHILIPPE.

— Nous en sommes charmés… Jeunes princes, unissez vos mains.

Blanche et le Dauphin se donnent la main.
L’ARCHIDUC.

— Et vos lèvres aussi ! Je suis bien sûr — de l’avoir fait, le jour où j’ai été fiancé.

Blanche et le Dauphin s’embrassent.
PHILIPPE.

— Maintenant, citoyens d’Angers, ouvrez vos portes ; — accueillez cette alliance que vous venez de former, — car les rites du mariage vont être célébrés — sur-le-champ à la chapelle de Sainte-Marie. — Madame Constance n’est pas dans notre compagnie ? — Non. Je suis sûr qu’elle n’y est pas ; car sa présence — aurait grandement troublé l’union qui vient de se former. — Où est-elle ? où est son fils ? Qui le sait, me le dise !

LOUIS.

— Elle est dans la tente de votre altesse, triste et désolée.

PHILIPPE.

— Et, sur ma foi, le traité que nous avons conclu — va donner à sa tristesse un faible soulagement.

Au roi Jean.

— Frère d’Angleterre, comment pourrions-nous satisfaire — cette veuve ?… Nous étions venus pour lui donner une satisfaction ; — et cette satisfaction, Dieu le sait, nous l’avons faussée — à notre propre avantage.

LE ROI JEAN.

Nous remédierons à tout : — car nous allons créer le jeune Arthur duc de Bretagne — et comte de Richemond ; en même temps nous le faisons seigneur — de cette riche et belle ville… Qu’on appelle madame Constance ; — que quelque prompt messager lui dise de venir — à notre solennité !…

À Philippe.

Je suis convaincu — que, sans combler la mesure de ses désirs, — nous la satisferons suffisamment pour empêcher ses cris. — Allons nous préparer, autant que le permettra la hâte, — pour cette cérémonie imprévue et improvisée.

Tous sortent excepté le Bâtard. Hubert et tous les citoyens d’Angers se retirent du haut des remparts.
LE BÂTARD, seul.

— Monde fou ! rois fous ! convention folle ! — Jean, pour mettre fin aux prétentions d’Arthur sur tout un empire, — en cède volontairement une partie ! — Et le Français, dont l’armure était bouclée par la conscience, — le Français, que le dévouement et l’humanité avaient amené sur le champ de bataille — comme le soldat de Dieu, s’est concerté — avec ce changeur de résolutions, avec ce démon sournois, — avec cet entremetteur qui casse la tête à l’honneur, — avec ce faiseur quotidien de faux serments qui les exploite tous, — rois, mendiants, vieillards, jeunes gens, jeunes filles, — et qui, n’ayant plus à souiller — ici-bas que le titre de vierge, le vole à la vierge pauvre, — avec ce seigneur au doux visage et caressant : l’Intérêt ! — L’Intérêt, cet égarement du monde ! — Le monde, bien équilibré, — se mouvait en ligne droite sur un terrain aplani, — quand l’Intérêt, cette infime pierre d’achoppement qui fausse toute impulsion, — l’a fait dévier de son cours impartial, — de sa direction, de son élan, de sa ligne, de son but ! — Ce tricheur, l’Intérêt, — ce ruffian, cet agioteur, cette parole toujours changeante, — s’est dressé devant le volage Français — et l’a rejeté, loin de sa mission libératrice, — d’une guerre résolue et honorable — à la paix la plus ignoble et la plus infâme ! — Et moi-même, pourquoi est-ce que je déblatère contre l’Intérêt ? — c’est seulement parce qu’il ne m’a pas encore caressé ; — ce n’est point que j’aurais la force de fermer la main, — si ses beaux anges d’or voulaient faire connaissance avec ma paume ; — c’est simplement que, ma main n’ayant pas encore été tentée, — je dois, en ma qualité de pauvre, déblatérer contre le riche. — Oui, tant que je serai misérable, je déblatérerai, — et ne trouverai de faute qu’au riche ; — quand je serai riche, j’aurai pour vertu de ne trouver de vices qu’à la misère. — Puisque les rois violent leurs serments selon leur commodité, — Intérêt, sois mon Dieu ! car je veux t’adorer (31) !

Il sort.

SCÈNE III.
[La tente du roi de France]
Entrent Constance, Arthur et Salisbury.
CONSTANCE, à Salisbury.

— Partis pour se marier ! partis pour se jurer la paix ! — un sang parjure uni à un sang parjure ! partis pour être amis ! — Louis aura Blanche, et Blanche ces provinces ? — Cela n’est pas, tu as mal dit, mal entendu. — Réfléchis bien ; répète-moi ton récit. — C’est impossible. Toi, tu dis simplement : Cela est. — Je suis convaincue que je puis ne pas être convaincue par toi ; car ta parole — n’est que le vain souffle d’un homme vulgaire. — Crois-moi, je ne te crois pas, homme ; — j’ai un serment de roi pour garant du contraire. — Tu seras puni pour m’avoir ainsi alarmée : — car je suis malade, et accèssible à la peur, — accablée de tourments, et remplie de peur, — veuve, et sujette à la peur, — femme, et née pour la peur. — Tu auras beau m’avouer maintenant que tu n’as fait que plaisanter ; — mes esprits troublés ne pourront plus m’accorder de trêve, — ils frémiront et trembleront tout le jour. — Qu’as-tu à hocher ainsi la tête ? — Pourquoi jettes-tu ce regard si triste sur mon fils ? — Que veut dire cette main sur ton cœur ? — Pourquoi ton œil retient-il ce larmoiement lamentable — qui déborde comme un ruisseau superbe ? — Est-ce que ces tristes signes confirmeraient tes paroles ? — Répète donc, alors, non pas tout ton premier récit, — mais ce simple mot que ton récit est vrai !

SALISBURY.

— Aussi vrai que vous devez, je crois, trouver faux — ceux qui sont cause que je vous dis vrai !

CONSTANCE.

— Oh ! puisque tu m’enseignes à croire à cette douleur, — enseigne aussi à cette douleur à me faire mourir. — Que cette croyance et ma vie se heurtent, — comme les furies de deux désespérés — qui, au premier choc, tombent et meurent ! — Louis épouse Blanche ! Oh ! mon enfant, alors, où en es-tu ? — La France amie de l’Angleterre ! qu’advient-il de moi ?

À Salisbury.

— L’ami, va-t-en ! Je ne puis endurer ta vue : — cette nouvelle t’a rendu le plus affreux des hommes !

SALISBURY.

— Quel autre mal ai-je fait, bonne dame, — que de vous raconter le mal fait par d’autres ?

CONSTANCE.

— Ce mal est si odieux en lui-même — qu’il rend malfaisants tous ceux qui en parlent.

ARTHUR.

— Je vous en supplie, madame, résignez-vous.

CONSTANCE.

— Ô toi qui me dis de me résigner, si tu étais horrible — et difforme, si, calomniant le ventre de ta mère, — tu étais couvert de signes fâcheux et de taches repoussantes, — boiteux, niais, voûté, noir, monstrueux, — couvert de verrues hideuses et de marques choquantes, — tout cela me serait égal. Je me résignerais alors ! — Car alors je ne t’aimerais pas ; et toi, — indigne de ta haute naissance, tu ne mériterais pas une couronne. — Mais tu es beau, et à ta naissance, cher enfant, — la nature et la fortune se sont unies pour te faire grand. — Pour les dons de la nature, tu peux rivaliser avec les lis — et la rose à demi ouverte. Mais la fortune, oh ! — elle est corrompue, pervertie, tournée contre toi. — Elle vit dans un incessant adultère avec Jean, ton oncle ! — De sa main dorée, elle a entraîné la France — à fouler sous ses pieds le noble respect de la souveraineté, — et a su faire de sa majesté l’entremetteuse de leurs amours ! — La France est l’entremetteuse de la fortune et du roi Jean, — de la fortune, cette catin, de Jean, cet usurpateur ! — L’ami, dis-moi, est-ce que le chef de la France n’est pas parjure ? — Crache-lui donc le venin de tes paroles ; sinon, passe ton chemin, — et laisse à leur isolement ces douleurs que seule — je suis tenue de subir !

SALISBURY.

Pardonnez-moi, madame ; — je ne puis sans vous me rendre auprès des rois.

CONSTANCE.

— Tu le peux, et tu le feras : je n’irai pas avec toi. — J’apprendrai à mes douleurs à être fières : car le malheur est fier et exalte sa victime. — Qu’ils viennent à moi, les rois ! — Qu’ils s’assemblent devant la majesté de ma douleur ! — Elle est si grande que l’énorme terre ferme — peut seule la supporter ! Moi et ma douleur, nous nous asseyons ici. — Voici mon trône, dites aux rois de venir le saluer (32) !

Elle se jette par terre.
Entrent le roi Jean, Philippe, Louis, Blanche, la reine-mère Éléonore, le Bâtard, l’Archiduc, et des courtisans.
PHILIPPE, à Blanche de Castille.

— C’est vrai, ma charmante fille ; et ce jour bien heureux — sera à jamais célébré en France. — Pour le solenniser, le soleil glorieux — s’arrête dans sa course, et, imitant l’alchimiste, — par la splendeur de son radieux regard, change — la maigre terre fangeuse — en or étincelant. — L’avenir, en en ramenant l’anniversaire, — le regardera certainement comme un jour de fête.

CONSTANCE, se levant.

— Comme un jour néfaste, et non un jour de fête ! — Qu’a-t-il donc mérité, ce jour ? Qu’a-t-il fait — pour être inscrit en lettres d’or — sur le calendrier, parmi les grandes époques ? — Ah ! plutôt chassons ce jour de la semaine, — ce jour de déshonneur, d’oppression, de parjure ; — ou, s’il doit y rester, que les femmes grosses — prient le ciel de ne pas être délivrées ce jour-là, — de peur que leurs espérances n’avortent dans un monstre ! — que les marins ne redoutent le naufrage que ce jour-là ! — que les marchés faits ce jour-là soient les seuls violés ! — que toutes les choses commencées ce jour-là viennent à mauvaise fin ! — Oui, que, ce jour-là, la loyauté même se change en fausseté creuse !

PHILIPPE.

— Par le ciel, madame, vous n’aurez pas de motif — de maudire les beaux résultats de ce jour. — Ne vous ai-je point engagé ma couronne ?

CONSTANCE.

— Vous m’avez donné pour une couronne un simulacre — de couronne qui, soumis à la touche, — est reconnu sans valeur. Vous vous êtes parjuré, parjuré ! — Vous êtes venu le bras levé pour verser le sang de mes ennemis ; — et maintenant, le bras tendu, vous alliez ce sang au vôtre. — Le poing fermé et le sourcil froncé de la guerre — se détendent en amicales caresses et en une paix fardée ; — et c’est de notre oppression que s’est faite cette ligue. — Aux armes, ciel, aux armes contre ces princes parjures ! — Une veuve crie : Ciel, sois mon époux ! — Ne laisse pas les heures de ce jour sacrilége — terminer en paix ce jour ; mais, avant le coucher du soleil, — lance la discorde armée entre ces rois parjures ! — Entends-moi ! oh ! entends-moi !

L’ARCHIDUC.

Paix, madame Constance !

CONSTANCE.

— Guerre ! guerre ! pas de paix ! la paix est pour moi une guerre. — Ô Limoges ! … Ô Autrichien (33) ! tu déshonores — ta sanglante dépouille, toi, manant ! toi, misérable ! toi, poltron, — toi, petit en vaillance, grand en vilenie ! — toi, toujours fort du côté du plus fort ! — toi, champion de la fortune, qui ne te bats jamais — que quand cette capricieuse maîtresse est là — pour t’apprendre à te sauver ! tu t’es parjuré, — toi aussi, et tu flagornes la force ! Quel bouffon es-tu donc ? — bouffon rampant qui faisais le matamore et qui pestais et qui jurais — pour ma défense ! Maroufle à sang froid, — ne parlais-tu pas comme un tonnerre en ma faveur ? — N’étais-tu pas mon soldat juré, me disant de me confier — à ton étoile, à ta fortune et à ta puissance ? — Et voilà que tu passes à mes ennemis ! — Tu portes une peau de lion ; jette-la par pudeur, — et pends une peau de veau à ces lâches épaules !

L’ARCHIDUC.

— Oh ! si un homme me disait ces paroles-là, à moi !

LE BÂTARD, à l’Archiduc.

— Et pends une peau de veau à ces lâches épaules.

L’ARCHIDUC, au Bâtard.

— Tu n’oserais pas le répéter, drôle, sur ta vie !

LE BÂTARD.

— Et pends une peau de veau à ces lâches épaules !

LE ROI JEAN, au Bâtard.

— Nous n’aimons pas ça : tu t’oublies.

Entre le cardinal Pandolphe.
PHILIPPE.

— Voici le saint légat du pape.

PANDOLPHE, saluant les deux rois.

— Salut, oints du Seigneur, délégués du ciel ! — Près de toi, roi Jean, ma sainte mission est celle-ci : — Moi, Pandolphe, cardinal de la belle Milan, — et ici légat du pape Innocent, — je demande pieusement, en son nom, — pourquoi tu te révoltes si obstinément — contre l’Église, notre sainte mère ; et pourquoi tu éloignes violemment — Étienne Langton, archevêque de — Cantorbéry, du saint siége auquel il est élu ? — Voilà ce qu’au nom de notre Saint-Père susdit, — le pape Innocent, je te demande, à toi.

LE ROI JEAN.

— Quel est donc le titre terrestre qui peut soumettre à un interrogatoire — le libre souffle d’un roi sacré ? — Tu ne peux pas, cardinal, imaginer un titre — aussi futile, aussi indigne, aussi ridicule, — que celui de pape, pour me sommer de répondre. — Dis-lui cela ; et, de la part de l’Angleterre, — ajoute ceci : qu’aucun prêtre italien — ne percevra jamais ni dîmes, ni taxes dans nos domaines, — et que, comme nous sommes le chef suprême sous le ciel, — nous entendons, seul sous ses auspices, — sans l’assistance d’aucun bras mortel, — défendre cette suprématie, — par laquelle nous régnons. — Dis cela au pape, sans plus d’égards — pour lui et pour son autorité usurpée.

PHILIPPE.

— Frère d’Angleterre, vous blasphémez.

LE ROI JEAN.

— Continuez, vous et tous les rois de la chrétienté, — à vous laisser mener grossièrement par ce prêtre intrigant, — sous l’effroi d’une malédiction qu’une monnaie peut racheter, — et à acquérir, par les mérites de l’or vil, rebut et poussière, — le pardon frelaté d’un homme — qui, dans cette vente, ne vend que son propre pardon ; — continuez, vous et tous les autres, qu’on mène si grossièrement, — à entretenir de vos revenus cette sorcellerie jongleuse. — Que m’importe ! seul, je m’oppose seul au pape, — et je tiens ses amis pour mes ennemis.

PANDOLPHE.

— Eh bien, en vertu du pouvoir légitime que je possède, — sois maudit et excommunié (34) ! — Béni soit le révolté — qui refusera allégeance à un hérétique ! — Il sera réputé de conduite méritoire, — canonisé et sanctifié, — celui qui, par quelque secret moyen, te retirera — ton exécrable vie.

CONSTANCE.

Oh ! permettez — que pour un moment Rome fasse place à mes malédictions ! — Bon père cardinal, criez amen — à mes imprécations perçantes : car, sans ma douleur, — nulle langue n’a le pouvoir de bien le maudire.

PANDOLPHE.

— C’est au nom de la loi, madame, que je le maudis.

CONSTANCE.

— Et moi aussi ! Mais, quand la loi ne peut plus faire droit, — la justice veut qu’elle cède le pas à la douleur. — La loi ne peut pas rendre à mon enfant son royaume ; — car celui qui tient son royaume tient aussi la loi. — Donc, quand la loi elle-même n’est que l’injustice absolue, — de quel droit couperait-elle la parole à mes malédictions ?

PANDOLPHE.

— Philippe de France, sous peine d’être maudit, — lâche la main de cet archi-hérétique, — et menace sa tête de toute la puissance de la France, — s’il ne se soumet pas à Rome.

LA REINE-MÈRE, à Philippe.

— Pâlirais-tu, Français ? ne lâche pas sa main.

CONSTANCE.

— Attention, démon. Prends garde que le Français n’ait un remords, — et que, dégageant sa main, il ne fasse perdre une âme à l’enfer !

L’ARCHIDUC.

— Roi Philippe, écoute le cardinal.

LE BÂTARD, à Philippe, montrant l’archiduc.

— Et pends une peau de veau à ces lâches épaules !

L’ARCHIDUC.

— Ruffian, il faut bien que j’empoche ces outrages — puisque…

LE BÂTARD, à l’archiduc.

Ils peuvent fort bien tenir dans tes culottes.

LE ROI JEAN.

— Philippe, qu’as-tu à dire au cardinal ?

CONSTANCE.

— Qu’a-t-il à dire autrement que comme le cardinal ?

LOUIS.

— Réfléchissez, mon père : choisissez — entre l’anathème accablant de Rome — et le léger sacrifice du bon vouloir anglais. — Risquez le moins dangereux.

BLANCHE.

C’est l’anathème de Rome.

CONSTANCE.

— Ô Louis ! tiens bon : le démon te tente ici — sous la forme d’une nouvelle mariée en déshabillé.

BLANCHE.

— Madame Constance, ce n’est pas votre conscience, — c’est votre exigence qui parle.

CONSTANCE.

Oh ! si tu reconnais mon exigence, — qui n’existe que par la mort de la conscience, — tu dois en venir à cette conclusion, — que la conscience revivrait par la mort de mon exigence. — Voulez-vous abattre mon exigence ? ressuscitez la conscience ; — mais, si vous abattez la conscience, vous ranimez mon exigence.

LE ROI JEAN.

— Le roi est ému et ne répond pas.

CONSTANCE, à Philippe.

— Oh ! éloigne-toi de lui et réponds bien.

L’ARCHIDUC.

— Faites cela, roi Philippe. Ne traînez pas la chose plus longtemps.

le bâtard, à l’archiduc.

— Et toi, rustre exquis, ne traîne rien qu’une peau de veau !

PHILIPPE.

— Je suis perplexe, et je ne sais que dire.

PANDOLPHE.

— Ce que tu vas dire peut te rendre plus perplexe encore, — si tu te fais excommunier et maudire.

PHILIPPE, au cardinal.

