CHAPITRE II

LE DOCTEUR HIRAM JACOBSON


La maison du docteur Jacobson était l’une des plus belles dans cette partie de la rue Sherbrooke. Bâtie de pierre grise, haute de trois étages, avec balcons et terrasses, et, sur sa façade, un large portique auquel on atteignait par un grand escalier de marbre à rampes de fer, cette maison avait toutes les apparences d’une demeure seigneuriale. Un grand parc l’entourait, et dans ce parc on pouvait admirer, la belle saison venue, le plus beau décor de verdure et de fleurs. De belles allées sablonneuses étaient ombragées par l’orme, le peuplier et le saule. On y trouvait, çà et là, le cèdre des monts Liban et le pin-parasol des collines romaines. Çà et là, encore, des statues de bronze représentant pour la plupart des dieux et les déesses de l’Olympe, se dressaient dans un fouillis de fleurs et d’arbrisseaux. Bref, ce parc était un chef-d’œuvre d’horticulture. Une haute clôture surmontée de tiges de fer très aiguës cerclait le parc et prévenait toute intrusion.

On disait le docteur Jacobson fort riche. On disait également qu’il avait découvert un remède infaillible appelé LE PHILTRE BLEU. Cette découverte avait suffi pour établir la célébrité du docteur. Il est vrai de dire que ce Philtre Bleu n’était pas encore sur le marché. Le docteur l’avait découvert, mais il ne l’avait pas encore livré à l’humanité souffrante. Pourquoi ? Pour la simple raison que ses expériences avec ce Philtre Bleu n’étaient pas tout à fait terminées. N’importe ! on savait que le remède existait, et cela suffisait pour faire admettre la haute science du docteur et faire reconnaître son génie.

C’était le 15 décembre, c’est-à-dire quatre jours après la décision de messieurs Godd, Hamm & Quik d’éclaircir le mystère de la rue Sherbrooke.

Il était environ neuf heures. Le docteur Jacobson travaillait déjà dans son immense cabinet du rez-de-chaussée. Des quatre hautes croisées qui recevaient la clarté du jour, deux donnaient sur la rue, et deux sur un côté du parc. Le parc, à cette saison, n’avait plus ses beautés des jours printaniers : la neige y avait semé le deuil. L’orme et le peuplier dressaient vers le ciel brumeux des bras maigres, décharnés, couverts de givre. Les statues de bronze n’étaient plus là : on les avait installées dans la grande salle de réception. Quant aux fleurs, elles avaient été mises à l’abri des froids et des gelées dans une belle et grande serre placée du côté de l’Est.

Le docteur écrivait, une cigarette aux lèvres.

C’était un homme arrivé à l’âge mûr, très noir encore de cheveux et de barbe. La barbe était taillée en pointe au menton, soyeuse et soigneusement parfumée. Les moustaches étaient finement effilées. Le visage était frais, rosé, avec un air de bonne santé. Le front se dégageait fortement, haut et large, et l’intelligence y rayonnait. Les yeux noirs brillaient singulièrement de lueurs qu’on ne pouvait saisir ; c’était comme le choc des éclairs au sein de la nue profonde. L’éclat, cependant, en était tendre et doux. Le nez était long, étroit, fortement busqué, et les narines, légèrement écartées, étaient sans cesse frémissantes. Dans son ensemble toute cette physionomie annonçait l’homme d’honneur, de probité, le véritable gentilhomme.

Dans une porte placée derrière le docteur — porte dissimulée de larges draperies d’un rouge sombre — un bruit léger se fit entendre. Le docteur se retourna et tendit l’oreille vers la porte.

Le bruit se répéta… c’est comme si une petite main bien timide avait frappé avec crainte.

Le docteur se leva vivement et marcha vers la porte dont il écarta les tentures. Puis il dit :

— Entrez !

La porte s’ouvrit : une jeune femme ravissante de grâce et de beauté apparut. Elle souriait candidement.

