Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 205-212).


CHAPITRE XXV

départ. — retour en europe. — récompense.



Après avoir terminé mes affaires, je revins à Saint-Louis où notre commerce continua à si bien prospérer que six ans après ma première apparition dans cette ville, je me trouvais assez riche pour obéir au penchant qui m’entraînait vers mon pays.

Je fis part de mon projet à M. Bulwer.

Cet excellent homme me témoigna tout son chagrin ; mais son noble cœur comprenait trop bien le mien pour qu’il fît la moindre objection à mon dessein.

Avant de quitter peut-être pour toujours cette terre d’Amérique où j’avais trouvé de si belles âmes, j’allai passer quelques jours avec Lewis qui venait souvent à Saint-Louis se délasser de ses travaux près de moi et rendre compte de sa gestion à M. Bulwer.

Je lui conseillai de s’entourer d’une famille, de cesser cette vie d’isolement, et je lui jurai avec toute l’ardeur de l’amitié qui m’attachait à lui que partout où je serais et dans quelque position que je me trouverais, je lui resterais toujours dévoué de corps et d’âme.

Puis un matin, le cœur gonflé et les yeux mouillés de larmes, je lui serrai les mains et l’embrassai pour la dernière fois, car je ne devais plus le revoir.

Plus tard j’appris que Lewis avait suivi mon conseil et qu’il s’était marié peu de temps après notre séparation. Il avait acheté une maison et s’était retiré aux environs de Saint-Louis, se livrant à l’exploitation de ses terres et à l’éducation de deux beaux enfants, qu’il élève dans l’amour du bien et du beau.

Il fait de temps en temps une petite excursion de chasse, afin, dit-il, de ne pas se rouiller la main.

Le matin de mon départ fut encore un jour de douleur dans ma vie.

Quand je fus au moment de quitter cette excellente famille, ma résolution fut ébranlée, et mon courage près de m’abandonner, surtout lorsque la bonne madame Bulwer me pressa dans ses bras et que son mari me prenant la main m’adressa ces mots :

« Allez, mon jeune ami, que Dieu vous conduise et répande ses bénédictions sur vous ; souvenez-vous que si le malheur venait à vous atteindre dans votre patrie, vous avez ici des amis qui vous recevront avec bonheur et que tant qu’un Bulwer existera, vous aurez un cœur dévoué qui ne vous oubliera jamais. »

En achevant ces paroles, le digne homme avait de grosses larmes dans les yeux. Quant à moi, j’étais tellement ému que je restai devant la famille sans savoir à quoi me décider.

Enfin l’amour de mon pays, mon affection pour le baron et sa famille l’emportèrent, et j’entrai dans la chaloupe où je devais prendre place.

Mon voyage n’offrit rien de remarquable et j’arrivai en peu de jours à la Nouvelle-Orléans.

Je restai peu de temps dans cette ville, empressé que j’étais de retourner à Freudenstadt.


La traversée de Wilhelm se fit heureusement. Il prit terre par une belle matinée de juin, et sans rester un jour à Hambourg, il acheta une voiture et se mit en route.

Il n’avait pas annoncé son arrivée au Baron, il voulait jouir du bonheur de sa surprise.

Son émotion fut grande lorsqu’au détour de la route, il aperçut les arbres séculaires qui ombrageaient le château de Wolfensheim et son cœur battit avec force lorsqu’il en reconnut les fenêtres. Ne pouvant maîtriser la violence de ses pensées, il préféra descendre de voiture pour avoir le temps de se remettre et ordonna au portillon de l’attendre à l’entrée du village.

Chaque arbre, chaque buisson lui rappelait une aventure de sa jeunesse.

Ici il avait franchi une barrière avec Stanislas, là il était monté sur un arbre pour dénicher un nid destiné à la petite Berthe, plus loin il voyait le chemin qu’il avait si souvent parcouru pour venir de sa chaumière au château ; il se rappela ce temps avec tristesse, car la mort lui avait ravi son bon père adoptif et peut-être, hélas ! allait-il apprendre un nouveau malheur, peut-être aussi la famille du baron avait-elle été atteinte par la destinée.

À cette idée le pauvre Wilhelm se sentit oppressé. Pourquoi faut-il que l’homme au moment du bonheur ait toujours une arrière-pensée tristesse et de crainte ?

Cependant, tout en continuant de marcher, il se trouva près de la porte d’entrée ; il s’appuya contre la barrière, car il n’avait pas la force d’aller plus loin.