— Très-révérend père, mettez-vous à ma place, — et dites-moi comment vous vous conduiriez vous-même. — Sa main royale et la mienne viennent de se joindre ; — et nos âmes intimement unies ont été mariées, accouplées et liées — avec toute la religieuse force des serments sacrés. — Le dernier souffle qui ait eu son de parole — a été un serment de fidélité, de paix, d’amitié, de véritable amour — entre nos deux empires et nos royales personnes. — Pour nous serrer les mains à la conclusion de ce royal pacte d’alliance, — nous avons à peine pris le temps de les laver… — Dieu sait, en effet, combien, un peu avant cette trêve, — le carnage les avait barbouillées et souillées — de son pinceau, et avec quelle couleur la vengeance y avait peint — l’effroyable querelle de deux rois irrités !… — Et ces mains, à peine purifiées, si récemment, si fortement unies par un mutuel amour, — se détacheraient de cette étreinte et de cette bonne réconciliation ! — Nous pourrions ainsi ruser avec l’honneur, nous moquer du ciel, — et, par notre inconstance, faire de nous des enfants — qui n’ont voulu que jouer à la main chaude ! — Nous pourrions abjurer la foi jurée, faire marcher — une horde sanglante sur le lit nuptial de la paix qui sourit, — et susciter la révolte sur le front serein — de la loyauté pure ! Ô saint homme, — mon révérend père, qu’il n’en soit pas ainsi ! — Du haut de votre grâce, imaginez, décrétez, imposez — quelque douce décision ; et alors c’est avec bonheur — que nous nous soumettrons à votre bon plaisir, en restant amis !

PANDOLPHE, à Philippe.

— Toute forme est difformité, tout ordre est désordre, — qui n’est pas contraire à l’amitié anglaise. — Ainsi, aux armes ! sois le champion de notre Église ! — ou que l’Église notre mère profère sa malédiction, — malédiction maternelle, sur son fils révolté ! — France, tu pourrais tenir un serpent par la langue, — un lion furieux par sa griffe meurtrière, — un tigre à jeun par les dents : — ce serait plus sûr que de serrer pacifiquement la main que tu tiens.

PHILIPPE.

— Je puis dégager ma main, mais non mon honneur.

PANDOLPHE.

— Tu fais ainsi de l’honneur l’ennemi de l’honneur ; — tu mets en guerre civile serment contre serment, — ta parole contre ta parole. Oh ! tiens d’abord — envers le ciel le vœu que tu as fait au ciel, — d’être le champion de notre Église. — Ce que tu as juré depuis, tu l’as juré contre toi-même, — et tu ne peux toi-même l’accomplir. — Car c’est un tort de faire loyalement — ce que tu as juré à tort ; — et c’est faire loyalement que de ne pas faire — ce qui dans l’exécution tend au mal. — Le meilleur acte de l’erreur, — c’est d’errer de nouveau : tout en déviant, — la déviation ramène au droit chemin ; — le mensonge guérit le mensonge, de même que l’inflammation refroidit l’inflammation — dans les veines brûlantes de celui qu’on cautérise. — C’est la religion qui oblige à tenir les vœux, — mais tu as juré contre la religion. — Ainsi, tu as juré contre ce que tu avais juré ; — tu as, en garantie de ta foi, opposé un serment — à un serment. Or, un serment fait — sans conviction n’est plus un serment quand il est un parjure ; — autrement quelle dérision ce serait de jurer ! — Par ton nouveau serment, tu te rends parjure, — et d’autant plus parjure si tu le tiens. — Ainsi, ton dernier vœu, opposé au premier, — est une rébellion de toi-même contre toi-même ; — et tu ne peux pas remporter une plus belle victoire — qu’en armant tout ce qu’il y a en toi de noble constance — contre ces suggestions lâches et imprudentes. — Pour cette belle résolution, nos prières te tiendront en aide — si tu ne les dédaignes pas ; mais, autrement, sache — que nos malédictions menacent de tomber sur toi — si pesamment que tu ne pourras pas les secouer — et que, de désespoir, tu mourras sous leur sombre fardeau !

L’ARCHIDUC.

— Rébellion ! pure rébellion !

LE BÂTARD.

Oui-dà ? — Est-ce qu’on ne trouvera pas une peau de veau pour te fermer cette bouche-là ?

LOUIS.

— Mon père, aux armes !

BLANCHE, au Dauphin.

Le jour de ton mariage ! — contre le sang que tu viens d’épouser ! — Est-ce qu’à notre repas de noces on servira des hommes égorgés ? — Est-ce que les stridentes trompettes et les tambours grossièrement bruyants — feront, avec leurs clameurs d’enfer, le concert de notre fête ? — Ô mon mari, écoute-moi ! Hélas ! que cet appel — est nouveau dans ma bouche ! … Par ce nom — que jusqu’aujourd’hui ma langue n’avait jamais prononcé, — je t’en supplie à genoux, ne prends pas les armes — contre mon oncle.

CONSTANCE.

Oh ! sur mes genoux — endurcis à force de génuflexions, je t’en prie, toi, — vertueux Dauphin, n’altère pas la décision — prononcée d’avance par le ciel.

BLANCHE.

— C’est maintenant que je verrai si tu m’aimes. Quel motif pourrait être — auprès de toi plus fort que le titre d’épouse ?

CONSTANCE.

— Ce qui fait l’orgueil de qui fait ton orgueil, — l’honneur ! Oh ! ton honneur, Louis, ton honneur !

LOUIS, à Philippe.

— Je m’étonne que votre majesté semble si froide, — quand de si graves intérêts la pressent.

PANDOLPHE.

— Je vais lancer l’anathème sur sa tête.

PHILIPPE, au cardinal.

— Tu n’en auras pas besoin…

Au roi Jean.

Angleterre, je me sépare de toi.

CONSTANCE.

— Ô brillant retour de la majesté bannie !

LA REINE-MÈRE.

— Ô noire trahison de l’inconstance française !

LE ROI JEAN, à Philippe.

— France, tu pleureras cette heure avant une heure.

LE BÂTARD.

— Pour peu que ce vieil horloger, le temps, ce vieux fossoyeur, le temps, — y mette de la complaisance, certes la France pleurera !

BLANCHE.

— Le soleil est couvert de sang ! beau jour, adieu ! — De quel côté dois-je aller ? — Je suis avec l’un et l’autre : les armées ont chacune une de mes mains, — et, liée que je suis à toutes deux, — elles me démembrent par un arrachement convulsif.

Au Dauphin.

— Époux, je ne puis prier pour ton triomphe.

Au roi Jean.

— Oncle, il faut que je prie pour ta défaite.

À Philippe.

— Père, je ne puis te souhaiter la fortune.

À la reine-mère Éléonore.

— Aïeule, je ne veux pas souhaiter que tes souhaits réussissent. — Quel que soit le vainqueur, je perdrai à la victoire, — et je suis sûre de la perte, avant que la partie soit jouée.

LOUIS.

— Sois avec moi, ma dame ! Avec moi est ta fortune.

BLANCHE.

— Ce qui donnera vie à ma fortune peut détruire ma vie.

LE ROI JEAN, au Bâtard.

— Cousin, va rassembler nos forces.

Le Bâtard sort.
À Philippe.

— Français, je suis embrasé d’une fureur brûlante, — d’une rage dont la flamme ne peut plus — être éteinte que dans le sang, — le sang de la France, et son sang le plus cher.

PHILIPPE.

— Ta rage n’embrasera que toi, et tu seras — en cendres avant que notre sang en ait noyé la flamme. — Prends garde à toi, tu es en danger.

LE ROI JEAN.

— Pas plus que celui qui me menace… Aux armes ! en avant !

Ils sortent.

SCÈNE IV.
[Une plaine près d’Angers. Fanfares d’alarmes. Mouvements de troupes sur la scène.]
Entre le Bâtard, portant la tête de l’Archiduc (35).
LE BÂTARD.

— Sur ma vie, cette journée devient prodigieusement chaude. — Quelque démon aérien plane dans les airs, — et verse ici-bas la destruction. Tête d’Autrichien, repose là, — tandis que Philippe va respirer.

Il jette la tête à terre.
Entrent le roi Jean, conduisant Arthur prisonnier, et Hubert.
LE ROI JEAN.

— Hubert, garde cet enfant…

Au Bâtard.

Philippe, terminons ! — Ma mère est assaillie dans notre tente, — et prise, j’en ai peur.

LE BÂTARD.

Monseigneur, je l’ai délivrée : — son altesse est en sûreté, ne craignez rien. — En avant, mon suzerain ! Avec un léger effort — nous amènerons cette besogne à une heureuse fin.

Ils sortent.
Mouvements de troupes. Retraite. On voit revenir le roi Jean, accompagné de la Reine-Mère et d’Hubert qui tient Arthur par la main, puis le Bâtard, et des lords anglais.
LE ROI JEAN, à la reine-mère.

— Ce sera ainsi, votre grâce restera en arrière, — avec cette forte garde.

À Arthur.

Cousin, n’aie pas l’air triste : — ta grand’mère t’aime, et ton oncle sera — aussi tendre pour toi que l’était ton père.

ARTHUR.

— Oh ! ma mère en mourra de chagrin !

LE ROI JEAN, au Bâtard.

— Cousin, pars pour l’Angleterre ; prends vite les devants ; — et, avant notre venue, aie soin de secouer les sacs — de ces accapareurs d’abbés ; remets en liberté — leurs anges d’argent emprisonnés : il faut que la guerre affamée — soit nourrie par le sein plantureux de la paix. — Use de nos pouvoirs dans toute leur étendue.

LE BÂTARD.

— Ni cloche, ni bréviaire, ni cierge ne me fera reculer, — quand l’or et l’argent me font signe d’avancer. — Je laisse votre altesse…

À la reine-mère.

Grand’mère, — si jamais je me souviens d’être dévot, — je prierai pour votre beau salut. Sur ce, je baise votre main.

LA REINE-MÈRE.

— Adieu, gentil cousin.

LE ROI JEAN.

Cher cousin, adieu !

Le Bâtard sort.
LA REINE-MÈRE, à Arthur.

— Viens ici, petit parent ; écoute, un mot !

Arthur quitte la main d’Hubert et va à la reine-mère, qui l’emmène à l’écart. Les lords se retirent au fond de la scène.
LE ROI JEAN.

— Viens ici, Hubert.

Hubert s’approche du roi.

Ô mon doux Hubert, — nous te devons beaucoup. Dans cette enceinte de chair — il est une âme qui te compte pour son créancier, — et qui veut te payer ton dévouement avec usure. — Ah ! mon bon ami, ton serment volontaire — vit là, tendrement caressé dans mon cœur. — Donne-moi ta main… J’avais une chose à te dire ; — mais je la réserve pour un meilleur moment. — Par le ciel, Hubert, j’ai presque honte — de te dire quelle sincère estime j’ai de toi.

HUBERT.

— Je suis bien obligé à votre majesté.

LE ROI JEAN.

— Bon ami, tu n’as pas encore de motif pour dire cela, — mais tu en auras, et, si tardif qu’il soit, le temps — arrivera où je pourrai te faire du bien. — J’avais une chose à te dire… mais laissons-la. — Le soleil est dans le ciel, et le jour éclatant, — escorté de tous les plaisirs du monde, — est trop frivole et trop brillamment paré — pour ma salle d’audience… Si la cloche nocturne, — avec sa langue de fer et sa bouche de bronze, — sonnait une heure à l’oreille engourdie de la nuit, — si nous étions ici dans un cimetière, — et si tu étais possédé de mille ressentiments ; — si cette sombre humeur, la mélancolie, — t’avait desséché, épaissi, alourdi le sang, — (le sang qui, pour peu qu’il parcoure et chatouille les veines de l’homme, — lui imprime aux yeux un rire idiot — et lui contracte les joues sous une folle gaieté, — émotion odieuse à mes projets ;) — ou bien si tu pouvais me voir sans yeux, — m’entendre sans oreilles et me répliquer sans voix, employant la pensée seule, — sans le regard, sans l’ouïe, sans ce murmure funeste de la parole, — alors, en dépit du jour qui nous couve de sa vigilance, — je verserais dans ton sein mes pensées ; — mais je n’en ferai rien… Ah ! pourtant je t’aime fort ; — et, ma foi, je crois que tu m’aimes fort.

HUBERT.

— Si fort que, quelque chose que vous me disiez d’entreprendre, — quand ma mort serait au bout de l’exécution, — par le ciel, je la ferais !

LE ROI JEAN.

Eh ! ne sais-je pas que tu la ferais ? — Bon Hubert ! Hubert ! Hubert ! jette les yeux — sur ce jeune garçon : je te le dirai, mon ami, — c’est un vrai serpent sur mon chemin : — partout où se pose mon pied, il est là, — rampant devant moi. Me comprends-tu ? — Tu es son gardien.

HUBERT.

Et je le garderai si bien — qu’il ne fera pas de mal à votre majesté.

LE ROI JEAN.

— La mort !

HUBERT.

Monseigneur ?

LE ROI JEAN.

Une tombe !

HUBERT.

Il ne vivra pas.

LE ROI JEAN.

Assez ! — Je puis être gai à présent… Hubert, je t’aime… — Allons, je ne te dirai pas ce que j’entends faire pour toi. — N’oublie pas…

Il s’avance vers la reine-mère.

Madame, adieu ; — je vais envoyer ces forces auprès de votre majesté.

LA REINE-MÈRE.

— Que ma bénédiction aille avec toi !

LE ROI JEAN, à Arthur.

Cousin, partez pour l’Angleterre… — Hubert sera votre homme ; il vous servira — avec tout le respect qui vous est dû… Holà ! vous autres, à Calais !

Tous sortent.

SCÈNE V.
[La tente du roi de France.]
Entrent Philippe, Louis, Pandolphe et des courtisans.
PHILIPPE.

— Ainsi, par un rugissement de la tempête sur les flots, — les voiles vaincues de toute l’armada — ont été séparées les unes des autres et dispersées.

PANDOLHE.

— Courage et patience ! tout ira bien.

PHILIPPE.

— Qu’est-ce qui peut aller bien après notre désastre ? — Ne sommes-nous pas battus ? Angers n’est-il pas perdu ? — Arthur fait prisonnier ? un grand nombre de nos chers amis tués ? — Et l’Anglais sanglant n’est-il pas parti pour l’Angleterre, — surmontant toute opposition, en dépit de la France ?

LOUIS.

— Ce qu’il a conquis, il l’a fortifié. — Une si ardente promptitude, dirigée avec tant d’habileté, — un ordre, si sage dans une course si furieuse, — est sans exemple. Qui a lu ou entendu — le récit d’une action semblable ?

PHILIPPE.

— Je supporterais volontiers cet éloge de l’Angleterre, — si nous pouvions y trouver une leçon pour nos hontes. — Regardez qui vient ici. La tombe d’une âme, — qui retient, malgré lui, l’éternel esprit — dans la vile prison d’une haleine oppressée !

Constance entre les cheveux en désordre.
PHILIPPE, à Constance.

— Je t’en prie, noble femme, viens avec moi.

CONSTANCE.

— Ah ! voilà ! voilà donc l’issue de votre paix !

PHILIPPE.

— Patience, bonne dame ! Courage, gentille Constance !

CONSTANCE.

— Non, je repousse tout conseil, tout redressement, — excepté celui qui met fin à tout conseil, le vrai redressement, — la mort, la mort ! Ô aimable, adorable mort ! — infection embaumée ! saine pourriture ! — lève-toi de la couche de l’éternelle nuit, — toi, horreur et effroi de la postérité, — et je baiserai tes os affreux, — et je mettrai mes prunelles dans tes creux orbites, — et je ferai des bagues à mes doigts de tes vers familiers, — et je me boucherai la gorge avec ta poussière fétide, — pour être, comme toi, une monstrueuse charogne. — Marche en grinçant sur moi, et je croirai que tu me souris, — et je te câlinerai comme ta femme. Bien-aimée du malheur, — oh ! viens à moi !

PHILIPPE.

Ô belle affliction, calmez-vous !

CONSTANCE.

— Non, non, je ne veux pas, tant que j’aurai un souffle pour crier. — Oh ! que ma langue n’est-elle dans la bouche du tonnerre ! — Alors, je ferais frémir le monde d’émotion, — et je réveillerais en sursaut ce cruel squelette — qui ne peut pas entendre une faible voix de femme — et qui dédaigne une invocation vulgaire.

PANDOLPHE.

— Madame, ce que vous proférez est folie, et non douleur.

CONSTANCE.

— Tu es impie de me calomnier ainsi. — Je ne suis pas folle ! Ces cheveux que j’arrache sont à moi ; — mon nom est Constance, et j’étais la femme de Geoffroy ; — Arthur est mon fils, et il est perdu. — Je ne suis pas folle… Plût au ciel que je le fusse ! — car alors il est probable que je m’oublierais moi-même ! — Oh ! si je pouvais l’être, quel chagrin j’oublierais ! — Prêche-moi une philosophie qui me rende folle, — et tu seras canonisé, cardinal ; — car, tant que je ne suis pas folle, tant que je suis sensible à la douleur, — ce qu’il y a en moi de raisonnable m’explique — comment je puis être délivrée de tant de maux, — et me conseille de me tuer ou de me pendre. — Si j’étais folle, j’oublierais mon fils, — ou je le prendrais follement pour une poupée. — Je ne suis pas folle : je ressens trop bien, trop bien, — les tortures variées de toutes mes calamités.

Elle se couvre de sa chevelure et sanglote.
PHILIPPE.

— Relevez ces tresses… Oh ! que d’amour je remarque — dans cette éclatante multitude de cheveux ! — Si, par hasard, ses yeux laissent tomber une larme argentée, — dix mille fils d’or se collent — à cette larme dans une commune douleur, — amis vrais, inséparables, fidèles, — qu’attache la calamité !

CONSTANCE, s’arrachant les cheveux et les jetant au vent.

— En Angleterre, si vous voulez.

PHILIPPE.

Relevez vos cheveux.

CONSTANCE.

— Oui, je vais le faire… Et pourquoi le ferais-je ? — Quand je les ai arrachés de leurs liens, je me suis écriée : — Oh ! si ces mains pouvaient affranchir mon fils — comme elles rendent à ces cheveux leur liberté ! — Mais, maintenant, je porte envie à leur liberté, — et je vais les remettre dans leurs liens, — puisque mon pauvre enfant est prisonnier. — Père cardinal, je vous ai entendu dire — que nous reverrons et que nous reconnaîtrons les êtres aimés dans le ciel. — Si cela est vrai, je reverrai mon fils : — car, depuis Caïn, le premier enfant mâle, — jusqu’à celui qui ne respire que d’hier, — il n’est jamais né d’aussi gracieuse créature. — Mais, maintenant, le ver du chagrin va le dévorer en bouton, — et chasser de ses joues sa beauté native, — et il aura la mine creusée d’un spectre — et la livide maigreur de la fièvre, — et il mourra ainsi, et il ressuscitera ainsi, — et, quand je la rencontrerai dans la cour des cieux, — je ne le reconnaîtrai plus ! Ainsi, jamais, jamais, — je ne dois revoir mon joli Arthur !