— Ah ! c’est vous, chère Lina ?

Le docteur entoura la taille de la jeune femme, se pencha et sur le front blanc et pur déposa un long baiser.

Est-ce que je vous dérange, mon ami ? demanda la jeune femme d’une voix limpide et caressante.

— Vous ne me dérangez jamais, Lina, vous le savez bien. Venez, nous causerons. Comment êtes-vous, ce matin ? Vous me paraissez un peu pâlie.

— Vraiment ? Je n’ai pas remarqué cette pâleur.

Le docteur avait mis le bras de la jeune femme sous le sien, et doucement il l’entraînait vers un divan placé devant une haute cheminée dans laquelle un feu de gaz flambait.

Tous deux s’assirent. Le docteur continuait d’entourer la taille frêle et exquise de la jeune femme. Elle, souriait toujours. Ses cheveux noirs comme du jais, très ondulés, discrètement parfumés, étaient remontés sur le sommet de la tête en une petite pyramide délicieuse dans laquelle étincelaient les feux de diamants dissimulés savamment. Elle avait le teint très clair, légèrement rosé, les lèvres très rouges et très humides, un sourire charmeur. Ses yeux très noirs aussi, doux et candides, demeuraient à demi voilés sous de longs cils. Cette femme représentait la jeunesse dans toute sa fraîcheur et tout son éclat. À voir ainsi ces deux êtres l’un près de l’autre, lui, l’homme de la quarantaine avec sa barbe noire, elle, avec sa jeunesse épanouie et sa physionomie d’enfant, on eût dit le père et la fille.

— Vous ne vous êtes pas bien regardée, ma chère enfant, poursuivit le docteur avec une tendresse vraiment paternelle, je vous assure que vous êtes un peu plus pâle que d’ordinaire. Ne seriez-vous pas un peu souffrante ? … On ne sait jamais, après ces longues veilles comme ces nuits passées.

— Je vous jure, mon ami, que ma santé n’a jamais été meilleure !

— Éprouvez-vous quelques soucis des ennuis quelconques, des chagrins, que sais-je ?

— Comment cela serait-il, quand vous m’avez faite la plus heureuse des femmes ?

— Ah ! Lina, que j’aime vous entendre dire ces paroles : « La plus heureuse des femmes ! » Ainsi, j’aurai tenu mes promesses ?

— Vous les avez tenues au-delà du possible. Pouvais-je espérer autant. Vous rappelez-vous mon ami, ce soir décisif dans mon existence ?

— Ce fut le plus beau soir de ma vie, Lina !

— Et mon plus beau soir à moi !

— Je n’étais qu’une pauvre petite chanteuse, une choriste.

— Vous étiez la plus ravissante !

— Depuis deux ans déjà, je traînais lamentablement sur les planches de ce vilain Métropolitain…

— Il était superbe quand vous étiez là !

— J’y voyais de nouvelles venues. — Oh ! non pas que je fusse jalouse ! — dont la voix ne valait pas la mienne, et qui me devançaient, montaient l’échelle, sortaient des chœurs devenaient des étoiles…

Mais ces étoiles pâlissaient devant la vôtre !

— Et alors, moi qui avais ma pauvre mère et mes chères sœurs à supporter, je désespérais de l’avancement, et je sentais qu’avec mon maigre salaire la vie finirait par m’échapper. Je voyais avec terreur ma mère et mes sœurs succomber sous le poids de la misère.

— Mais j’étais là, Lina ; votre rayonnement m’avait frappé au cœur !

— Comme vous avez été bon… Et je me voyais seule dans ce profond New-York… j’étais délaissée par mes camarades parce que…

— Votre vertu faisait peur à leurs vices !

— Il y avait comme une jalousie chez elles — Oh ! non pas encore que je les enviasse, moi, dans leurs situations brillantes…

— Mais elles… elles enviaient votre beauté !