Un domestique, étonné de son trouble, s’avança et s’informa poliment de ce qu’il voulait : machinalement Wilhelm prononça le nom du baron : « Si Monsieur veut me suivre, j’aurai l’honneur de l’annoncer. » En finissant ces mots le domestique le précéda et l’introduisit dans la bibliothèque en disant qu’un étranger désirait parler à monsieur le baron.

Ce dernier se leva, fit quelques pas vers le jeune homme et lui demanda en quoi il pouvait lui être agréable, car il ne reconnaissait pas dans le beau cavalier de vingt-six ans, l’enfant qu’il avait embarqué dix ans auparavant. Mais Wilhelm était trop ému pour pouvoir prononcer un seul mot et il restait les yeux fixés sur le baron, sans parler. À la fin, surmontant l’émotion qui l’oppressait, il se précipita dans les bras de M. de Wolfensheim en lui demandant à travers les sanglots qui étouffaient sa voix s’il ne reconnaissait plus le petit Wilhelm qu’il aimait tant.

À cet organe qui alla vibrer jusqu’au fond de son cœur, le baron lui rendit ses caresses et donna un libre cours à la joie qui inondait son cœur.

En un instant tout fut en mouvement dans le château pour fêter le retour de l’enfant dont le souvenir était si cher à chacun.

Cette aimable famille était très-aimée dans le village ; elle savait donner avec une grâce qui rehaussait le prix de ses aumônes.

Il ne fut donc pas étonnant de voir l’empressement que ces braves paysans mirent à célébrer l’arrivée d’une personne qu’ils savaient être si chère à la maison de Wolfensheim.

Plusieurs domestiques s’élancèrent sur les traces de Stanislas, qui était parti pour la chasse, ignorant le bonheur qui l’attendait chez lui.

D’autres coururent avertir Berthe qui, dans l’excès de sa joie, oublia qu’elle n’était plus la petite fille de huit ans, ni Wilhelm l’enfant avec lequel elle jouait dix ans auparavant. Aussi entra-t-elle étourdiment dans le salon où le baron écoutait avec attendrissement le récit que le jeune homme lui faisait des privations et des souffrances qu’il avait endurées.

La pauvre jeune fille s’arrêta tout interdite, car elle ne voyait près de son père qu’un homme à la figure noble et gracieuse, à la taille élancée et bien prise, à l’œil vif et spirituel et au teint basané, il lui était impossible de se figurer que c’était Wilhelm qu’elle se représentait toujours petit, et un peu gauche.

Quant à celui-ci, il reconnut de suite dans Berthe sa charmante compagne d’enfance : c’étaient bien la même figure angélique, le même sourire fin et spirituel, les mêmes boucles ondoyantes qui, lorsqu’un rayon du soleil venait les illuminer, ressemblaient à une auréole d’or. Enfin tout en elle lui montrait l’idéal qui s’était présenté bien souvent à son esprit lorsqu’il laissait errer son imagination dans les prairies immenses du Nouveau-Monde.

Le baron sourit de leur embarras mutuel et les obligea à renouveler leur ancienne amitié.

Peu d’instants après le bruit du galop d’un cheval se fit entendre et Stanislas apparut dans la cour du château.

Wilhelm ne fit qu’un bond jusqu’au perron et bientôt il se trouva pressé sur le cœur du jeune officier.

Ce fut un spectacle touchant de voir des larmes couler sur la figure de ces deux braves jeunes gens, qui, chacun, dans le cours de leur existence, avaient donné des preuves d’un grand courage ; et cependant, en se revoyant, ils pleuraient comme de faibles enfants, tant est forte la puissance de l’amitié sur deux nobles cœurs.

Le soir les fermiers du Baron vinrent souhaiter la bienvenue à l’hôte du château et des réjouissances furent faites en son honneur.

Quelques jours furent consacrés tout entier au bonheur de se revoir, mais après, le baron s’occupa d’assurer l’avenir de notre héros.

Wilhelm avait rapporté une fortune considérable. D’après le conseil du baron, il acheta le beau domaine de Rednitz dont les terres touchaient à celles de Wolfensheim, et, par le crédit que le baron avait à la cour, il obtint du roi l’autorisation de prendre le nom de ce domaine.

Un an après cet événement le baron récompensa les nobles efforts de Wilhelm en lui donnant la main de la charmante Berthe, qui pendant toute son existence se plut à embellir celle de son mari.


FIN.



Corbeil, typographie de Créin.