PANDOLPHE.

— Vous considérez trop cruellement la douleur.

CONSTANCE.

— Il me parle, lui, qui n’a jamais eu de fils !

PHILIPPE.

— Vous raffolez autant de votre douleur que de votre enfant.

CONSTANCE.

— La douleur occupe la place de mon fils absent ; — elle couche dans son lit ; elle va et vient avec moi ; — elle prend ses jolis airs, me répète ses mots, — me rappelle toutes ses grâces — et habille ses vêtements vides de sa forme. — J’ai donc bien raison de raffoler de la douleur ! — Adieu ; si vous aviez fait la même perte que moi, — je vous consolerais mieux que vous ne le faites.

Elle arrache sa coiffure.

— Je ne veux pas garder cette parure sur ma tête, — quand il y a un tel désordre dans mon esprit. — Seigneur ! mon fils, mon Arthur, mon bel enfant ! — Ma vie ! ma joie ! ma nourriture ! mon univers ! — soutien de mon veuvage ! remède de ma douleur !

Elle sort.
PHILIPPE.

— Je crains quelque acte de désespoir, et je vais la suivre.

Il sort.
LOUIS.

— Il n’est rien dans ce monde qui puisse me faire une joie. — La vie m’est fastidieuse comme un conte deux fois dit, — dont on assomme l’oreille déjà sourde d’un homme assoupi. — L’amertume de la honte m’a tellement gâté le goût des douces choses, — qu’elles ne renferment pour moi que honte et qu’amertume.

PANDOLPHE.

— Avant la cure d’une forte maladie, — c’est au moment même du retour à la santé — que la crise est la plus forte : les maux qui prennent congé de nous — nous prouvent surtout à leur départ leur malignité. — Qu’avez-vous donc perdu en perdant cette journée ?

LOUIS.

— Tous mes jours de gloire, de joie et de bonheur.

PANDOLPHE.

— Si vous aviez gagné la journée, certes vous les auriez perdus. — Mais non ! non ! C’est quand la fortune veut le plus de bien aux hommes, — qu’elle les regarde de son œil le plus menaçant. — C’est étrange de penser combien le roi Jean a perdu — par ce qu’il tient pour une conquête si claire. — N’êtes-vous pas désolé qu’il ait Arthur pour prisonnier ?

LOUIS.

— Aussi cordialement qu’il est heureux de l’avoir.

PANDOLPHE.

— Votre pensée est tout aussi juvénile que votre sang. — À présent, écoutez-moi, je vais vous parler avec un esprit prophétique ; — le souffle même de ma parole — va balayer la moindre poussière, le moindre fétu, le plus léger obstacle — du sentier qui doit mener — vos pas droit au trône d’Angleterre ! Ainsi, suivez-moi bien : — Jean a pris Arthur, et, — tant que la flamme de la vie se jouera dans les veines de cet enfant, — il est impossible que l’usurpateur Jean ait une heure, — une minute, que dis-je ? un souffle de calme répit. — Un sceptre saisi d’une main effrénée — doit être gardé aussi violemment qu’il a été acquis. — Celui qui se tient sur une place glissante — n’a pas scrupule de s’accrocher au plus vil appui. — Pour que Jean se soutienne, il faut qu’Arthur tombe. — Ainsi soit-il, puisqu’il n’en peut être autrement.

LOUIS.

— Mais que gagnerai-je à la chute du jeune Arthur ?

PANDOLPHE.

— Vous ! au nom de madame Blanche, votre femme, — vous pourrez réclamer tous les droits d’Arthur.

LOUIS.

— Et les perdre tous avec la vie, comme Arthur.

PANDOLPHE.

— Que vous êtes peu mûr et novice pour ce vieux monde ! — C’est pour vous que Jean complote, avec vous que les événements conspirent. — Car celui qui plonge sa sûreté dans le sang innocent — n’y trouve jamais qu’une sûreté sanglante et perfide. — Cet acte, si méchamment conçu, refroidira pour lui les cœurs — de tous ses sujets et glacera leur zèle, — au point qu’ils caresseront la plus petite occasion — qui s’offrira pour faire échec à son règne. — Il n’y aura pas d’exhalaison naturelle dans le ciel, — pas de caprice de la nature, pas de journée hors de saison, — pas d’orage ordinaire, pas d’événement habituel, — qui ne soient dépouillés de leur cause naturelle — et considérés comme des météores, des prodiges, des signes, — des monstres, des présages et des voix du ciel — dénonçant clairement la vengeance d’en haut contre Jean !

LOUIS.

— Il se peut qu’il ne touche pas à la vie du jeune Arthur — et qu’il se tienne pour rassuré par son emprisonnement.

PANDOLPHE.

— Ah ! seigneur, dès la première nouvelle de votre approche, — si le jeune Arthur n’est pas déjà expédié, — il meurt ; et alors tous les cœurs — se révoltent contre Jean ; — tous baisent aux lèvres le changement inconnu, — et expriment un venin de révolte et de fureur — du bout des doigts ensanglantés de Jean. — Il me semble que je vois déjà l’émeute partout sur pied. — Oh ! mais comme les choses s’arrangent pour vous mieux — que je ne l’ai dit ! Le bâtard Faulconbridge — est maintenant en Angleterre, mettant l’église à sac — et offensant la charité. S’il y avait seulement là — douze Français, ils seraient comme un appeau qui attirerait dix mille Anglais, — ou comme une menue boule de neige qui en roulant — devient une montagne. Ô noble Dauphin, — venez avec moi près du roi… C’est merveilleux — tout ce qu’on peut tirer de ce mécontentement, — maintenant que toutes les âmes débordent de griefs. — Il faut partir pour l’Angleterre ; je vais aiguiser le roi.

LOUIS.

— Les puissants raisonnements font les actions étranges. Allons ! — Si vous dites oui, le roi ne dira pas non.

Ils sortent.

SCÈNE VI.
[Un cachot.]
Entrent Hubert et deux exécuteurs.
HUBERT, au premier exécuteur.

— Faites-moi rougir ces fers…

Au second exécuteur.

Et toi, aie soin de te tenir — sous la tapisserie. Quand je frapperai du pied — le sein de la terre, vous vous élancerez, — et vous attacherez solidement à cette chaise l’enfant — que vous trouverez avec moi. — Soyez vigilants. Sortez, et attention !

PREMIER EXÉCUTEUR.

— J’espère que vous vous porterez garant de cette action.

HUBERT.

— Scrupules malséants ! N’ayez pas peur, faites.

Les exécuteurs sortent.

— Jeune gars, venez ici ; j’ai à vous parler.

Entre Arthur.
ARTHUR.

— Bonjour, Hubert.

HUBERT.

Bonjour, petit prince.

ARTHUR.

— Aussi petit prince que possible, ayant tant de titres — pour être un grand prince… Vous êtes triste.

HUBERT.

— En effet, j’ai été plus gai.

ARTHUR.

Dieu me pardonne ! — Personne, il me semble, ne devrait être triste que moi. — Pourtant je me souviens, quand j’étais en France, — il y avait de jeunes gentilshommes qui voulaient être tristes comme la nuit, — simplement par affectation. Foi de chrétien ! — si j’étais hors de prison à garder les moutons, — je serais aussi gai que le jour serait long ; — et je le serais même ici, si je ne soupçonnais pas — que mon oncle me veut encore du mal. — Il a peur de moi, et moi de lui. — Est-ce ma faute si je suis fils de Geoffroy ? — Non, vraiment, non ; et plût au ciel — que je fusse votre fils, pourvu que je fusse aimé de vous, Hubert.

HUBERT, à part.

— Si je lui parle, avec son innocent babil, — il va réveiller ma pitié, tout enterrée qu’elle est. — Donc, soyons brusque, et dépêchons.

ARTHUR.

— Êtes-vous malade, Hubert ? Vous êtes pâle aujourd’hui. — En vérité, je voudrais que vous fussiez un peu malade, — pour que je pusse passer toute la nuit à veiller près de vous. — Je vous garantis que je vous aime plus que vous ne m’aimez.

HUBERT, à part.

— Ses paroles prennent possession de mon cœur.

Haut.

— Lisez ceci, jeune Arthur.

Il lui tend un papier.
À part, s’essuyant les yeux.

Allons ! larmoiement stupide ! — Mettrait-il à la porte l’inflexible torture ? — Il faut en finir, de peur que ma résolution ne s’échappe — de mes yeux en tendres larmes de femmelette.

Haut, à Arthur.

— Ne pouvez-vous pas lire ? N’est-ce pas bien écrit ?

ARTHUR.

— Trop bien, Hubert, pour une œuvre aussi hideuse ! — Faut-il que vous me brûliez les deux yeux avec un fer rouge ?

HUBERT.

— Il le faut, jeune enfant.

ARTHUR.

Et le ferez-vous ?

HUBERT.

Et je le ferai.

ARTHUR.

— En aurez-vous le cœur ? Quand vous — aviez seulement un mal de tête, — j’ai noué mon mouchoir autour de votre front, — (le plus beau que j’eusse, une princesse l’avait brodé pour moi), — et je ne vous l’ai jamais redemandé. — Et, la nuit, je vous tenais la tête avec ma main ; — et, veillant à vous comme la minute à l’heure, — je ne cessais de vous alléger le poids du temps, — en vous disant : Que désirez-vous ? où est votre mal ? — ou encore : Quel bon office puis-je accomplir pour vous ? — Bien des fils de pauvres gens seraient restés couchés tranquilles, — et ne vous auraient pas dit un mot affectueux ; — mais vous, vous avez eu pour garde-malade un prince. — Après tout, vous pouvez croire que ma tendresse était une tendresse simulée, — et la traiter de ruse : croyez ce que vous voudrez. — S’il a plu au ciel que vous me maltraitiez, — eh bien, faites-le… Voulez-vous m’enlever les yeux ? — ces yeux qui n’ont jamais eu, qui n’auront — jamais pour vous même un regard maussade !

HUBERT.

Je l’ai juré ! — Il faut que je les brûle avec un fer chaud.

ARTHUR.

— Ah ! nul être humain, si ce n’est dans cet âge de fer, ne voudrait faire cela. — Le fer lui-même, quoique ardent et rouge, — en approchant de ces yeux, boirait mes larmes — et éteindrait sa brûlante fureur — dans le débordement de mon innocence ; — oui, et après, il se consumerait en rouille — rien que pour avoir contenu le feu qui devait blesser mes yeux. — Êtes-vous donc un plus dur obstiné que le fer forgé ? — Ah ! si un ange était venu à moi — et m’avait dit qu’Hubert m’enlèverait les yeux, — je ne l’aurais pas cru : pas d’une autre bouche que celle d’Hubert !

HUBERT, frappant du pied.

— Arrivez.

Les deux exécuteurs entrent avec des cordes, des fers, etc.
HUBERT.

Faites ce que je vous dis.

ARTHUR.

— Oh ! sauvez-moi, Hubert, sauvez-moi ! Mes yeux sont aveuglés, — rien qu’à l’horrible aspect de ces hommes de sang.

HUBERT, aux exécuteurs.

— Donnez-moi le fer, vous dis-je, et attachez-le ici.

Hubert prend le fer rouge. Les deux exécuteurs saisissent Arthur pour le lier sur la chaise.
ARTHUR, aux exécuteurs.

— Hélas ! qu’avez-vous besoin d’être si furieusement rudes ? — je ne vais pas résister ; je vais rester pétrifié. — Au nom du ciel, Hubert, ne me faites pas attacher ! — Voyons, écoutez-moi, Hubert, renvoyez ces hommes, — et je vais m’asseoir aussi tranquille qu’un agneau : — je ne bougerai pas, je ne regimberai pas, je ne dirai pas un mot, — je ne regarderai pas le fer avec colère. — Jetez seulement ces hommes dehors, et je vous pardonnerai — toutes les tortures auxquelles vous me soumettrez.

HUBERT, aux exécuteurs.

— Allez ! tenez-vous dehors ! laissez-moi seul avec lui.

PREMIER EXÉCUTEUR.

— Je suis ravi de n’être pour rien dans une pareille action.

Les exécuteurs sortent.
ARTHUR.

— Hélas ! je viens donc de chasser un ami ! — Il a une mine farouche, mais un bon cœur.

À Hubert.

— Laissez-le revenir, que sa compassion puisse — rendre vie à la vôtre.

HUBERT.

Allons, garçon, préparez-vous.

ARTHUR.

— Il n’y a donc plus de remède ?

HUBERT.

Non, pas d’autre pour vous que de perdre les yeux.

ARTHUR.

— Ô ciel !… s’il y avait seulement dans les vôtres un atome, — un grain de poussière, un moucheron, un cheveu égaré, — un rien qui gênât ce sens si précieux ! — alors, sentant combien les moindres choses sont douloureuses là, — vous seriez forcé de trouver votre infâme projet bien horrible.

HUBERT.

— Est-ce là votre promesse ? Allons, retenez votre langue.

ARTHUR.

— Hubert, le cri de deux langues — ne serait pas de trop pour défendre deux yeux. — Ne me dites pas de retenir ma langue, ne me le dites pas, Hubert. — Ou bien, Hubert, si vous voulez, coupez-moi la langue, — à condition que je garde mes yeux. Oh ! épargnez mes yeux, — quand ils ne me serviraient à rien qu’à vous regarder toujours. — Tenez, sur ma parole, l’instrument s’est refroidi ; — il ne ferait plus de mal.

HUBERT.

Je puis le réchauffer, enfant.

ARTHUR.

— Non, ma foi : le feu est mort de chagrin — de se voir, lui créé pour notre bien-être, employé — à des violences imméritées. Voyez plutôt vous-même : — il n’y a plus rien de malfaisant dans cette braise ; — le souffle du ciel en a chassé la flamme, — et a jeté dessus les cendres du repentir.

HUBERT.

— Mais je puis la ranimer de mon souffle, enfant.

ARTHUR.

— Si vous le faites, vous n’arriverez qu’à la faire rougir — et éclater de honte devant vos procédés, Hubert : — peut-être même vous jettera-t-elle aux yeux des étincelles, — et, comme un chien qui est réduit à se battre, — s’attaquera-t-elle au maître qui ne cesse de l’exciter. — Toutes les choses que vous vouliez employer pour me faire du mal — vous refusent office : seul, vous êtes exempt — de cette pitié qui atteint le feu et le fer atroces, — ces créatures connues pour leurs impitoyables fonctions.

HUBERT.

— Soit ! vois et vis !… Je ne voudrais pas toucher tes yeux — pour tous les trésors que ton oncle possède. — Pourtant j’avais juré, et j’avais résolu, enfant, — de te les brûler avec ce fer-ci.

ARTHUR.

— Ah ! maintenant vous êtes reconnaissable, Hubert ! Tout à l’heure — vous étiez déguisé.

HUBERT.

Paix ! plus un mot. — Adieu ! Il faut que votre oncle vous croie mort. — Je vais charger ces chiens d’espions de faux rapports. — Toi, joli enfant, dors sans crainte, et sois sûr — qu’Hubert, pour tous les biens du monde, — ne te fera pas de mal.

ARTHUR.

Ô ciel !… je vous remercie, Hubert.

HUBERT.

— Silence ! plus un mot ! Sortons ensemble secrètement. — Je m’expose pour toi à un grand danger (36).

Ils sortent.

SCÈNE VII.
[La grand salle du palais.]
Entrent le roi Jean, couronné, Pembroke, Salisbury, et d’autres lords. Le roi monte sur son trône.
LE ROI JEAN.

— Ici nous nous asseyons de nouveau, de nouveau couronné, — et nous sommes vu, j’espère, par des yeux réjouis.

PEMBROKE.

— Ce second sacre, sauf le bon plaisir de votre altesse, — était superflu. Vous aviez été couronné déjà, — et cette majesté suprême ne vous avait pas été arrachée ; — la foi des hommes n’avait pas été entachée de révolte ; — le pays n’avait pas été troublé par de nouvelles ambitions, — par le désir d’un changement ou d’un état meilleur.

SALISBURY.

— Ainsi s’entourer d’une double pompe, — c’est chamarrer un titre déjà assez riche, — c’est dorer l’or raffiné, c’est peindre le lis, — c’est jeter un parfum sur la violette, — c’est polir la glace, c’est ajouter une nouvelle couleur — à l’arc-en-ciel, ou chercher à illuminer — avec un flambeau l’œil magnifique du firmament : — autant d’excès inutiles et ridicules.

PEMBROKE.

— N’était que votre bon plaisir royal doit être obéi, — cet acte-là est comme un vieux conte raconté de nouveau, — et qui, à la dernière redite, devient fastidieux, — ressassé qu’il est hors de propos.

SALISBURY.

— Il défigure la face antique et bien connue — de la bonne vieille forme ; — et, comme un vent capricieux dans la voile, — il fait flotter en tous sens la pensée ; — il surprend et alarme la réflexion ; — il indispose la saine opinion, et rend suspect le droit — en le couvrant d’un manteau de si nouvelle façon.

PEMBROKE.

— Les ouvriers qui tâchent de faire mieux que le bien — perdent leur talent par leur ambition ; — souvent, en palliant une faute, — on l’aggrave par le palliatif même : — c’est ainsi qu’une pièce mise à un léger accroc — fait plus mal, en cachant le défaut, — que ne faisait le défaut avant d’être ainsi réparé.

SALISBURY.

— Avant votre second couronnement, — nous avions murmuré notre avis à cet effet ; mais il a plu à votre altesse — de n’en pas tenir compte, et nous sommes tous satisfaits — puisque toutes nos volontés doivent — s’arrêter à la volonté de votre altesse.

LE ROI JEAN.

— Je vous ai confié quelques-unes des raisons — de ce double couronnement, et je les crois fortes ; — je vous en communiquerai, quand ma crainte sera moindre, — de plus fortes, de plus fortes encore. En attendant, indiquez-moi — quelque abus que vous voudriez voir réformer, — et vous verrez bien quel empressement — je mettrai à écouter et à vous accorder vos requêtes.

PEMBROKE.

— Eh bien, moi, qui suis la voix d’eux tous, — et qui puis révéler à fond la pensée de leurs cœurs, — en leur nom et au mien, mais surtout — au nom de votre salut qui est pour moi-même et pour eux — la plus forte préoccupation, je vous demande instamment — la délivrance d’Arthur. Sa captivité — excite les lèvres murmurantes du mécontentement — à vous jeter ce dangereux argument : — Si ce qu’enfin vous possédez en paix vous appartient en droit, — pourquoi alors la crainte, qui, dit-on, suit — les pas du coupable, vous porterait-elle à enfermer — votre tendre parent, et à étouffer ses jours — dans une barbare ignorance, en refusant à sa jeunesse — le riche avantage d’une bonne éducation ? — Afin que vos ennemis du jour n’aient plus ce prétexte — pour embellir les occasions, ayons ceci à répliquer, — que vous nous avez engagés à demander la liberté d’Arthur. — Oui, nous vous la demandons, non pas pour notre bien seulement, — mais parce que notre intérêt, dépendant du vôtre, — considère comme votre intérêt de le mettre en liberté.