— Et pourtant, je cherchais à me faire modeste, je tâchais de dissimuler ma beauté…

— Vous ne le pouviez pas : plus vous songiez à la cacher, plus rayonnante elle se révélait !

— Je modifiais ma voix. Je la dénaturais, afin qu’elle ne fût pas remarquée, et que, de ce fait, je ne fusse pas un obstacle à l’avancement de mes camarades. Mais je souffrais… Ah ! j’étais si misérable !…

— Mais je vous apparus…

— Comme un radieux soleil levant !

— C’était ce soir, où Lina Cavalieri, se trouvant souffrante, n’avait pu chanter La Traviata ; oui, ce soir, et par quel hasard…

— On me choisit, n’est-ce pas ? Je me le demande encore.

— J’occupais une loge d’avant-scène. Trois fois vous m’avez regardé, trois fois je vous ai souri, cent fois je vous ai applaudie. J’étais emporté ! Et l’avez-vous remarqué ?… Une fois, une de mes larmes est tombée à vos pieds !

— Et alors ?

— Je vous ai aimée, je vous ai désirée, je vous ai voulue !

— Et je me suis donnée avec toute la joie, toute la reconnaissance dont mon cœur débordait… je vous ai béni !

— Trois ans ont passé, Lina, et chaque soir que je vis, il me semble me trouver encore et toujours devant l’exquise et douloureuse Traviata, devant la grande artiste, la sublime chanteuse qui, jusqu’à ce moment, était demeurée ignorée et inconnue. Je revois l’étoile qui venait d’éclipser l’autre… l’autre Lina ! Et cette étoile nouvelle a brillé sur l’auditoire d’un feu éclatant, elle l’a ébloui ! Et son nom s’il n’était pas Vénus, n’était pas moins resplendissant !

— Son nom ? Sourit la jeune femme.

— C’était le vôtre, Lina Feradi !

— Et comme moi, mon ami, vous fûtes heureux jusqu’à ce jour ?

— Jamais un nuage n’a obscurci mon ciel, hormis ce jour où nous apprîmes la mort de votre mère à Turin.

— Pauvre mère !

— Mon bonheur, Lina, n’a jamais eu rien d’égal : je suis heureux et ne puis l’être davantage !

— Non ?… Et si je dis, moi, que vous pourriez… que vous pouvez être plus heureux encore ?

— C’est impossible, Lina ! Le ciel lui-même, s’ouvrant devant moi, ne m’offrirait pas de joies plus grandes, plus suprêmes que les joies que vous m’avez données !

— Et pourtant, je suis certaine qu’il vous manque une joie… une, au moins !

Le docteur regarda sa jeune femme avec amour et surprise.

— Laquelle, Lina ?

Alors, caressante, toute frémissante, la jeune femme entoura le cou de son mari, posa un long baiser… un baiser brûlant d’amour sur sa bouche, puis lui chuchota quelques mots à l’oreille.

Le docteur tressaillit, considéra sa femme avec un air de doute, puis, la repoussant un peu, il plongea son regard perçant, mais tendre, dans les yeux noirs qui le regardaient avec amour. Puis, il vit du rouge sur le front blanc, il vit les cils battre fébrilement, il vit le sein frémir… et il poussa un cri de joie, enserra fortement sa femme dans ses bras et bégaya :

— Lina ! Lina !… Il me manquait une joie… et je ne le savais pas ! Je ne soupçonnais pas cette joie, tellement j’avais perdu l’espoir !

— J’avais donc raison de vous affirmer qu’il manquait quelque chose à votre bonheur et que vous pouviez être heureux davantage !

— Mais… Lina, s’il est un ciel en ce monde ou dans l’autre, ce ciel, c’est moi qui le possède, moi seul ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! merci. Mon bonheur dépasse tout ce que j’aurais pu rêver… j’ai un héritier !

— Un fils que vous aurez !