LE ROI JEAN.

— Qu’il en soit ainsi ! je confie sa jeunesse à votre direction.

Entre Hubert.
LE ROI JEAN.

Quelles nouvelles avez-vous, Hubert ?

Le roi entraîne Hubert à l’écart et cause à voix basse avec lui.
PEMBROKE, montrant Hubert aux lords.

— C’est là l’homme qui devait faire l’action sanglante ; — il a montré son ordre à un de mes amis ; — l’image d’une perversité odieuse — vit dans son regard ; son aspect mystérieux — révèle l’émotion d’un cœur bien troublé ; — et j’ai grand’peur que la chose, dont nous craignions qu’il ne fût chargé, ne soit faite.

SALISBURY.

— Les couleurs du roi vont et viennent — entre son projet et sa conscience, — comme des hérauts entre deux fronts de bataille menaçants. — Son émotion est si mûre qu’il faut qu’elle crève.

PEMBROKE.

— Et, quand elle crèvera, j’ai peur qu’il n’en sorte, — hideuse suppuration, la mort d’un doux enfant.

LE ROI JEAN, s’avançant.

— Nous ne pouvons retenir le bras fort de la mortalité. — Mes bons lords, bien que ma volonté d’accorder soit toujours vivante, — c’en est fait : l’objet de votre demande n’existe plus. — Il nous apprend qu’Arthur est décédé cette nuit.

SALISBURY.

— Nous craignions en effet que sa maladie ne fût incurable.

PEMBROKE.

— En effet, nous savions combien il était près de sa mort, — avant que l’enfant lui-même se sentît malade. — Il faudra répondre de cela, ici ou ailleurs.

LE ROI JEAN, aux seigneurs.

— Pourquoi penchez-vous sur moi des fronts si solennels ? — Croyez-vous que je tienne les ciseaux de la destinée ? — Est-ce que j’ai pouvoir sur les pulsations de la vie ?

SALISBURY, aux autres lords.

— La sinistre tricherie est visible ; et il est honteux que la grandeur la commette si grossièrement.

Au roi.

— Puisse ce jeu-là vous réussir, et, sur ce, adieu !

PEMBROKE.

— Arrête, lord Salisbury : je pars avec toi ; — je vais chercher l’héritage de ce pauvre enfant, — le petit royaume d’une tombe forcée. — À l’être qui devait animer cette île tout entière, — trois pieds de terre suffisent. Mauvais monde, en attendant ! — Cela ne peut pas se supporter ainsi : cela va faire éclater — toutes nos douleurs, et avant peu, je le soupçonne.

Les lords sortent.
LE ROI JEAN.

— Ils brûlent d’indignation. Je me repens. — Il n’est pas de fondement sur établi dans le sang ; — pas d’existence certaine obtenue par la mort des autres.

Entre un courrier.

— Tu as la frayeur dans les yeux. Où est ce sang — que j’ai vu habiter dans ces joues ? — Un ciel si sombre ne s’éclaircit pas sans orage. — Lâche ton averse… Comment vont-ils en France ?

LE COURRIER.

— De France en Angleterre… Jamais de telles forces, pour une expédition à l’étranger, — ne se sont levées du sein d’un pays, — ils ont su copier votre rapidité : — car, quand vous devriez apprendre qu’ils se préparent, — la nouvelle vient qu’ils sont tous arrivés.

LE ROI JEAN.

— Où donc notre police s’est-elle soûlée ? — où a-t-elle dormi ? où est donc la vigilance de ma mère, — qu’une telle armée a pu être rassemblée en France, — sans qu’elle en ait rien appris ?

LE COURRIER.

Mon suzerain, son oreille — est bouchée par la poussière : le premier avril est morte votre noble mère. — Et, à ce que j’apprends, monseigneur, — madame Constance était morte trois jours avant — dans une frénésie ; j’ai appris cela vaguement — par la voix de la rumeur : est-ce vrai ou faux, je ne sais pas.

LE ROI JEAN.

— Arrête ton essor, occasion redoutable ! — Oh ! fais une ligue avec moi, jusqu’à ce que j’aie satisfait — mes pairs mécontents. Quoi ! ma mère morte ! — Comme mon empire va mal en France ! — Et sous les ordres de qui est venue cette armée française — dont tu me donnes pour certain le débarquement ici ?

LE MESSAGER.

— Sous ceux du Dauphin.

Entrent le Bâtard et Pierre de Pomfret.
LE ROI JEAN.

Tu m’as tout étourdi — avec ces mauvaises nouvelles.

Au Bâtard.

Eh bien, que dit le monde — de vos mesures ? N’essayez pas de me bourrer — encore la tête de mauvaises nouvelles, car elle en est déjà pleine.

LE BÂTARD.

— Soit ! si vous avez peur d’entendre le pire, — que le pire tombe inouï sur votre tête !

LE ROI JEAN.

— Excusez-moi, cousin : j’étais suffoqué — par la marée montante : mais maintenant je reprends haleine au-dessus du flot, et je puis donner audience — à toutes les voix, quoi qu’elles veuillent me dire.

LE BÂTARD.

— Comment je me suis démené au milieu du clergé, — les sommes que j’ai ramassées l’expliqueront. — Mais, comme je traversais le pays pour revenir, — j’ai trouvé le peuple étrangement disposé, — possédé de rumeurs, occupé de rêves bizarres, — ne sachant ce qu’il craint, mais plein de crainte. — Et voici un prophète que — j’amène avec moi des rues de Pomfret où je l’ai rencontré, — ayant sur ses talons des centaines de gens — à qui il chantait, en rimes grossières et malsonnantes, — qu’avant midi, le jour de l’Ascension prochaine, — votre altesse aurait déposé sa couronne.

LE ROI JEAN, à Pierre.

— Visionnaire, qui donc te faisait parler ainsi ?

PIERRE DE POMFRET.

— La prescience que cette vérité s’accomplira.

LE ROI JEAN.

— Hubert, loin de moi cet homme ! emprisonne-le ; — et qu’à midi, le jour même où il dit — que je dois céder la couronne, il soit pendu ! — Mets-le en lieu sûr, et reviens, — car j’ai besoin de toi.

Hubert sort avec Pierre de Pomfret.
LE ROI JEAN, continuant, au Bâtard.

Ô mon gentil cousin, — as-tu appris les nouvelles ? sais-tu qui est arrivé ?

LE BÂTARD.

— L’armée française, milord : tous n’ont que cela à la bouche. — En outre, j’ai rencontré lord Bigot et lord Salisbury, — les yeux aussi rouges qu’un feu nouvellement allumé, — et d’autres encore, qui allaient chercher le tombeau — d’Arthur, tué cette nuit, disaient-ils, — à votre suggestion.

LE ROI JEAN.

Gentil parent, va, — élance-toi au milieu de leurs groupes, — j’ai un moyen de regagner leur affection, — amène-les-moi.

LE BÂTARD.

Je vais les chercher.

LE ROI JEAN.

— Oui, mais va vite, le pied le meilleur en avant. — Oh ! il ne faut pas que j’aie des sujets ennemis, — quand des étrangers hostiles alarment mes villes — par la terrible pompe d’une puissante invasion ! — Sois Mercure, mets des ailes à tes talons, — et, comme la pensée, reprends ton vol d’eux à moi.

LE BÂTARD.

— L’esprit du temps m’enseignera la promptitude.

Il sort.
LE ROI JEAN.

— C’est parler en noble et vaillant gentilhomme.

Au courrier.

— Suis-le, car il aura peut-être besoin — de quelque courrier entre moi et les pairs, — et ce sera toi.

LE COURRIER.

De grand cœur, mon suzerain.

Il sort.
LE ROI JEAN.

— Ma mère morte !

Hubert rentre.
HUBERT.

— Milord, on dit que cinq lunes ont été vues cette nuit, — quatre fixes, et la cinquième tourbillonnant autour — des quatre autres dans un merveilleux mouvement.

LE ROI JEAN.

— Cinq lunes ?

HUBERT.

Les vieillards et les matrones vont dans les rues, — faisant là-dessus d’inquiétantes prophéties ; — la mort du jeune Arthur est dans toutes les bouches. — En causant de lui, tous secouent la tête, — et se chuchotent à l’oreille : — celui qui parle serre le poignet de son auditeur, — tandis que celui qui écoute prend un air effaré, — fronçant les sourcils, hochant la tête, roulant les yeux. — J’ai vu un forgeron s’arrêter ainsi avec son marteau, — tandis que son fer refroidissait sur l’enclume, — pour avaler, bouche béante, le rapport d’un tailleur — qui, ses ciseaux et sa mesure à la main, — debout dans des pantoufles que son vif empressement — lui avait fait chausser de travers, — parlait de milliers de Français belliqueux — rangés déjà en bataille dans le Kent. — Un autre artisan, maigre et pas lavé, — est venu couper son récit, et parler de la mort d’Arthur.

LE ROI JEAN.

— Pourquoi cherches-tu à m’obséder de ces frayeurs ? — Pourquoi insistes-tu tant sur la mort du jeune Arthur ? — C’est ta main qui l’a assassiné : j’avais de puissants motifs — pour le souhaiter mort, mais tu n’en avais aucun pour le tuer.

HUBERT.

— Aucun, milord ? Comment ! Ne m’y aviez-vous pas provoqué ?

LE ROI JEAN.

— C’est la malédiction des rois d’être assistés — par des esclaves qui prennent une boutade pour un ordre — de forcer le domicile sanglant d’une vie, — toujours prêts à comprendre comme une loi — un clin d’œil de l’autorité, et à voir une intention — menaçante du souverain quand par hasard il fronce le sourcil, — plutôt par humeur que par réflexion.

HUBERT.

— Voici votre signature et votre sceau à l’appui de ce que j’ai fait.

LE ROI JEAN.

— Oh ! quand le dernier compte entre le ciel et la terre — devra être réglé, alors cette signature et ce sceau — déposeront contre nous pour notre damnation ! — Que de fois la vue des instruments du mal — fait faire le mal ! Si tu n’avais pas été là, — compagnon marqué par la main de la nature, — noté et désigné pour faire une action honteuse, — ce meurtre ne me serait jamais venu à l’esprit. — Mais, remarquant ton horrible aspect, — te trouvant bon pour une sanglante vilenie — et tout disposé, tout fait pour un emploi hasardeux, — je me suis vaguement ouvert à toi sur la mort d’Arthur, — et toi, pour te faire chérir d’un roi, — tu n’as pas eu scrupule de détruire un prince !

HUBERT.

— Milord…

LE ROI JEAN.

Si tu avais seulement hoché la tête, ou fait une pause, — quand je t’ai dit obscurément ce que j’entendais, — ou si tu avais jeté un regard de doute sur ma face, — comme pour me dire de m’expliquer en termes précis, — une honte profonde m’aurait frappé de mutisme et fait briser là, — et tes appréhensions auraient produit en moi des appréhensions ; — mais tu m’as compris par mes signes, — et tu as répondu en signes au crime. — Oui, sans objection, tu as laissé consentir ton cœur — et, conséquemment, ta rude main à commettre — l’action que nos deux bouches avaient horreur de nommer ! — Hors d’ici ! et que je ne te revoie jamais ! — Mes nobles m’abandonnent ; et mon autorité est bravée, — jusqu’à mes portes, par les bandes d’une puissance étrangère. — Et, même au sein de ce domaine de chair, — jusque dans cet empire, dans cette région de sang et de souffle, — l’hostilité et la guerre civile règnent — entre ma conscience et la mort de mon cousin (37).

HUBERT.

— Armez-vous contre vos autres ennemis, — je vais faire la paix entre votre âme et vous : — le jeune Arthur est vivant. Ma main — est encore une main vierge et pure, — elle n’est pas colorée de taches de sang cramoisi. — Dans mon cœur n’est jamais entrée encore — la terrible motion d’une pensée meurtrière : — et vous avez calomnié la nature dans mes traits — qui, malgré leur rude aspect, — couvrent pourtant une âme trop belle — pour le boucher d’un enfant innocent.

LE ROI JEAN.

— Arthur est vivant ? Oh ! va vite trouver les pairs, — jette cette nouvelle sur leur rage enflammée, — et apprivoise-les à l’obéissance ! — Pardonne les commentaires que ma colère a faits — sur ta physionomie, car ma rage était aveugle, — et l’horrible vision imaginaire du sang — te présentait à moi plus hideux que tu n’es. — Oh ! ne réponds pas, mais ramène dans mon cabinet — les lords irrités ; va en toute hâte, — ma prière même est trop lente : cours plus vite.

Ils sortent.

SCÈNE VIII.
[Devant un donjon.]
Arthur paraît au haut de la muraille.
ARTHUR.

— Le mur est bien haut, et pourtant je vais sauter jusqu’en bas. — Bonne terre, sois clémente, et ne me fais pas de mal. — Presque personne, personne, puis-je dire, ne me connaît ici ; pour qui me connaîtrait, — ce costume de mousse m’a déguisé tout à fait. — J’ai peur, et pourtant je me risquerai. — Si je parviens en bas sans me briser les membres, — je trouverai mille moyens de m’échapper. — Autant mourir en fuyant que mourir en restant.

Il saute.

— À moi ! L’esprit de mon oncle est dans ces pierres. — Que le ciel prenne mon âme, et que l’Angleterre garde mes os !

Il meurt (38).
Entrent Pembroke, Salisbury et Bigot.
SALISBURY.

— Milords, je l’ai rencontré à Saint-Edmunsbury. — C’est notre salut, et nous devons vite accepter — cette offre favorable d’un temps de périls.

PEMBROKE.

— Qui a apporté cette lettre de la part du cardinal ?

SALISBURY.

— Le comte de Melun, un noble seigneur de France, — dont les assurances personnelles sont, sur les sympathies du Dauphin, — plus explicites encore que ces lignes.

BIGOT.

— Allons donc le joindre dès demain matin.

SALISBURY.

— Ou plutôt partons tout de suite : car il nous faudra — deux longues journées de marche, milords, avant de le joindre.

Entre le Bâtard.
LE BÂTARD.

— Charmé de vous rencontrer encore une fois aujourd’hui, messeigneurs les mécontents ! — Le roi, par ma bouche, réclame votre présence immédiatement.

SALISBURY.

— Le roi s’est dépossédé de nous. — Nous ne voulons pas doubler son manteau souillé et chétif — de nos purs honneurs, ni suivre son pas — qui laisse une empreinte de sang partout où il se porte. — Retourne lui dire cela : nous n’en savons que trop.

LE BÂTARD.

— Quoi que vous pensiez, de bonnes paroles seraient plus convenables, je pense.

SALISBURY.

— C’est notre ressentiment, et non notre courtoisie, qui raisonne à présent.

LE BÂTARD.

— Mais il y a peu de raison dans votre ressentiment ; — vous auriez donc raison d’avoir de la courtoisie à présent.

PEMBROKE.

— Monsieur, monsieur, l’impatience a ses priviléges.

LE BÂTARD.

— C’est vrai : le privilége de blesser qui l’éprouve, et pas d’autre.

SALISBURY.

— Voici la prison.

Il aperçoit le corps d’Arthur.

Qui donc est étendu là ?

PEMBROKE.

— Ô mort, enorgueillie d’une beauté princière et pure ! — La terre n’avait donc pas un trou pour cacher cette action !

SALISBURY.

— Le meurtre, comme s’il avait horreur de son forfait, — le laisse à découvert pour exciter la vengeance.

BIGOT.

— Ou bien, après avoir destiné cette beauté à la tombe, — il l’a trouvée trop splendidement auguste pour une tombe.

SALISBURY, au Bâtard.

— Sir Richard, qu’en pensez-vous ? Avez-vous jamais vu, — lu ou entendu, pouviez-vous imaginer, — pouvez-vous presque croire, même en le voyant, — ce que vous voyez ? Est-ce que votre pensée pourrait, sans cette réalité, — en imaginer une pareille ? Voici le faîte suprême, — le cimier, la couronne, ou plutôt la couronne de la couronne, — des armes du meurtre ; voici la plus sanglante infamie, — la plus farouche sauvagerie, le coup le plus hideux — que jamais la colère à l’œil muré ou la rage hasarde — ait offert aux larmes du remords attendri.

PEMBROKE.

— Tous les meurtres passés sont excusés par celui-ci : — il est si unique, si incomparable — qu’il donnera de la sainteté et de la pureté — aux crimes encore à venir des temps, — et qu’il tournera en plaisanterie le plus funèbre carnage — par l’exemple de cet atroce spectacle.

LE BÂTARD.

— C’est une œuvre damnée et sanglante, — l’action sacrilége d’une main brutale, — si c’est l’œuvre d’une main.

SALISBURY.

— Si c’est l’œuvre d’une main ! — Nous avions une sorte de lumière sur ce qui arriverait : — l’exécution de cette infamie est de la main d’Hubert ; — le plan et l’idée sont du roi. — Aussi j’interdis à mon âme l’obéissance à ce roi ; — je m’agenouille devant cette ruine d’une chère vie, — et j’exhale, devant cette perfection sans haleine, — l’encens d’un vœu sacré : le vœu — de ne jamais goûter les jouissances de ce monde, — de ne jamais me laisser corrompre par le plaisir, — de ne pas connaître le bien-être ni le loisir, — avant que j’aie glorifié mon bras — en l’élevant à la hauteur de la vengeance !

PEMBROKE ET BIGOT.

— Nos âmes confirment religieusement tes paroles.

Entre Hubert.
HUBERT.

— Milords, je me suis échauffé à courir à votre recherche. — Arthur est vivant : le roi vous envoie demander.

SALISBURY.

— Oh ! voilà un impudent qui ne rougit pas devant la mort.

À Hubert.

— Hors d’ici, odieux scélérat, va-t’en !

HUBERT.

— Je ne suis pas un scélérat.

SALISBURY, tirant son épée.

Faut-il que je vole la loi ?

LE BÂTARD.

— Votre épée brille, monsieur ; rengainez-la.

SALISBURY.

— Non, pas avant que je lui aie fait un fourreau de la peau d’un assassin !

HUBERT.

— Arrière, lord Salisbury, arrière, vous dis-je ! — Par le ciel, je crois mon épée aussi affilée que la vôtre. — Je ne souhaite pas, milord, que vous vous oubliiez vous-même, — ni que vous provoquiez le danger de ma légitime défense ; — je craindrais, en ne tenant compte que de votre rage, d’oublier — votre valeur, votre grandeur, votre noblesse.

BIGOT.

— Loin d’ici, fumier ! Oserais-tu braver un noble ?

HUBERT.

— Pas pour ma vie ; mais j’oserais défendre — mon innocence contre un empereur.

SALISBURY.

— Tu es un meurtrier.

HUBERT.

Ne me forcez pas à l’être ; — jusqu’ici je ne le suis pas. Qui dit une erreur — ne dit pas vrai ; qui ne dit pas vrai, ment.

PEMBROKE.

— Coupons-le en morceaux.

LE BÂTARD.

Gardez la paix, vous dis-je.

SALISBURY.

— Écartez-vous, ou je vous écorche, Faulconbridge.

LE BÂTARD.

— Mieux vaudrait pour toi écorcher le diable, Salisbury. — Si seulement tu me regardes de travers, si tu bouges ton pied, — ou si tu enseignes à ta fureur étourdie à me faire outrage, — je t’abats mort. Relève vite ton épée, — sinon je vais vous écraser, toi et ta broche, — à vous faire croire que le diable est sorti de l’enfer.

BIGOT.

— Que vas-tu faire, renommé Faulconbridge ? Seconder un scélérat, un meurtrier !

HUBERT.

— Lord Bigot, je ne suis ni l’un ni l’autre.

BIGOT.

Qui donc a tué ce prince ?

HUBERT.

— Il n’y a pas une heure que je l’ai laissé bien portant : — je l’honorais, je l’aimais, et j’épuiserai ma vie — à pleurer la perte d’une vie si chère.

SALISBURY.

— Ne vous fiez pas à l’humidité menteuse de ses yeux : — car la trahison n’est pas à court de ces larmoiements ; — et, lui, exercé au métier, il les fait ressembler — aux effusions de la pitié et de l’innocence. — Partez avec moi, vous tous dont les âmes ont horreur — des exhalaisons infectes du charnier ; — car je suis suffoqué de cette odeur de crime.

BIGOT.

— Allons à Bury, près du Dauphin !

PEMBROKE, à Hubert.

— Dis au roi qu’il peut venir nous demander là.

Les lords sortent.
LE BÂTARD.

— Voilà un monde parfait !…

À Hubert.

Aviez-vous connaissance de cette belle œuvre ? — Si c’est toi qui as commis cet acte de mort — hors de la portée infinie de la pitié sans bornes, — tu es damné, Hubert !

HUBERT.

Écoutez-moi seulement, monsieur…

LE BÂTARD.

Ah ! je vais te le dire : — tu es un aussi noir damné… non, il n’y aurait rien de si noir, — tu es plus profondément damné que le prince Lucifer ; — il n’y a pas encore un démon d’enfer aussi hideux — que tu le seras, si tu as tué cet enfant.

HUBERT.

— Sur mon âme…

LE BÂTARD.

Pour peu que tu aies consenti — à cet acte, le plus cruel de tous, tu n’as plus qu’à désespérer, — et, si tu as besoin d’une corde, le plus petit fil, — que l’araignée ait jamais filé de ses entrailles, — suffira pour t’étrangler ; un jonc sera — un gibet pour te pendre ; ou, si tu veux te noyer, — mets seulement un peu d’eau dans une cuillère, — et ce sera tout un océan — pour suffoquer un misérable tel que toi ! — Je te soupçonne bien gravement.

HUBERT.

— Si par action, par consentement ou par pensée, — je suis coupable d’avoir dérobé le souffle suave — que contenait cette argile si belle, — je veux que l’enfer n’ait pas assez de supplices pour me torturer ! — Je l’avais laissé bien portant.

LE BÂTARD.

Va, emporte-le dans tes bras. — Je suis tout étourdi, il me semble, et j’ai perdu mon chemin — au milieu des épines et des dangers de ce monde.

Hubert prend dans ses bras le cadavre.

— Comme tu enlèves aisément toute l’Angleterre ! — De cette dépouille de la royauté morte, — la vie, le droit et la foi de tout ce royaume — se sont envolés au ciel. Et maintenant, l’Angleterre n’a plus — qu’à lacérer, à dissiper et à déchirer à belles dents — les biens fastueux d’un empire en déshérence. — Maintenant, pour cet os rongé de majesté, — le molosse de la guerre hérisse sa crinière furieuse, — et jappe à la douce vue de la paix. — Maintenant, les forces du dehors et les mécontentements du dedans — coalisés se mettent en ligne ; et l’immense confusion, — comme le corbeau planant sur une bête défaillante, — épie la chute imminente du pouvoir arraché. — Heureux maintenant celui dont le manteau et la ceinture — pourront résister à cette tempête !… Emporte cet enfant — et suis-moi vite ; je vais près du roi. — Nous allons avoir mille affaires sur les bras, — et le ciel lui-même fait sombre mine à la terre.

Ils sortent.

SCÈNE IX.
[Une salle dans un palais.]
Entrent le roi Jean, Pandolphe, portant la couronne, et des gens de la suite.
LE ROI JEAN.

— Ainsi j’ai remis dans votre main — le nimbe de ma gloire.

PANDOLPHE.

Reprenez-la — de ma main, comme tenant désormais du pape — votre grandeur et votre autorité souveraine.

Il rend la couronne au roi.
LE ROI JEAN.

— Maintenant, tenez votre parole sacrée ; allez trouver les Français, — et employez tout le pouvoir que vous tenez de sa sainteté — à arrêter leur marche avant que nous ayons pris feu. — Nos nobles mécontents se révoltent, — notre peuple se refuse à l’obéissance — et du fond de l’âme, jure allégeance et amour — à un sang étranger, à une royauté du dehors. — Vous seul pouvez contenir — ce débordement d’humeurs irritées. — Ne tardez donc pas ; car la maladie est si grave — que le remède doit être administré sur-le-champ — pour ne pas avoir à lutter contre d’incurables suites.

PANDOLPHE.

— C’est mon souffle qui a provoqué cette tempête, — sur votre résistance obstinée au pape ; — mais, puisque vous êtes un converti soumis, — ma voix va faire rentrer dans le silence l’ouragan de la guerre — et rétablir le beau temps dans votre orageux pays. — Après votre serment d’obéissance au pape, — prêté, rappelez-vous-le bien, aujourd’hui jour de l’Ascension, — je vais trouver les Français et leur faire déposer les armes.

Il sort.
LE ROI JEAN.

— C’est le jour de l’Ascension ? Le prophète n’avait-il pas — dit que le jour de l’Ascension, avant midi, — j’aurais cédé ma couronne ? Je viens justement de le faire. — Je supposais que ce serait par contrainte ; — mais, grâce au ciel, c’est volontairement.

Entre le Bâtard.
LE BÂTARD.

— Tout le Kent s’est rendu ; le château de Douvres seul — y tient encore ; Londres a reçu, — comme un hôte ami, le Dauphin et ses forces. — Vos nobles, sans vouloir vous entendre, sont allés — offrir leurs services à votre ennemi, — et une folle épouvante chasse en désordre — le petit nombre de vos douteux amis.

LE ROI JEAN.

— Est-ce que mes lords n’ont pas voulu revenir à moi, — quand ils ont su qu’Arthur était vivant ?

LE BÂTARD.

— Ils l’ont trouvé mort et jeté dans la rue : — coffret vide, d’où le joyau de la vie — avait été volé et emporté par quelque main infernale.

LE ROI JEAN.

— Ce scélérat d’Hubert m’avait dit qu’il vivait.

LE BÂTARD.

— Sur mon âme, il a dit ce qu’il croyait. — Mais pourquoi vous affaissez-vous ? pourquoi avez-vous l’air triste ? — Soyez grand en action, comme vous l’avez été en pensée. — Que le monde ne voie pas la peur et la triste méfiance — gouverner le mouvement d’un regard royal ! — Marchez au pas du temps ; soyez de flamme avec la flamme ; — menacez qui vous menace, et faites face aux bravades — de l’intimidation fanfaronne : ainsi les regards inférieurs, — qui empruntent leur expression aux grands, — grandiront par votre exemple et s’animeront — d’un indomptable esprit de résolution. — En avant ! soyez brillant comme le dieu de la guerre, — quand il veut être en tenue de campagne. — Montrez l’audace et l’aspiration de la confiance. — Quoi ! faudra-t-il qu’ils viennent chercher le lion dans son antre, — et l’y traquer, et l’y faire trembler ? — Oh ! que cela ne soit pas dit ! En plaine ! Élancez-vous — de ces portes au-devant de la révolte, — et empoignez-la avant qu’elle ait approché.

LE ROI JEAN.

— J’ai vu le légat du pape, — et j’ai fait avec lui une paix heureuse : — il m’a promis de licencier les troupes — que commande le Dauphin.

LE BÂTARD.

Ô inglorieuse ligue ! — Quoi ! quand notre sol est foulé, — nous enverrons de pacifiques mots d’ordre, nous proposerons un compromis, — une explication, des pourparlers, une infâme trêve, — à l’invasion armée ! Un garçon imberbe, — un fat dorloté dans la soie, bravera nos plaines, — il essaiera sa valeur sur un sol belliqueux — en narguant l’air de ses couleurs nonchalamment déployées, — et il ne trouvera pas de résistance ! Ah ! mon prince, aux armes ! — Peut-être le cardinal ne pourra-t-il pas obtenir votre paix ; — même s’il l’obtient, qu’il soit au moins dit — qu’on nous a vus préparés à la défense.

LE ROI JEAN.

— Prends le commandement de cette affaire.

LE BÂTARD.

— En avant donc et bon courage ! Je sais bien, moi, — que nos forces pourraient tenir tête à un plus fier ennemi.

Ils sortent.

SCÈNE X.
[Une plaine près de Saint-Edmunsbury.]
Entrent en armes Louis, Salisbury, Melun, Pembroke, Bigot, et des soldats.
LOUIS, à Melun, en lui remettant un papier.

— Messire de Melun, faites faire une copie de ceci, — et mettez-la en sûreté dans nos archives : — puis, rendez l’original à ces lords, — afin qu’ayant notre traité écrit, — ils puissent, comme nous, en en relisant les articles, — se rappeler à quoi nous nous sommes engagés par serment, — et que tous nous gardions notre foi ferme et inviolable.

SALISBURY.

— Elle ne sera jamais violée de notre côté. — Mais, noble Dauphin, bien que nous ayons juré — un dévouement spontané et une fidélité volontaire — à votre gouvernement, pourtant, croyez-moi, prince, — je ne me réjouis pas de ce que les plaies de l’époque — réclament pour appareil la révolte méprisée, — et de ce qu’il faille guérir l’ulcère invétéré d’une seule blessure — en en faisant de nouvelles. Oh ! cela me navre l’âme — que je doive tirer ce fer de mon côté — pour être faiseur de veuves, et dans ce pays, hélas ! — où le nom de Salisbury est appelé — à la rescousse et à la défense de l’honneur. — Mais telle est la corruption du temps — que, pour rendre la santé et la force à nos droits, — nous ne pouvons agir qu’avec le bras même — de l’inflexible injustice et du désordre outrageant. — N’est-ce pas pitié, ô mes tristes amis, que nous, les fils, les enfants de cette île, — nous soyons nés pour voir cette heure sinistre — où nous marchons sur son sein chéri — derrière un étranger, et où nous grossissons — les rangs de ses ennemis…

Il essuie une larme.

(Je ne puis m’empêcher de m’interrompre et de pleurer — sur la flétrissure d’une telle nécessité !…) — pour faire honneur à la noblesse d’une terre lointaine — et pour suivre des couleurs inconnues, ici ! — quoi ! ici ! — Ô ma nation, si tu pouvais t’éloigner ! — si les bras de Neptune qui t’étreignent — pouvaient t’emporter des lieux où tu te reconnais — et t’entraîner sur une côte païenne ! — Là du moins, ces deux armées chrétiennes pourraient mêler — dans les veines de l’alliance leur sang furieux, — au lieu de le verser ainsi dans une lutte fratricide !

Il fond en larmes.
LOUIS.

— Tu montres en ceci un noble caractère ; — et les grands sentiments qui se soulèvent dans ton sein — en font un cratère de noblesse. — Oh ! quel généreux combat tu as soutenu — entre la nécessité et ces beaux scrupules ! — Laisse-moi essuyer cette rosée de l’honneur — qui se répand argentée sur tes joues. — Mon cœur s’est attendri aux pleurs d’une femme, — qui ne sont qu’un débordement vulgaire ; — mais cette effusion de larmes viriles, — cette averse que soulève la tempête de l’âme, — éblouit mes regards et me rend plus stupéfait — que si j’avais vu la voûte des cieux — se sillonner partout de brûlants météores. — Relève ton front, illustre Salisbury, — et exhale tout cet orage dans un soupir de ce grand cœur ; — laisse ces larmes aux yeux enfants de ceux — qui n’ont jamais vu le monde géant enragé — et qui n’ont affronté la fortune que dans les fêtes — animées par la volupté, la joie et la causerie. — Viens, viens, tu enfonceras ta main — dans la bourse de la riche prospérité — aussi avant que Louis lui-même… Et vous aussi, nobles, — vous tous qui unissez à nos forces le nerf des vôtres… — Il m’a semblé à l’instant qu’un ange parlait, — et voyez ! voici justement le saint légat qui arrive à grands pas, — pour nous donner de la main d’en haut la garantie du ciel, — et pour mettre le nom du droit sur nos actions — par une parole sacrée.

Entre Pandolphe, suivi d’un cortége.
PANDOLPHE.

— Salut, noble prince de France ! — Voici ce que j’ai à te dire : le roi Jean s’est réconcilié — avec Rome ; son âme s’est enfin rendue, — après avoir si longtemps résisté à la sainte Église, — à la grande métropole, au siége de Rome. — Maintenant donc, replie tes drapeaux menaçants, — et apprivoise l’ardeur sauvage de la farouche guerre ; — que, comme un lion nourri à la main, — elle se couche doucement aux pieds de la paix, — n’ayant plus rien de terrible que l’apparence.

LOUIS.

— Votre grâce me pardonnera, je ne reculerai pas. — Je suis de trop haute naissance pour être possédé, — pour être un subalterne qu’on contrôle, — ou bien l’officieux serviteur, l’instrument — d’une puissance souveraine, quelle qu’elle soit ! — C’est vous qui avez rallumé de votre souffle le brandon éteint de la guerre — entre ce royaume châtié et moi-même, — et qui avez apporté les aliments à cet incendie : — il est trop grand maintenant pour pouvoir être éteint — par ce même faible vent qui l’a allumé. — Vous m’avez appris a voir le droit sous sa vraie face, — vous m’avez instruit de mes titres à ce domaine, — que dis-je ? vous m’avez jeté cette entreprise au cœur, — et vous venez maintenant me dire que Jean a fait — sa paix avec Rome ! Que me fait cette paix ? — Par la grâce de mon lit nuptial, — je réclame, moi, après le jeune Arthur, cette terre comme mienne ; — et, maintenant qu’elle est à moitié conquise, il faut que je recule — parce que Jean a fait sa paix avec Rome ! — Est-ce que je suis l’esclave de Rome ? Quel denier Rome a-t-elle déboursé, — quels hommes a-t-elle fournis, quelles munitions envoyées pour aider à cette expédition ? N’est-ce pas moi — qui en supporte toute la charge ? Quels autres que moi, — et ceux qui sont sujets à mon appel, — suent dans cette affaire et soutiennent cette guerre ? — Est-ce que je n’ai pas entendu ces insulaires crier — Vive le roy ! quand j’ai passé devant leurs villes ? — Est-ce que je n’ai pas les meilleures cartes — pour gagner la facile partie jouée ici pour une couronne ? — Et j’abandonnerais maintenant les points déjà concédés ! — Non, non, sur mon âme, cela ne sera pas dit.

PANDOLPHE.

— Vous ne voyez que le dehors de cet ouvrage-là.

LOUIS.

— Dehors ou dedans, je ne m’en retournerai pas, — tant que je n’aurai pas obtenu de mon entreprise toute la gloire — qui fut promise à ma vaste espérance, — avant que j’eusse formé ce vaillant front de bataille — et réuni cette brûlante élite du monde — pour dominer la victoire et pour conquérir la renommée — jusque dans la gueule du danger et de la mort !

On entend une trompette.

— De quoi vient nous sommer cette vigoureuse fanfare ?

Entre le Bâtard, suivi d’une escorte.
LE BÂTARD.

— Conformément au loyal droit des gens, — je demande audience. J’ai mission de parler.

À Pandolphe.

— Mon saint seigneur de Milan, je viens de la part du roi — apprendre ce que vous avez fait pour lui : — et, selon votre réponse, je connais la mesure — des pouvoirs accordés à ma parole.

PANDOLPHE.

— Le Dauphin oppose un refus obstiné, — et ne veut accorder aucune trêve à mes prières. — Il dit tout nettement qu’il ne déposera pas les armes.

LE BÂTARD.

— Par tout le sang qu’a jamais respiré la fureur, — le jouvenceau parle bien.

Au Dauphin.

Sur ce, écoutez notre roi anglais ; — car c’est sa majesté qui vous parle en moi. — Le roi est préparé, et il a raison de l’être : — les simagrées indécentes de votre attaque, — cette mascarade harnachée, cette équipée insensée, — cette effronterie imberbe et ces troupes gamines — le font sourire : et il est tout préparé — à donner le fouet à vos guerriers nains et à votre armée pygmée — en les chassant de ses domaines. — Le bras, qui a pu vous bâtonner à votre porte même — et qui vous a forcés à faire le saut périlleux, — à vous plonger, comme des baquets, dans des puits cachés, — à vous blottir dans le fumier de vos étables, — à vous encaquer, comme des pions, dans des boîtes à échecs, — à faire l’amour aux truies, à chercher un asile parfumé — dans les caves et dans les prisons, à frissonner et à trembler — rien qu’au cri de votre coq national — que vous preniez pour la voix d’un Anglais armé, — ce bras victorieux qui vous a punis jusque dans votre logis, — croyez-vous donc qu’il soit plus faible ici ? — Non, sachez-le, le vaillant monarque est en armes, — planant comme l’aigle au-dessus des créneaux de son aire, — pour fondre sur l’ennemi qui approche.

À Salisbury et aux lords.

— Et vous, dégénérés, vous, ingrats rebelles, — vous, sanguinaires Nérons qui déchirez le sein — de votre mère chérie, l’Angleterre, rougissez de honte : — car vos propres femmes, vos filles au pâle visage — arrivent, comme des amazones, courant derrière nos tambours ; — leurs dés se sont changés en gantelets de fer, — leurs aiguilles en lances, et leur douceur de cœur — en humeur farouche et sanglante !