De nouveau le docteur attira sa jeune femme sur sa vaste poitrine. Juste à cette minute une sonnerie électrique vibra.

Le docteur sursauta.

— Qui donc peut venir ? Il n’est pas dix heures !

La jeune femme consulta une pendule placée dans un angle de la pièce.

— Dix heures moins quart ! murmura-t-elle. Eh bien ! Je parie que c’est le facteur.

— Vous dites vrai, Lina. J’y vais.

— Pardonnez, j’y vais à votre place. Je suis plus jeune… Je reviens de suite.

Légère, gracieuse, elle sortit du cabinet sous le regard extatique de son seigneur et maître.

Elle reparut quelques minutes après, apportant une masse de journaux et de lettres qu’elle déposa sur un guéridon tout auprès du divan.

— Le courrier est très volumineux ce matin, dit le docteur en prenant un journal.

— Voulez-vous que je vous aide à l’examiner ?

— Si vous voulez, Lina. Voyez aux lettres, moi, je me charge des journaux.

Tous deux se mirent activement à la besogne.

— Ah ! fit la jeune femme au bout d’un moment, deux lettres d’Italie : l’une à Pia, l’autre à Maria !

— Sont-elles de Florence ?

— Toutes deux, oui.

Le docteur eut un sourire vague.

— Bon, je sais ce que c’est, dit-il, en amplifiant son sourire.

— Chut ! fit la jeune femme en posant un doigt sur sa bouche et en jetant un coup d’œil vers le plafond.

— Bah ! dit le docteur, elles dorment si bien qu’un coup de tonnerre ne les réveillerait pas.

— Un coup de tonnerre serait peut-être impuissant, mais un seul nom, même prononcé à voix très basse, murmuré à l’oreille, pourrait les réveiller.

— Oh ! Oui, Lina… un nom d’amour, c’est un souffle qui pénètre jusqu’à l’âme. Je le sais bien !

— En ce cas, taisons-nous !

— À propos, Lina, quand auront lieu les épousailles de vos sœurs ?

— Je n’en sais rien. Mais ces lettres pourraient fort bien apporter un avis officiel. Et la jeune femme se mit à rire.

— Ah ! vous savez, Lina… je veux en être informé pas mal à l’avance, afin que je puisse avoir tout le temps de choisir les cadeaux que je désire leur présenter en ce beau jour.

— Oh ! vous le saurez à temps, n’en doutez pas.

— Il n’y a pas d’autres lettres ?

— Presque rien… quelques lettres d’affaires, je pense. Ah ! tenez, en voici une de Québec, du Château-Frontenac. Elle m’a l’air d’avoir un cachet personnel.

— Ouvrez, chère amie, vous savez bien qu’il n’y a pas et ne peut y avoir de secrets entre nous !

La jeune femme obéit. Elle retira une petite feuille de papier sur laquelle s’étendait une écriture fine et allongée.

— Lisez, chère amie, commanda le docteur.

La jeune femme lut :

« Mon cher oncle ».

« Douze années de séparation ! Je vous cherche et vous pense à Québec, j’arrive et l’on m’informe que vous êtes à Montréal. Alors, mon désespoir… Je pars de New-York avec cette information : « Votre oncle ? Le docteur Jacobson ? »… Mais il est établi en la ville de Québec » !… À Québec, néant de l’oncle Jacobson !… Je m’informe encore, toujours, sans cesse : « Votre oncle ? Le Docteur Jacobson ? »… Mais il est établi à Montréal » !… Eh bien ! je doute naturellement de la véracité de l’information, et, doutant, je ne veux nullement chasser l’ombre davantage. Je veux vous revoir, mais vous me fuyez ! J’attends donc que vous m’ayez dit : « Mon cher neveu, viens je t’attends ! »… Alors seulement j’irai vous attrister de mon insupportable personne ! Néanmoins, j’aurai accompli un devoir de délicatesse et de famille : J’aurai salué ma tante, madame Lina Jacobson.