LOUIS.

— Finis là ta bravade, et tourne les talons en paix. — Nous convenons que tu as la langue mieux pendue que nous : porte-toi bien ; — notre temps nous semble trop précieux pour le dépenser — avec un braillard tel que toi.

PANDOLPHE.

Laissez-moi parler.

LE BÂTARD.

— Non, je veux parler.

LOUIS.

Nous n’écouterons ni l’un ni l’autre. — Qu’on batte le tambour, et que la voix de la guerre — plaide pour nos intérêts et pour notre présence ici !

LE BÂTARD.

— Sans doute, vos tambours crieront, quand on les battra, — comme vous, quand vous serez battus.

Au Dauphin.

Éveille seulement — l’écho avec la clameur de ton tambour, — et aussitôt un tambour, déjà sous les baguettes, — te renverra une réplique tout aussi retentissante. — Donne un second roulement, et un autre roulement, — aussi bruyant que le tien, ira frapper l’oreille du ciel — et narguer le tonnerre à la voix profonde. Car, — sans plus se lier à ce légat chancelant — dont il s’est servi plutôt par jeu que par besoin, — il approche, le belliqueux Jean ; et sur son front — siége la mort décharnée, dont l’office aujourd’hui — est de dévorer les Français par milliers !

LOUIS.

— Faites battre nos tambours, que nous voyions un peu ce danger-là.

LE BÂTARD.

— Tu le verras bien, Dauphin, sois-en sûr.

Tous sortent.

SCÈNE XI.
[Le champ de bataille.]
Entrent le roi Jean et Hubert.
LE ROI JEAN.

— Comment va la journée pour nous ? Oh ! dis-moi, Hubert.

HUBERT.

— Mal, j’en ai peur : comment se trouve votre majesté ?

LE ROI JEAN.

— Cette fièvre qui me tourmente depuis si longtemps — m’accable. Oh ! mon cœur est malade.

Entre un Courrier.
LE COURRIER, au roi.

— Milord, votre vaillant cousin, Faulconbridge, — prie votre majesté de quitter le champ de bataille, — et de lui faire savoir par quelle route vous partirez.

LE ROI JEAN.

— Dis-lui, celle de Swinstead. Je vais à l’abbaye, là !

LE COURRIER.

— Ayez bon courage : les grands renforts — que le Dauphin attendait ici — ont fait naufrage, il y a trois nuits, sur les sables de Goodwin. — Cette nouvelle vient justement d’être apportée à Richard. — Les Français se battent avec froideur et font retraite.

LE ROI JEAN.

— Hélas ! cette fièvre tyrannique m’embrase, — et ne me permet pas de fêter cette bonne nouvelle. — En marche pour Swinstead ! à ma litière, vite (39) ! — La faiblesse s’empare de moi, et je suis défaillant.

Ils sortent.
Entrent Salisbury, Pembroke, Bigot et d’autres.
SALISBURY.

— Je ne croyais pas le roi si riche d’amis.

PEMBROKE.

— Revenons à la charge ! Rendons l’ardeur aux Français ; — s’ils succombent, nous succombons aussi.

SALISBURY.

— Ce diable de bâtard, Faulconbridge, — en dépit de notre dépit, maintient seul la lutte.

PEMBROKE.

— On dit que le roi Jean, gravement malade, a quitté le champ de bataille.

Entre Melun, blessé et porté par des soldats.
MELUN.

— Conduisez-moi aux révoltés d’Angleterre que je vois ici.

SALISBURY.

— Quand nous étions heureux, nous avions d’autres noms.

PEMBROKE.

— C’est le comte de Melun !

SALISBURY.

Blessé à mort.

MELUN.

— Fuyez, nobles Anglais, vous êtes trahis et perdus ; — dégagez-vous du rude trou d’aiguille de la rébellion, — et rendez votre hospitalité à la loyauté bannie ; — cherchez le roi Jean et tombez à ses pieds ! — Car, si le Français est le maître dans cette éclatante journée, — il entend vous récompenser des peines que vous prenez — en faisant tomber vos têtes. Il l’a juré, — ainsi que moi et beaucoup d’autres, — sur l’autel de Saint-Edmundsbury, — sur ce même autel où nous vous avions juré — une tendre amitié et un éternel dévouement.

SALISBURY.

— Est-il possible ? Serait-il vrai ?

MELUN.

— N’ai-je pas la hideuse mort devant les yeux ? — Je ne garde plus qu’un reste de vie — qui saigne, comme une figure de cire — fond en se déformant devant le feu. — Quelle est la chose au monde qui me ferait mentir, — au moment où tout mensonge m’est forcément inutile ? — Pourquoi donc serais-je faux, puisqu’il est vrai — que je dois mourir ici, et vivre hors d’ici par la vérité seule ? — Je le répète, dans le cas où Louis triomphe, — il est parjure si jamais vos yeux — voient une nouvelle aurore poindre à l’Orient. — Et, dès cette nuit même, dont déjà le souffle contagieux et sombre — fume au-dessus de la crête brûlante — du vieux soleil faible et épuisé de jour, — dès cette nuit fatale, vous rendrez le dernier soupir, — payant ainsi par la fin traîtresse de toutes vos vies — l’amende de votre trahison coupable — qui aura donné la victoire à Louis. — Ne m’oubliez pas auprès d’un certain Hubert qui est avec votre roi. — Mon amitié pour lui, et puis ce souvenir — que mon grand-père était Anglais, — ont engagé ma conscience à confesser tout cela. — Pour récompense, je vous en prie, emmenez-moi d’ici, — loin du bruit et de la rumeur du champ de bataille, — que je puisse recueillir en paix le reste de mes pensées — et séparer mon âme de ce corps — dans la méditation et les désirs pieux (40) !

SALISBURY.

— Nous te croyons… Et maudite soit mon âme, — s’il n’est pas vrai que je suis charmé de cette belle — et heureuse occasion — de revenir sur les pas d’une désertion damnée ! — Faisons comme le flot qui décroît et se retire : — laissons là nos débordements et notre cours irrégulier — pour redescendre dans les limites que nous avons franchies, — et courons paisiblement en toute obéissance — à notre grand roi Jean, notre Océan à nous !

À Melun.

— Mon bras va aider à t’emporter d’ici, — car je vois les cruelles angoisses de la mort — dans tes yeux… En marche, mes amis ! Élan nouveau, — heureux changement qui nous ramène à l’ancien droit !

Ils sortent en emmenant Melun.

SCÈNE XII.
[Le camp français.]
Entrent Louis et sa suite.
LOUIS.

— Il m’a semblé que le soleil du ciel avait regret de se coucher, — et qu’il s’arrêtait à faire rougir l’ouest du firmament, — tandis que les Anglais mesuraient à reculons leur propre terrain — dans une molle retraite. Oh ! que nous avons bravement fini, — alors qu’avec une volée de notre canonnade, inutile — après une si sanglante besogne, nous leur avons dit adieu, — et que nous avons replié gaiement nos drapeaux déchirés, — derniers occupants, et presque maîtres du champ de bataille !

Entre un courrier.
LE COURRIER.

— Où est mon prince, le Dauphin ?

LOUIS.

Ici. Quelles nouvelles ?

LE COURRIER.

— Le comte de Melun est tué. Les lords anglais, persuadés par lui, ont fait une désertion nouvelle ; — et le renfort que vous désiriez depuis si longtemps — est perdu, naufragé, sur les sables de Goodwin.

LOUIS.

— Ah ! affreuses et perfides nouvelles ! Maudit sois-tu jusqu’au cœur ! — Je ne croyais pas être ce soir aussi triste — que ceci m’a fait… Qui donc m’avait dit — que le roi Jean s’était enfui, une heure ou deux avant — que la nuit tombante eût séparé nos armées fatiguées ?

LE COURRIER.

— Quiconque a dit cela, milord, a dit vrai.

LOUIS.

— C’est bien ; tenons-nous cette nuit dans un bon campement et sous bonne garde. — Le jour ne sera pas levé aussi tôt que moi — pour tenter l’heureuse chance de demain.

Ils sortent.

SCÈNE XIII.
[Les environs de l’abbaye de Swinstead. Il l’ait nuit.]
Entrent le Bâtard et Hubert, par deux côtés opposés.
HUBERT.

— Qui va là ? Parle ! hé ! parle vite, ou je tire.

LE BÂTARD.

— Ami… Qui es-tu, toi ?

HUBERT.

Du parti de l’Angleterre.

LE BÂTARD.

— Où vas-tu ?

HUBERT.

— Qu’est-ce que ça te fait ? Pourquoi ne m’occuperais-je pas — de tes affaires, aussi bien que toi des miennes ?

LE BÂTARD.

— Hubert, je suppose !

HUBERT.

Tu as parfaitement supposé. — Je veux bien à tout hasard te croire — de mes amis, toi qui connais si bien ma voix. — Qui es-tu ?

LE BÂTARD.

Qui tu voudras. Tu peux, s’il te plaît, — me faire l’amitié de croire — que je descends par un côté des Plantagenets.

HUBERT.

— Désobligeante mémoire ! C’est toi et la nuit sans yeux — qui m’avez mis dans l’embarras… Brave soldat, pardonne-moi — si l’accent de ta voix — n’a pas été reconnu par mon oreille.

LE BÂTARD.

— Approche, approche. Trêve de compliments. Quelles nouvelles ?

HUBERT.

— Justement, je marchais par ici, à la face sombre de la nuit, — pour vous trouver.

LE BÂTARD.

Vite donc ! quelles nouvelles ?

HUBERT.

— Oh ! monsieur, une nouvelle à l’avenant de la nuit, — sombre, effrayante, désespérante, horrible !

LE BÂTARD.

— Montre-moi donc la plaie de cette mauvaise nouvelle. — Je ne suis pas une femme, je ne m’évanouirai pas.

HUBERT.

— Le roi, je le crains, a été empoisonné par un moine. — Je l’ai quitté presque sans voix, et je me suis échappé — pour vous informer de ce malheur, afin que — vous soyez mieux armé pour cette crise soudaine — que si vous aviez tardé à l’apprendre.

LE BÂTARD.

— Comment a-t-il pris ce poison ? Qui l’avait goûté pour lui ?

HUBERT.

— Un moine, je vous dis : un scélérat résolu, — dont les entrailles ont crevé brusquement. Pourtant le roi — parle encore, et par aventure, il pourrait en revenir.

LE BÂTARD.

— Qui as-tu laissé près de sa majesté ?

HUBERT.

— Comment ! vous ne savez pas que les lords sont tous revenus, — accompagnés du prince Henry, — et qu’à sa prière le roi leur a pardonné ? — Ils sont tous autour de sa majesté.

LE BÂTARD.

— Arrête ton indignation, ciel tout-puissant, — et ne nous impose pas des épreuves au dessus de nos forces ! — Je te dirai, Hubert, que, cette nuit, la moitié de mes troupes, — en passant les sables, ont été surprises par la marée, — et que les lames du Lincoln les ont dévorées. — Moi-même, bien monté, j’ai pu à peine échapper. — En marche, va devant ! Conduis-moi au roi. — Je crains qu’il ne soit mort, avant que j’arrive.

Ils sortent.

SCÈNE XIV.
[Le jardin de l’abbaye de Swinstead.]
Entrent le prince Henry, Salisbury et Bigot.
HENRY.

— Il est trop tard. La vie est atteinte dans tout son sang — par la corruption ; et sa cervelle, organe pur — que quelques-uns supposent être la frêle demeure de l’âme, — annonce, par les commentaires incohérents qu’elle fait, — la fin de la vie mortelle.

Entre Pembroke.
PEMBROKE.

— Le roi parle encore. Il est persuadé — que, si on l’amenait en plein air, — cela calmerait l’action brûlante — du terrible poison qui l’envahit.

HENRY.

— Qu’on l’amène ici, dans le jardin. — Est-il toujours en délire ?

PEMBROKE.

Il est plus calme — que quand vous l’avez quitté. Tout à l’heure il chantait.

HENRY.

— Ô vanité de la maladie ! les angoisses extrêmes, — dès qu’elles persistent, ne se sentent plus. — La mort, après avoir ravagé la partie matérielle, — la laissé insensible et fait le siége — de l’esprit, qu’elle harcèle et heurte — avec des légions de fantaisies étranges — qui, en affluant et se pressant à ce poste suprême, — se détruisent les unes les autres… C’est étrange que la mort puisse chanter ! — Moi, je suis l’oiseau né de ce cygne pâle et défaillant, — qui entonne l’hymne funèbre de sa propre mort, — et qui tire d’un fragile tuyau d’orgue le chant — qui berce son corps et son âme pour l’éternité.

SALISBURY.

— Prenez courage, prince ; car vous êtes venu au monde — pour donner figure à l’ébauche — qu’il a laissée si informe et si grossière.

Entrent Bigot et des gens de service, apportant le roi Jean dans une chaise.
LE ROI JEAN.

— Oui, certes, mon âme a maintenant les coudées franches ; — elle n’a pas besoin pour sortir de fenêtres ni de portes. — Il y a dans mon sein un été si chaud — que toutes mes entrailles s’émiettent en poussière. — Je ne suis plus qu’une forme griffonnée à la plume — sur un parchemin, et je me racornis — sous l’action du feu.

HENRY.

Comment se trouve votre majesté ?

LE ROI JEAN.

— Mal : empoisonné, mort, abandonné, perdu ! — Et nul de vous ne veut dire à l’hiver — d’enfoncer ses doigts glacés dans ma mâchoire, — nul ne veut faire couler les rivières de mon royaume — à travers mon sein brûlé, nul ne veut supplier le Nord — de donner à mes lèvres desséchées le baiser de sa bise — et de me soulager par le froid ! je ne demande pas beaucoup, — j’implore le plus froid soulagement ; et vous êtes assez avares — et assez ingrats pour me le refuser.

HENRY.

— Oh ! pourquoi mes larmes n’ont-elles quelque vertu — qui puisse vous guérir !

LE ROI JEAN.

Le sel qu’elles contiennent est trop chaud. — En moi est un enfer où le poison — est enfermé, comme un démon, pour torturer — une vie condamnée sans sursis.

Entre le Bâtard.
LE BÂTARD.

— Oh ! je suis tout brûlant de ma course violente — et de mon vif empressement à voir votre majesté.

LE ROI JEAN.

— Ah ! cousin, tu es venu pour me fermer les yeux : — l’attache de mon cœur est rompue et brûlée ; — toutes les voiles qui faisaient voguer ma vie — sont réduites à un fil mince comme un cheveu ; — mon cœur n’est plus arrêté que par un pauvre fil — qui tiendra tout au plus jusqu’à ce que tu aies dit ta nouvelle : — et alors tout ce que tu vois ne sera plus qu’un tas de terre, — fantôme d’une royauté évanouie !

LE BÂTARD.

— Le Dauphin se prépare à marcher ici, — et Dieu sait comment nous lui répliquerons ; — car, cette nuit même, la meilleure partie de mes troupes, — avec qui j’avais pu faire bonne retraite, — a été brusquement emportée et dévorée — par une inondation inattendue.

Le roi Jean meurt (41).
SALISBURY.

— Vous murmurez ces nouvelles mortes à une oreille aussi morte… — Mon suzerain ! mon seigneur !… Tout à l’heure un roi, maintenant ceci !

HENRY.

— Telle doit être ma carrière, et telle ma fin ! — Quelle sûreté y a-t-il dans le monde, quel espoir, quel point fixe, — quand ce qui était roi tout à l’heure est maintenant boue !

LE BÂTARD, tourné vers le cadavre.

— Te voilà donc parti ! Je ne reste en arrière — qu’afin de faire pour toi l’office de vengeur ; — et alors mon âme ira t’assister au ciel, — comme elle t’a toujours servi sur la terre.

Aux lords.

— Et vous, maintenant, vous, astres, désormais rentrés dans votre sphère légitime, — où sont vos forces ? Prouvez votre retour à la loyauté, — et repartez sur-le-champ avec moi — pour chasser la désolation et le déshonneur éternel — hors des faibles portes de notre patrie défaillante. — Attaquons vite, ou vite nous serons attaqués : — le Dauphin fait rage sur nos talons.

SALISBURY.

— Il paraît que vous n’en savez pas aussi long que nous. — Le cardinal Pandolphe se repose à l’abbaye, — depuis une demi-heure. Il vient de quitter le Dauphin, — et il apporte de sa part des propositions de paix — que nous pouvons accepter avec honneur et profit : — le prince est disposé à abandonner sur-le-champ cette guerre.

LE BÂTARD.

— Il le sera encore plus, s’il nous voit — tous bien fortifiés pour la défense.

SALISBURY.

— Mais c’est en quelque sorte une affaire faite : — il a déjà renvoyé bon nombre de transports — à la côte, et remis sa cause et sa querelle — à la décision du cardinal. — Cette après-midi, si vous le trouvez bon, — nous courrons tous auprès de celui-ci, vous, les autres lords et moi, — pour conclure heureusement cette négociation.

LE BÂTARD.

— Soit !

À Henry.

Et vous, mon noble prince, — accompagné par les grands dont l’absence n’est pas nécessaire, — vous suivrez les funérailles de votre père.

HENRY.

— C’est à Worcester que son corps doit être enterré (42) ; — telle est sa dernière volonté.

LE BÂTARD.

Il faut donc le porter là. — Et ensuite, puisse votre bien-aimée personne assumer heureusement — le pouvoir héréditaire pour la gloire du pays ! — C’est à genoux, avec une entière soumission — que je vous lègue mes fidèles services — et mon impérissable dévouement.

SALISBURY.

— Et nous vous faisons de même l’offre de notre amour, — qui demeurera à jamais sans tache.

HENRY.

— J’ai une âme tendre qui voudrait vous remercier, — et qui ne sait comment le faire, autrement qu’avec des larmes.

LE BÂTARD.

— Oh ! ne payons au temps que la douleur nécessaire, — car il a déjà reçu l’avance de nos chagrins. — Jamais l’Angleterre n’est tombée, jamais elle — ne tombera aux pieds superbes d’un conquérant, — sans que d’abord elle l’ait aidé à porter le coup contre elle-même. — Maintenant que ses chefs sont revenus à elle, — les trois coins du monde peuvent se ruer en armes sur nous, — et nous braverons leur choc. Nul malheur ne nous arrivera, — tant que l’Angleterre se restera fidèle à elle-même (43).

Ils sortent.


fin du roi jean.