« Votre très affectueux neveu »
Benjamin Jacobson,
Château-Frontenac. Québec ».

Le docteur éclata de rire.

— Ah ! bien, voilà ce qu’on peut appeler un revenant ! Ce pauvre Benjamin !… De fait, je l’avais totalement oublié !

— Il vit à New-York ?

— Il y vivait, il y a bien, en effet, une douzaine d’années. Oh ! c’était alors un gamin. Un jour, il disparut, ou du moins je le perdis de vue. Je ne m’en préoccupai pas, sachant qu’il avait un peu de fortune du côté de sa mère. Le voilà qui reparaît ! Ah ! ah ! ah ! Il est bien toujours le même : bavard, hâbleur, c’est un frou-frou que ce neveu ! Tu ne le connais pas ?

— Vous ne m’en avez jamais parlé.

— Puisque je l’avais oublié… N’importe je ne peux lui refuser de venir embrasser sa jolie tante. Ce qu’il va se pâmer, Lina, en vous voyant ! Savez-vous une chose ?

— Dites donc, pour voir !

— Il me jalousera…

— Mais non… Il est peut-être marié également et à plus belle que moi !

— Marié ? Peut-être. À plus belle que vous ? Jamais ! Je doute même qu’il soit marié, car il me le dirait. Je pense qu’il n’y a pas de bois dans ce garçon pour en faire un mari.

— Lui direz-vous de venir ?

— Certainement, je vais lui jeter un mot à la poste au cours de cette journée. S’il est aussi amusant qu’en sa première jeunesse, nous aurons un agréable passe-temps avec lui.

À cette minute des rires éclatèrent à l’étage supérieur, des rires jeunes et joyeux.

— Ah ! fit la jeune femme en se levant, Maria et Pia se lèvent. Je monte leur porter les deux missives.

— Allez, Lina pendant que j’achève de dépouiller le courrier.

Le docteur baisa encore sa jeune femme au front et la laissa s’éloigner.

Il acheva de parcourir le courrier, puis il alla à son bureau pour faire sa correspondance. Il se mit à écrire lentement, posément.

Un quart d’heure s’écoula.

De nouveau des rires tombèrent par cascatelles de l’étage supérieur, puis retentirent des jappements et des glapissements étouffés. L’instant d’après, la porte du cabinet ouvrant sur le large vestibule fut poussée rudement, comme un vent rageur, et trois femmes, toutes trois jeunes et belles, bondirent dans le cabinet. Toutes trois, riaient largement, couraient, dansaient avec une grâce qui jeta du rêve dans la prunelle noire et admirative du docteur. Et derrière ces trois déesses, deux bêtes accouraient par sauts, bonds de ricochets, gambadaient tout autour de la pièce, jappaient, miaulaient, glapissaient, rugissaient ivres, toutes deux de la joie des trois jeunes femmes. De ces deux bêtes, l’une était un grand singe roussâtre et à demi pelé, l’autre, une panthère toute noire, mais légèrement tachetée de blanc et de gris.

— Eh bien ! s’écria le docteur en accourant au-devant des jeunes femmes, je parie, à voir votre joie démonstrative, éclatante, que les nouvelles de Florence sont superbes !

— Noël !… cria Lina.

— Oh ! oh ! fit le docteur en simulant un air grave et en regardant les deux autres jeunes femmes, ou mieux les deux autres jeunes filles.

— Et moi je parie, fit l’une d’elles avec un sourire mystérieux, que vous ne pouvez pas, docteur deviner la nouvelle !

— Mademoiselle Pia, répondit gravement le docteur, je parie que je la devine !

— Je tiens le pari ! s’écria l’autre jeune fille.

— Eh bien ! Maria, je vous parie à vous et à votre sœur Pia… que parierais-je donc ?… Tenez, je vous parie le plus fin petit souper…

— Peuh ! interrompit Pia avec dédain, un souper…

— Nous soupons presque tous les soirs ! dit également avec dédain Maria.