Notes sur Le Roi Jean

(22) Ainsi que Macbeth, le Roi Jean fut imprimé pour la première fois, en 1623, dans la collection in-folio des pièces de Shakespeare. Mais nous savons, par la mention qu’en fit Francis Meres en 1598, que ce drame était déjà en vogue dans les dernières années du seizième siècle. Les commentateurs ont essayé de fixer la date précise de son apparition. Malone regarde les lamentations maternelles de Constance comme l’expression de la douleur du poëte qui perdit son fils Arthur en 1596 ; Johnson pense que les éloges faits par Châtillon de l’armée anglaise qui doit débarquer en France, sont un compliment détourné au corps expéditionnaire que le comte d’Essex commandait à l’assaut de Cadix, dans cette même année 1596 ; enfin, Chalmers croit voir dans le duc d’Autriche le portrait peu flatteur de l’archiduc Albert, et dans le siége d’Angers une peinture du fameux siége d’Amiens qui eut lieu en 1597. S’il fallait s’en rapporter à ces conjectures, ce serait donc dans l’intervalle compris entre 1596 et 1598 qu’aurait eu lieu la première représentation du Roi Jean. Mais ce qui leur ôte leur valeur absolue, c’est que les détails signalés ici par les commentateurs se retrouvent dans une pièce composée sur le même sujet et imprimée en 1591.

En effet, avant la représentation de la pièce qui porte le nom de Shakespeare, le sujet du Roi Jean avait été mis deux fois sur la scène anglaise. Dès le règne d’Édouard VI, un certain John Bale avait fait un Roi Jean qui marque d’une façon frappante la transition entre les moralités du moyen âge et le drame shakespearien. John Bale était évêque, et pourtant telle est l’obscénité et l’audace de ses vers que les critiques ont peur de les citer. Voulant pousser à la réforme religieuse, dont il était l’un des plus chauds partisans, le très-révérend auteur avait extrait de la chronique quelques événements du règne de Jean, ses disputes avec le pape, les souffrances de l’Angleterre pendant l’interdit, la soumission du roi à l’évêque de Rome, son empoisonnement par un moine, et il avait fait de tous ces événements des allusions faciles aux choses de son temps. Dans ce curieux mystère, John Bale avait fait paraître, outre le roi Jean, ayant le rôle principal, — le pape Innocent, le cardinal Pandolphe, Étienne Langton, Simon de Swinshead et un moine appelé Raymond, tous personnages historiques, auxquels il avait adjoint des figures allégoriques, telles que l’Angleterre, qu’il appelait la Veuve, la Majesté impériale, à laquelle il donnait la couronne après la mort du roi, la Noblesse, le Clergé, l’Ordre civil, la Trahison, la Vérité et, enfin, la Sédition, qui était le bouffon de la farce.

Au Roi Jean de John Bale succéda sur la scène un second Roi Jean, qui fut imprimé en 1591 sous ce titre intéressant : Le Règne tumultueux de Jean, roi d’Angleterre, avec la découverte du fils naturel de Richard Cœur de Lion, vulgairement nommé le Bâtard Faulconbridge, et aussi la mort du roi Jean à Swinshead Abbey. L’auteur de cette nouvelle pièce s’était évidemment inspiré de l’œuvre de Bale : il lui avait emprunté des scènes et parfois même des mots. Mais, en revanche, il avait supprimé sans pitié toutes les créations allégoriques de son prédécesseur, et il les avait remplacées par des personnages historiques, chargés de figurer dans des situations nouvelles. Ces personnages s’appelaient Arthur, Constance, Hubert, Philippe-Auguste, Blanche de Castille. C’est qu’en effet le plan de la pièce imprimée en 1591 était beaucoup plus vaste que le scénario primitif. Tout en conservant sur la scène les incidents relatifs à la lutte du roi Jean contre la cour de Rome, l’auteur avait fait entrer dans l’action le meurtre d’Arthur de Bretagne, et, restituant au drame son unité véritable, avait présenté la mort douloureuse du roi Jean comme le châtiment mérité de ce meurtre.

La pièce de 1591 est anonyme. De qui est-elle l’œuvre ? Grave problème littéraire que les commentateurs ont jusqu’ici vainement essayé de résoudre. La critique anglaise l’a attribué successivement à Greene, à Peele et à Rowley ; mais la critique allemande l’a attribuée à Shakespeare lui-même. Quant à moi, s’il m’était permis d’exprimer ici mon sentiment, après une étude approfondie de la question, je n’hésiterais pas à dire que je partage l’opinion de Tieck et de Schlegel. Certes, on peut reprocher de graves défauts à cette vieille pièce, la coupe monotone et le prosaïsme des vers, la faiblesse du dialogue, l’enflure et l’affectation souvent puérile de la forme, etc. ; mais ces défauts-là, un homme de talent qui commence peut les avoir. Corneille les a eus avant et même après le Cid. Quelque défectueuse qu’elle soit, la pièce imprimée en 1591 est remarquable à plus d’un titre. Composée, sans doute, vers 1588, après la mort de Marie Stuart, au moment où l’invasion menaçait l’Angleterre, elle est certainement supérieure aux productions dramatiques qui lui sont contemporaines. Elle renferme çà et là des mots, des hémistiches, des vers qui trahissent un génie naissant ; et la manière dont elle est composée annonce une force de concentration jusqu’ici inconnue. C’était, certes, une noble et grande idée de présenter le supplice du roi Jean comme la conséquence logique de l’assassinat d’Arthur, et nous croyons ne pas calomnier Shakespeare en lui attribuant l’honneur de cette conception. Le Roi Jean de 1623 est composé et distribué exactement comme le Roi Jean de 1591. Dans les deux pièces, l’action est la même, les incidents sont les mêmes, le dénoûment est le même. Shakespeare, il est vrai, a retranché du drame définitif une scène fort scabreuse, où le Bâtard, chargé par le roi Jean de rançonner les couvents, découvre une nonne cachée dans le coffre-fort d’un moine. Mais, sauf cette suppression, il a suivi, scène par scène, la marche du drame anonyme. Or, comment croire qu’un génie aussi puissant que Shakespeare ait ainsi calqué la pièce d’un autre ? Ceux qui, sans raison, attribuent à Rowley la pièce de 1591, ne voient-ils pas qu’ils accusent gratuitement notre poëte du plus monstrueux plagiat ? Non, Shakespeare n’a pas copié son œuvre ; il avait le droit de la refaire, et il l’a refaite. La pièce imprimée en 1591 est de lui, comme la pièce imprimée en 1623. Shakespeare a refait le Roi Jean, comme il a refait le Roi Lear, Roméo et Juliette et Hamlet.

(23) Cet amusant procès, qui fait un si comique épisode dans le sombre drame de Shakespeare, semble avoir été une tradition populaire de la scène anglaise. Il occupe une place importante dans le Roi Jean anonyme, publié en 1591. Là, le roi d’Angleterre est également choisi pour arbitre par les deux frères Faulconbridge, et appelé à décider quel fut le père de Philippe ; seulement, il fait subir à lady Faulconbridge un interrogatoire que Shakespeare a eu le tact de retrancher dans l’œuvre définitive. La mère, questionnée publiquement sur un point si délicat, répond que le père de Philippe est bien son mari, le vieux sir Robert Faulconbridge. Cependant le roi n’est pas convaincu par cette affirmation, et veut que le fils lui-même déclare s’il est légitime ou bâtard. « Essex, s’écrie-t-il, demande à Philippe de qui il est le fils. »

ESSEX.

Philippe, qui a été ton père ?

PHILIPPE.

— Voilà une grave question, milord, et je vous aurais prié — déjà de la poser à ma mère, si vous n’aviez — déjà pris cette peine.

LE ROI JEAN.

— Parle, qui a été ton père ?

PHILIPPE.

— Ma foi, milord, puisqu’il faut vous répondre, mon père — a été celui qui était le plus près de ma mère quand je fus engendré, — et je crois que celui-là était sir Robert Faulconbridge.

LE ROI JEAN.

— Essex, répète la question pour la forme, — et mettons fin à cette contestation.

ESSEX.

— Philippe, parle, te dis-je, qui a été ton père ?

LE ROI JEAN.

— Eh bien ! jeune homme, es-tu donc en syncope ?

ÉLÉONORE.

— Philippe, éveille-toi. Notre homme rêve.

PHILIPPE.

Philippus atavis edite regibus. — Que dis-je ? Philippe, issu des anciens rois ? — Quo me rapit empestas ? — Quel vent d’orgueil souffle sur moi ses fureurs ? — D’où viennent ces fumées de majesté ? — Il me semble entendre l’écho sonore crier — que Philippe est le fils d’un roi. — Les feuilles qui sifflent sur les arbres tremblants — sifflent en chœur que je suis fils de Richard. — Le murmure des torrents qui bouillonnent — dit Philippus regius filius. — Les oiseaux dans leur vol font une musique avec leurs ailes, — remplissant l’air de la gloire de ma naissance. — Les oiseaux, les ruisseaux, les feuilles, les montagnes, l’écho, tout — répète à mon oreille que je suis fils de Richard. — Insensé ! où te laisses-tu emporter ? — Pourquoi tes pensées se perdent-elles ainsi dans le ciel de l’honneur ? — Oublies-tu donc ce que tu es et d’où tu viens ? — Le patrimoine de tes pères ne peut pas maintenir de pareilles pensées. — Ces pensées-là sont loin de convenir à un Faulconbridge. — Mais aussi pourquoi mon âme ambitieuse — ne peut-elle plus, dans son essor, se résigner à n’être que Faulconbridge ? — Après tout, sais-tu qui tu es ? — Et puis, sais-tu ce qui attend ta réponse ? — Vas-tu donc, dans la frénésie d’un vain transport, — sacrifier ton patrimoine, en te disant bâtard ? — Non, garde ton bien. Quand Richard serait ton père, — n’importe : dis que tu es un Faulconbridge.

LE ROI JEAN.

— Parle, l’ami. Dépêche-toi. Dis-nous qui fut ton père.

PHILIPPE.

— N’en déplaise à votre majesté, sir Robert… — Ce mot Faulconbridge s’accroche à ma mâchoire, — il ne veut pas sortir. Quand il irait de ma vie, — je ne pourrais pas dire que je suis le fils d’un Faulconbridge. — Au diable le patrimoine et la fortune ! C’est le feu de l’honneur, — qui me fait jurer que le roi Richard fut mon père. — Le bâtard d’un roi est plus noble — qu’un chevalier, même légitime. — Je suis le fils de Richard !

(24) La pièce de trois farthings (à peu près trois liards) était d’argent, et par conséquent, fort mince. Elle portait sur la face une rose, à côté d’un profil de la reine Élisabeth, qu’entourait cette légende : Rosa sine spina. Cette explication est nécessaire pour comprendre l’allusion faite ici par le Bâtard.

(25) Dans le douzième chant du Polyolbion de Drayton, se trouve une longue description du fameux combat qui eut lieu, en présence du roi Athelstan, entre le géant danois Colbrand et l’illustre Guy de Warwick. Le géant fut tué par le chevalier.

(26) Ce mot Philippe passait, au temps de Shakespeare, pour être exactement le cri du moineau. Il existe un long poëme de Skelton, ayant pour titre : Phyllyp Sparowe, Philippe le moineau. Un auteur dramatique, fort en vogue à la cour d’Elizabeth, l’euphuiste Lyly, a écrit ce vers dans la mère Bombie :

CRY.

Phip phip the sparrowes as they fly.

Ils crient phip phip les moineaux, quand ils volent.

Les anciens ont imité, dans un verbe pittoresque, le cri du passereau ; et l’exclamation du Bâtard, qui semble d’abord si étrange, le paraîtra moins dès qu’on se rappellera ces jolis vers de Catulle :

Sed circumsiliens modo hue, modo illuc,
Ad solam dominant usque pipilabat.

(27) Le chevalier Basilisco était un personnage fort populaire de la vieille comédie anglaise. Le Bâtard fait ici allusion à une scène de Soliman et Perseda, où le clown Piston saute sur le dos de Basilisco et lui fait dire tout ce qu’il veut.

(28) Cette lutte héroïque entre le roi et le lion a été, dans le moyen âge, le sujet d’un grand nombre de romances ; elle est ainsi rapportée par le chroniqueur Rastall : « On dit qu’un lion fut mis dans la prison du roi Richard, pour le dévorer. Le lion ayant ouvert la gueule, le roi y fourra son bras, et lui tira si fort le cœur qu’il le tua ; et voilà pourquoi quelques-uns disent qu’il est nommé Richard Cœur de Lion. »

(29) En proposant aux rois de France et d’Angleterre l’exemple des mutins de Jérusalem, le Bâtard veut sans doute parler ici des factions diverses qui, après avoir troublé la cité juive de leurs querelles, se réconcilièrent à l’approche de l’ennemi commun, l’empereur Titus. Malone cite à ce sujet un extrait d’un ouvrage traduit de l’hébreu, intitulé : Derniers temps de la république des Juifs, ouvrage que Shakespeare a pu avoir sous les yeux.

(30) Cette madame Blanche, qu’Hubert voudrait voir mariée au Dauphin Louis, n’est autre que la fameuse Blanche de Castille, mère de Louis IX. Elle était, comme chacun sait, fille d’Alphonse IX, roi de Castille, et nièce du roi Jean.

(31) Ce monologue superbe et toujours actuel, où le poëte flétrit l’inconstance de la France, dominée par ce faiseur de faux serments, l’Intérêt, avait un singulier à-propos à la fin du seizième siècle, soit qu’il fût dit au moment où un prince du sang français, le duc d’Anjou, proposait d’épouser la reine Élisabeth, geôlière de sa belle-sœur Marie Stuart, soit qu’il fût dit après la conversion de Henri IV abjurant sa foi et déclarant que Paris vaut bien une messe, soit qu’il fût dit après la conclusion de la paix entre la cour de France et Philippe II.

(32) Pour bien voir à quel point le drame primitif imprimé en 1591, — quelque remarquable qu’il soit du reste, — est inférieur au drame définitif publié en 1623, il faut comparer cette superbe scène du Roi Jean, où l’enfant essaie vainement de consoler sa mère, avec la scène parallèle qui se trouve dans la pièce anonyme. Faites le rapprochement, et jugez :

Extrait de la pièce de 1591.
ARTHUR.

Madame, prenez courage : ces langueurs abattues — ne sont pas le baume qui adoucira notre triste destinée. — Si le ciel a ordonné ces événements, cette amère mélancolie ne sert de rien. — Les saisons changeront : de même, notre malheur présent — peut changer avec elles, et tout peut tourner à bien.

CONSTANCE.

— Ah ! enfant ! tes années, je le vois, sont trop tendres — pour que tu puisses sonder du regard l’abîme de ces douleurs. — Mais moi, qui vois s’écrouler ta fortune, mes espérances et les ressources — avec lesquelles devaient se fonder ta fortune et ta renommée, — quelle joie, quelle satisfaction, quel repos puis-je goûter, — quand l’espérance et la fortune nous abandonnent ?

ARTHUR.

— Pourtant les pleurs des femmes, leurs douleurs, leurs airs solennels, — augmentent le fardeau des malheurs, loin de le diminuer.

CONSTANCE.

— Si quelque puissance écoutait les plaintes d’une veuve — qui demande vengeance du fond d’une âme blessée, — elle enverrait la peste pour infecter ce climat — et cette contrée maudite où respirent les traîtres, — où le parjure, comme le présomptueux Briarée, — assiége le ciel de ses mensonges. — Il avait promis, Arthur, il avait juré — de défendre tes droits et d’abaisser l’orgueil de tes ennemis ! — Mais, maintenant, ce noir parjure, — il conclut une trêve avec l’enfant damné d’Éléonore, — et marie Louis VIII à son aimable nièce, — partageant sa fortune et ses domaines — entre ces deux amants. Malheur à cette union ! — Puisqu’ils te chassent de ton bien et triomphent des larmes d’une veuve, — que, de même, le ciel les jette dans une carrière malheureuse ! — Ainsi, de tout ce sang répandu de part et d’autre, — qui a apaisé la soif de la terre entr’ouverte, — il n’est sorti qu’un jeu d’amour et une fête de fiançailles !

Là se termine la scène. Combien cette tristesse raisonneuse paraît froide à côté du désespoir de la mère que nous venons de voir tomber à terre tout échevelée !

(33) Dans la pièce de Shakespeare, le duc d’Autriche et le vicomte de Limoges ne font qu’un, et voilà pourquoi Constance les confond dans son imprécation : Ô Limoges ! ô Autrichien ! Mais, dans l’histoire, ces deux personnages sont parfaitement distincts. — L’un, Léopold, duc d’Autriche, est celui qui emprisonna Richard en 1193 ; l’autre, Vidomar, vicomte de Limoges, est le châtelain du manoir de Chalus, devant lequel Cœur de Lion fut blessé à mort, en 1199, par un archer nommé Bertrand de Bourdon. Shakespeare attribue le meurtre de Cœur de Lion au duc d’Autriche et venge le père avec l’épée du fils, en faisant tuer le duc d’Autriche par le Bâtard. — Cette confusion des deux personnages historiques, qui se trouve également dans Le Roi Jean anonyme, était sans doute une tradition de la scène anglaise, tradition populaire qui, en attribuant un rôle odieux à un membre de la maison d’Autriche, autorisait une foule d’allusions hostiles à cette perfide ennemie de l’Angleterre.

(34) La sentence d’excommunication prononcée par le cardinal contre le roi Jean est en prose dans la pièce de 1501 :

« Moi, Pandolphe de Padoue, légat du siége apostolique, je te déclare maudit ; je délie chacun de tes sujets de toute loyauté et de toute féauté envers toi, et j’accorde la rémission de ses péchés à quiconque portera les armes contre toi ou t’assassinera : telle est ma sentence, et je commande à tous les gens de bien de t’abhorrer comme une personne excommuniée. »

Ainsi que je l’ai dit plus haut, cette lutte entre le roi Jean et le saint-siége avait été depuis longtemps représentée sur la scène anglaise. Quarante ans auparavant, sous le règne d’Édouard VI, l’évêque John Bale avait composé sur le même sujet une moralité qui avait eu grand succès. On y voyait paraître le cardinal Pandolphe, précédé de quatre prêtres portant, l’un, une croix, l’autre, un livre, le troisième, une chandelle, le quatrième, une cloche et déclamant solennellement les vers suivants :

Puisque le roi Jean traite ainsi la sainte Église, — je le maudis par la croix, par le livre, par la cloche et par la chandelle. — De même que cette croix est maintenant détournée de ma face, — de même je prie Dieu de le séquestrer hors de sa grâce. — De même que je lance ce livre loin de moi, — qu’ainsi Dieu écarte de lui tous ses bienfaits. — De même que cette flamme brûlante s’échappe de cette chandelle, — qu’ainsi Dieu le rejette de son éternelle lumière. — Je le retire au Christ, et, au son de cette cloche, — je donne son corps et son âme au diable de l’enfer.

Ainsi, dès les premiers temps de la Réforme, le théâtre anglais, venant en aide à la chaire protestante dans sa polémique contre la papauté, avait présenté la querelle entre le roi Jean et Innocent III comme le symbole de la grande lutte du pouvoir temporel contre le pouvoir spirituel. Mais, si les contemporains d’Édouard VI furent émus par les tirades puériles de l’évêque John Bale, combien le public de Shakespeare devait être agité par la mâle satire du Roi Jean ! Comme la fière réplique du prince excommunié au légat du pape devait être applaudie par le peuple qui avait repoussé la catholique armada, et dont la reine venait d’être frappée d’anathème par Sixte-Quint !

(35) Dans l’histoire, ce n’est pas le duc d’Autriche, c’est le vicomte de Limoges qui meurt de la main du Bâtard. « La même année 1199, Philippe, fils bâtard du roi Richard, à qui son père avait donné le château et le titre de Cognac, tua le vicomte de Limoges pour venger la mort de son père qui, comme vous l’avez vu, avait été tué en assiégeant le château de Chalus Cheverel. » (Holinshed.)

(36) Il est infiniment curieux de comparer cette scène fameuse avec la scène parallèle qui se trouve dans le Roi Jean anonyme. Pour que le lecteur puisse faire lui-même cette étude féconde, je traduis l’extrait suivant de la pièce imprimée en 1591 :

Entre Arthur, conduit par Hubert du Bourg.
ARTHUR.

Merci, Hubert, de ton attention pour moi, — à qui l’emprisonnement est encore chose si nouvelle. — La promenade ici n’a pas pour moi de grandes jouissances ; — pourtant j’accepte ton offre avec reconnaissance, — et je ne veux pas du moins perdre le plaisir des yeux. — Mais, dis-moi, si tu le peux, courtois geôlier, combien — de temps le roi m’enfermera-t-il ici ?

HUBERT.

— Je ne sais pas, prince, — je suppose que ce ne sera pas longtemps. — Que Dieu vous envoie la liberté et que Dieu sauve le roi !

Les exécuteurs sortent de leur retraite et s’élancent sur Arthur.
ARTHUR.

— Eh bien ! qu’y a-t-il, messieurs ? Que signifie cet outrage ? — Oh ! à l’aide, Hubert ! gentil gardien, à l’aide ! — Que Dieu me délivre de la brusque attaque de ces mutins ! — Ne laissez pas tuer un pauvre innocent !

HUBERT, aux exécuteurs.

— Retirez-vous, messieurs, et laissez-moi faire.

Les exécuteurs se retirent.
ARTHUR.

— Allons, Arthur, résigne-toi ; la mort menace ta tête. — Que signifie ceci, Hubert ? Expliquez-moi l’affaire.

HUBERT.

— Patience, jeune seigneur. Écoutez des paroles de malheur, — funestes, brutales, infernales, horribles à entendre : — effrayant récit, bon pour la langue d’une furie ! — Je n’ai pas la force de le faire, chaque mot en est pour moi une douleur profonde.

ARTHUR.

— Quoi ! dois-je mourir ?

HUBERT.

— Ce n’est pas la mort que j’ai à vous annoncer, c’est quelque chose de plus hideux, — la sentence de la haine, la plus malheureuse destinée : — la mort serait un mets exquis dans un si cruel festin. — Soyez sourd, n’entendez pas ; c’est un enfer pour moi d’achever.

ARTHUR.

— Hélas ! tu blesses ma jeunesse par tes inquiétantes paroles ; — c’est une horreur, c’est un enfer pour moi de ne pas tout savoir. — De quoi s’agit-il, l’ami ? Si la chose doit être faite, — fais-la, et termine-la vite, pour que je cesse de souffrir.

HUBERT.

— Je ne veux pas murmurer avec ma langue un tel forfait, — et pourtant il faut que je l’accomplisse de mes mains. — Mon cœur, ma tête, tout mon être — me refuse ici son office. — Lis cette lettre, lis ces lignes triplement funestes ; — apprends ma mission, et pardonne-moi quand tu la connaîtras. — « Hubert, au nom de notre repos d’esprit et du salut de notre personne, il t’est commandé, sur le reçu de cet ordre, d’arracher les yeux à Arthur Plantagenet. »

ARTHUR.

— Ah ! homme monstrueux et maudit ! Rien qu’avec son souffle il infecte les éléments ! — Son cœur recèle un venin contagieux — qui suffirait à empoisonner le monde entier ! — Est-ce une impiété d’accuser les cieux — d’injustice, quand ils laissent ce mécréant — opprimer et outrager les innocents ? — Ah ! Hubert ! tu es donc l’instrument dont il se sert — pour sonner la fanfare qui annonce à l’enfer son triomphe ! — Le ciel pleure, les saints versent d’angéliques larmes, — dans la crainte qu’ils ont de ta chute ; ils te poursuivent de remords, — ils frappent à ta conscience pour y faire entrer la pitié — et te protéger contre la rage de l’enfer. — L’enfer, Hubert, l’enfer avec tous ses fléaux, est au bout de ce forfait damné. — Ce papier scellé, qui te promet le bonheur dans ce monde, — institue Satan chef de ton âme. — Ah ! Hubert, ne consens pas à abandonner ta part de Dieu. — Je ne te parle pas seulement pour que tu me laisses la vue, — qui n’est pour moi que le premier des biens matériels ; — je te parle au nom du péril que tu cours, péril bien plus grand que ma douleur ; — la perte de ta douce âme bien pire que la perte de mes vains yeux. — Réfléchis bien, Hubert, car c’est chose dure — de perdre l’éternel salut pour la faveur d’un roi !

HUBERT.

— Monseigneur, tout sujet habitant le pays — est tenu d’exécuter les commandements du roi.

ARTHUR.

— Dieu, dont le pouvoir est plus étendu, a défendu dans ses commandements — d’obéir à celui qui commande de tuer.

HUBERT.

— Mais la même puissance a établi cette loi, — pour tenir le monde en respect, que le crime serait puni de mort.

ARTHUR.

— Je déclare que je ne suis ni criminel, ni traître, et que je suis pur.

HUBERT.

— Ce n’est pas à moi, monseigneur, qu’il faut en appeler.

ARTHUR.

— Tu peux du moins renoncer à une mission périlleuse.

HUBERT.

— Oui, si mon souverain veut renoncer à sa querelle.

ARTHUR.

— Sa querelle est celle du mensonge et de l’impiété !

HUBERT.

— Que le blâme retombe sur celui à qui il est dû !

ARTHUR.

— Eh bien ! que ce soit sur toi, si tu conclus — cette inique sentence par une si infâme action.

HUBERT.

— Aucune exécution ne pourra désormais être légitime, — si l’arrêt du juge doit être ainsi mis en doute.

ARTHUR.

— Aucune ne pourra l’être sans que, selon les formes d’un procès régulier, — le coupable ait été convaincu d’un crime.

HUBERT.

— Monseigneur, monseigneur, ces longues remontrances — augmentent ma douleur plus qu’elles ne servent votre cause. — Car je sais, et j’agirai dans cette conviction, — que les sujets vivent soumis aux ordres des rois. — Je ne dois pas discuter pourquoi il est votre ennemi, — mais je dois obéir quand il commande.

ARTHUR.

— Obéis donc, et que ton âme soit responsable — de l’injuste persécution que je subis. — Vous, yeux roulants dont je puis encore mesurer la superficie — avec le regard que la nature m’a prêté, — faites jaillir la terreur de vos sourcils froncés — pour punir les assassins — qui me privent de votre vue limpide. — Que l’enfer soit pour eux aussi sombre que la tombe qu’ils me souhaitent, — et qu’il soit l’horrible bénéfice de leur crime ! — Que les noirs tourmenteurs du profond Tartare — leur reprochent ce forfait damné, — en infligeant à leurs âmes mille tortures variées ! — Plus de délai, Hubert, mes oraisons sont terminées : — c’est toi que je prie maintenant, arrache-moi la vue ; — mais pour achever la tragédie, — conclus le dénoûment par un coup de poignard. — Adieu, Constance ! Bourreau, approche ! — Fais de ma mort une fête pour le tyran !

HUBERT.

— Je faiblis, j’ai peur, ma conscience m’ordonne de me désister. — Que parlé-je de faiblesse et de peur ? — Mon roi commande, et cet ordre me dégage ; — mais Dieu défend et c’est lui qui commande aux rois. — Ce grand commandeur me donne un contre-ordre, — il arrête ma main, il attendrit mon cœur. — Arrière, instruments maudits ! Vous êtes dispensés de votre office. — Rassure-toi, jeune seigneur tu garderas tes yeux, — quand je devrais les payer de ma vie. — Je vais trouver le roi, et lui dire que sa volonté est faite, — et que tu es mort. Viens avec moi. Hubert n’était pas né — pour aveugler ces lampes que la nature fait luire ainsi.

ARTHUR.

— Hubert, si jamais Arthur recouvre sa puissance, — tu seras récompensé du bienfait que je reçois de toi : — je t’avais livré ma vue, — tu me la rends, je ne serai pas ingrat. — Mais maintenant tout délai peut compromettre — l’issue de ta bonne entreprise. — Partons, Hubert, pour prévenir de plus grands malheurs.

Ils sortent.

(37) Cette scène célèbre où le roi Jean s’emporte contre Hubert et lui reproche d’avoir pris une boutade pour un ordre en mettant à mort le prisonnier Arthur, a rappelé à plusieurs commentateurs une autre scène historique qui eut lieu après l’exécution de Marie Stuart. On sait, en effet, que la reine d’Écosse fut décapitée le 8 février 1587, dans le château de Fotheringay, en vertu d’un warrant, signé Élisabeth, que le secrétaire d’État Davison reçut ordre de porter. Quand la tête de Marie fut tombée, la reine d’Angleterre, craignant sans doute la colère des cours continentales, feignit le plus grand désespoir et affecta de rejeter sur Davison toute la responsabilité de cet assassinat juridique. Elle accabla le trop fidèle ministre d’invectives, et lui fit justement ce reproche d’excès de zèle que le roi Jean adresse ici à Hubert.

Ce rapprochement, s’il était fondé, nous aiderait à éclairer certains côtés restés obscurs du drame de Shakespeare. Si la mort d’Arthur n’était, dans la pensée du poëte, que le symbole de la mort de Marie Stuart, le roi Jean devrait être regardé comme la personnification d’Élisabeth. Et alors tous les incidents de la pièce seraient autant d’allusions aux événements contemporains. Pandolphe excommuniant le roi Jean, ce serait le pape lançant contre la reine Élisabeth la bulle d’anathème. Le ridicule duc d’Autriche tué par le sympathique Bâtard, ce serait Philippe II vaincu par le peuple anglais. Le roi de France Philippe, soutenant et reniant tour à tour la cause d’Arthur, ce serait Henri III soutenant et abandonnant successivement la cause de Marie Stuart. L’alliance proposée entre la nièce du roi Jean et le dauphin, fils de Philippe-Auguste, ce serait le mariage projeté entre le duc d’Anjou, frère d’Henri III, et Élisabeth. La révolte des comtes de Pembroke et de Salisbury, faisant cause commune avec l’étranger pour châtier l’assassin d’Arthur, ce serait, par allégorie, la rébellion du duc de Suffolk et du comte de Northumberland s’alliant avec les cours catholiques pour délivrer Marie Stuart. Enfin, les envahisseurs, chassés du territoire par le Bâtard, ce serait l’armada espagnole repoussée par la nation anglaise ; et la magnifique apostrophe qui termine la pièce serait le cri de victoire poussé par le poëte patriote.

(38) Ici encore Shakespeare suit strictement le plan de la vieille pièce. Dans le drame de 1591, Arthur meurt également en essayant de s’échapper de sa prison. Je traduis la scène :

Le jeune Arthur paraît au haut des murailles.
ARTHUR.

Maintenant, que la bonne chance aide au succès de mon entreprise — et épargne à ma jeunesse de nouveaux malheurs ! — Je risque ma vie pour gagner ma liberté. — Si je meurs, j’en aurai fini avec les tourments de ce monde. — La peur commence à affaiblir ma résolution. — Si je lâche prise, hélas ! je tombe, — et la chute pour moi, c’est la mort. — Il vaut mieux renoncer à mon projet et vivre en prison toujours… — La prison, ai-je dit ? Non, plutôt la mort ! — Que l’énergie et le courage me reviennent ! — Décidément, je me risque : — après tout, ce n’est que sauter pour vivre.

(39) Holinshed raconte, d’après Mathieu Pâris, qu’en effet « le roi, ne pouvant monter à cheval, se fit porter dans une litière faite d’osier où était étendue une simple natte de paille, sans lit ni oreiller. »

(40) La révélation faite ici par Melun est historique. « Vers le même temps, dit Holinshed, il arriva qu’un Français, le vicomte de Melun, tomba malade à Londres, et, voyant que sa mort était proche, appela à lui plusieurs barons anglais qui restaient dans la cité et leur fit cette déclaration : « Vous ignorez les périls qui sont suspendus sur vos têtes. Louis, et avec lui seize comtes et barons de France, ont juré secrètement, dans le cas où le royaume d’Angleterre serait conquis, de tuer, bannir et emprisonner tous ceux de la noblesse anglaise qui maintenant se révoltent contre leur propre roi, comme des traîtres et des rebelles. Et, pour que vous n’en doutiez pas, moi, qui suis ici sur le point de mourir, je vous affirme, sur le salut de mon âme, que je suis un des seize qui ont fait ce vœu. Je vous conseille donc de pourvoir à votre propre sûreté et à celle de votre pays, et de garder le secret sur ce que je viens de vous révéler. » Cela dit, il mourut immédiatement. »

(41) Nul doute que, dans la pensée de Shakespeare, le supplice qui termine la vie du roi Jean ne soit le châtiment de ses crimes. C’était également la pensée de l’auteur du Roi Jean anonyme, et, pour s’en convaincre, il suffit de lire la scène suivante :
LE ROI JEAN.

Philippe, à boire ! Oh ! que n’ai-je toutes les glaces des Alpes — pour refouler et pour éteindre ce feu intérieur — qui fait rage en moi comme un bourreau incandescent. — C’est en vain que, pour consumer l’arbre divin dans Babylone, — toutes les puissances ont épuisé leur puissance. — C’est en vain aussi que mon cœur oppose sa faible résistance — à l’invasion farouche de celui qui est plus fort que les rois — Au secours, mon Dieu ! Quelles souffrances ! — Je meurs. Jean, cette torture — t’est infligée pour tes coupables forfaits — Philippe, une chaise, en attendant la tombe ! — Mes jambes dédaignent de porter un roi.

LE BÂTARD.

— Ah ! mon bon seigneur, triomphez de la douleur par la patience, — et supportez vos peines avec une royale énergie.

LE ROI JEAN.

— Il me semble que je vois la liste de mes crimes — écrite par un démon en caractères de marbre. — Le moindre suffirait pour me faire perdre ma part du ciel. — Il me semble que le diable murmure à mon oreille — et me dit que tout espoir de miséricorde est vain, — et que je dois être damné pour la mort soudaine d’Arthur. — Je vois, je vois des milliers, des milliers d’hommes — venus pour me reprocher tout le mal que j’ai fait sur terre. — Ah ! il n’existe pas de Dieu assez clément pour me pardonner tant de crimes. — Comment ai-je vécu, si ce n’est au détriment d’un autre ? — À quoi me suis-je plu, si ce n’est à la ruine des autres ? — Quand ai-je jamais fait un acte méritoire ? — Quelle est celle de mes journées — qui n’a pas abouti à quelque malheur fameux ? — Ma vie, pleine de fureur et de tyrannie, — peut-elle implorer grâce pour une mort si étrange ? — Qui donc dira que Jean a succombé trop tôt ? — Et qui plutôt ne dira pas qu’il a vécu trop longtemps ? — Le déshonneur m’a poursuivi dans ma vie, — et l’humiliation m’accompagne à ma mort. — Pourquoi ai-je échappé à la furie des Français, — et ne suis-je pas mort sous le coup de leurs épées ? — Ma vie a été honteuse, et elle finit honteusement, — méprisée par mes ennemis, dédaignée par mes amis.

LE BÂTARD.

— Pardonnez au monde et à tous vos ennemis terrestres, — et invoquez le Christ qui est votre dernier ami.

LE ROI JEAN.

— Ma langue se trouble. Te l’avouerai-je, ami Philippe ? — depuis que Jean s’est soumis au prêtre de Rome, — ni lui ni les siens n’ont prospéré sur la terre : — ses bénédictions sont maudites, et son anathème est bénédiction. — Du fond de mon âme je crie vers mon Dieu, — comme criait le royal prophète David — dont les mains étaient comme les miennes, souillées par le meurtre. — Pas plus qu’à lui, il ne m’est réservé de bâtir la maison du Seigneur ; — mais, si mon cœur mourant ne me trompe pas, — de mes flancs sortira une famille royale — qui de ses bras atteindra jusqu’aux portes de Rome, — et foulera sous ses pieds l’orgueil de la prostituée — qui trône sur la chaire de Babylone. — Philippe, les cordes de mon cœur se rompent ; les flammes du poison — l’emportent en moi sur les faibles forces de la nature : — Jean meurt dans la foi de Jésus.

(42) Selon Holinshed, le roi Jean fut enterré à Croxton Abbey, dans le Staffordshire ; mais le poëte est ici plus exact que l’historien : car, suivant l’indication donnée par Shakespeare, c’est dans la cathédrale de Worcester que le tombeau du roi fut découvert le 17 juillet 1797.

(43) En lisant l’apostrophe qui termine le Roi Jean, il est difficile de n’y pas voir une allusion directe aux événements contemporains. Selon moi, cette apostrophe a été écrite sous l’impression des menaces adressées par la coalition catholique à l’Angleterre hérétique. Cette opinion, que je suis étonné d’émettre le premier, est confirmée jusqu’à l’évidence par les vers qui servent d’épilogue à la pièce primitive :

LE BÂTARD.

Que l’Angleterre reste fidèle à elle-même, — et le monde entier sera impuissant contre elle. — Louis, tu vas être vaillamment expédié pour la France, — car jamais Français n’a gardé du sol anglais — la vingtième partie de ce que tu as conquis. — Dauphin, ta main ! nous marcherons vers Worcester. — Et vous tous, lords, offrez vos bras pour porter votre souverain — jusqu’à son tombeau avec tous les honneurs funèbres. — Si les pairs et le peuple sont unis, — ni le pape, ni la France, ni l’Espagne ne peuvent nuire à l’Angleterre.

Macbeth Richard III
Le Roi Jean