— Alors reprit le docteur, je vous parie… Attendez !… Je vous parie la tête de mon neveu !

— Hein ! votre neveu ? s’écria Maria avec surprise.

— Quoi ! vous avez un neveu maintenant ? demanda Pia non moins surprise que sa sœur Maria.

— Certainement. Vous ne me croyez pas ? Demandez à Lina.

— C’est vrai, déclara celle-ci en riant.

— Ah ! mais votre neveu, avant de le parier, est-il au moins joli garçon ?

— Magnifique garçon !

— Et il est riche, je suppose ? demanda Pia.

— Je le pense assez riche.

— C’est dit, déclara en riant très fort Maria, sans en connaître davantage de votre neveu, nous acceptons sa tête !

— Ah ! mais, là, attendez un peu ! Je dis la tête… oui. Je la parie, certes ; mais je parie également le cœur !

— Le cœur également ? se mit à rire Maria. Hélas ! mon cher docteur, il est trop tard et il n’y a plus rien à faire ! Pariez donc autre chose !

Le docteur éclata de rire à son tour.

— Maria, dit-il, je vous déclare coupable !

— Coupable ? de quoi ? fit Maria avec surprise.

— D’avoir noué un hymen secret !

— Comment le savez-vous ? Pas par votre neveu, j’imagine ?

— Non… par la lettre que vous avez reçue ! C’est-à-dire que je devine la nouvelle, et que je gagne mon pari !

Un éclat de rire général éclata.

— Et ce n’est pas tout, ajouta le docteur ; je m’invite à la noce et j’y tiens !

— Noël ! Noël ! cria encore Lina.

Derrière le groupe joyeux, un bruit de verre ou de cristal qui casse retentit, et tous se retournèrent avec effroi. Ils purent voir le grand singe se rouler dans un débris de verres et de bouteilles qu’il avait, en gambadant avec la panthère, renversés d’un petit buffet placé dans un angle de la pièce. Le singe hurlait, et la panthère trouvant la chose fort comique, dansait autour du grand singe.

— Ici, Grippee ! commanda le docteur ! Et toi, Bobbee, quel massacre me fais-tu là ?

Le singe et la panthère, à la voix du maître, s’approchèrent timidement. De la main le docteur caressa les deux bêtes et dit :

— Pia, J’avais songé à vous faire un cadeau de noce, mais je cherchais quelque chose d’original et de rare à la fois. Eh bien ! je vous donnerai mon singe, Bobbee !

Les trois femmes se mirent à rire de plus belle.

— À vous, Maria, continua le docteur, je vous donnerai Gippee !

— Ah ! bien non, s’écria Maria avec horreur. Voulez-vous que j’attrape la lèpre ?

— Mais si je vous garantis que sa lèpre sera guérie ?

— Guérie, si vous voulez… merci bien !

— Ainsi donc, vous ne voulez rien ? Tant pis !… Mais non… tant mieux puisque je garde mes bêtes avec ma femme !

Un nouvel éclat de rire retentit, des mains battirent. Lina mit un baiser furtif sur les lèvres de son mari, et les trois jeunes femmes riantes, folles s’enfuirent.

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Demeuré seul, le docteur Hiram Jacobson croisa les bras, pencha la tête, sourit et murmura :

— Allons ! Je suis content. Je voulais Maria et Pia aussi heureuses que leur sœur Lina, et je pense que j’ai réussi là encore ! Décidément, depuis ces trois ou quatre ans tout me réussit. Ô femme ! ce que tu as de puissance et de prestige sur l’existence d’un homme !… Et nous, hommes, qui nous glorifions de nos succès, de nos gloires, de nos fortunes, nous oublions souvent que le génie, qui nous conduit à toutes ces choses si belles et si enviées de ce monde, c’est toi qui nous le donnes, Ô femme !…