Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 196-200).


CHAPITRE XXIII

arrivée à saint-louis. — la famille bulwer.



Les eaux étaient très-hautes et les canots glissaient avec la rapidité d’un oiseau, aussi et malgré les nombreux détours du fleuve, fîmes nous le voyage en moitié moins de temps que nous n’aurions mis à le faire par terre. La traversée fut heureuse et aucun événement n’entrava notre retour.

Pendant ce voyage j’avais fait la connaissance assez intime de M. Bulwer, le directeur de la compagnie établie à Saint-Louis ; je lui avais raconté mes aventures et il m’avait demandé ce que je comptais faire une fois arrivé à ce port. Je lui répondis que mon intention était de retourner dans ma patrie, aussitôt qu’une occasion favorable se présenterait. Il me fit observer que j’aurais grand tort :

« Car enfin, me dit-il, qu’irez-vous faire en Allemagne ? Vous n’avez pas d’état, et à vingt ans vous retomberez à la charge du baron ; vous n’avez aucun goût pour la carrière militaire, ni pour la marine, que ferez-vous donc ? Vous regretterez plus tard votre jeunesse perdue. Votre vocation vous entraîne vers une vie aventureuse, et croyez-moi, suivez-la. Vous avez habité trois ans avec les Aricaras ; non-seulement vous savez leur langage, mais vous avez encore appris assez de celui des Sioux et des Pawnies pour pouvoir faire le commerce avec eux, vous êtes habitué à la vie et aux privations des Peaux-Rouges, ce qui vous donne un grand avantage sur les autres commerçants et même sur les Canadiens ; vous serez toujours bien reçu dans la tribu, qui pendant si longtemps vous a compté au nombre d’un de ses meilleurs guerriers, et l’avantage que vous en retirerez sera très-grand pour votre commerce de fourrures. Croyez-en mon expérience, travaillez, n’attendez jamais des autres le bien-être que vous pouvez vous procurer par vous-même. Je vous offre un emploi dans ma compagnie. Ne vous pressez pas de me répondre, réfléchissez sérieusement aux conseils que je vous donne, et si, dans huit jours, vous êtes toujours dans la même intention, j’emploierai tout mon crédit pour trouver une occasion de vous renvoyer dans votre patrie. »

Après ces paroles M. Bulwer s’avança vers un de nos rameurs et je vis qu’il désirait ne pas poursuivre plus longtemps cette conversation dont il ne me reparla pas une seule fois pendant le reste de notre voyage.

Je réfléchis beaucoup aux conseils qu’il m’avait donnés ; ils s’accordaient entièrement avec ceux dont mon enfance avait été bercée, car le brave soldat qui m’avait prodigué ses soins paternels jusqu’à sa dernière heure m’avait toujours recommandé de travailler comme tout honnête homme doit le faire. Plus tard le baron m’avait donné les mêmes instructions, et maintenant, sur une terre étrangère, loin de mes protecteurs, j’étais assez heureux pour rencontrer un digne père de famille qui semblait avoir été envoyé vers moi par Dieu pour m’empêcher de sortir du sentier du devoir et pour me faire parvenir à un rang distingué par mon travail et mon courage.

Ma résolution fut bientôt prise et j’acceptai ses offres. Je me rendis chez lui pour lui en faire part. Il me serra les mains, loua ma bonne résolution et m’installa de suite dans sa maison où je fus plutôt traité comme un fils que comme un étranger.

Mais je ne voulais pas quitter Lewis et me séparer encore de lui. Je priai donc M. Bulwer de vouloir bien donner en même temps à mon ami une place dans sa compagnie.

Ce digne négociant, qui avait jugé du premier coup d’œil combien l’honnête trappeur était digne de confiance et d’estime, me dit qu’il avait déjà pensé à la possibilité de ma demande.

Une place de chef de comptoir sur les rives du Mississipi supérieur était vacante et il l’offrit à Lewis. C’est avec un bien vif plaisir que mon ami accepta cette proposition, car le poste qu’il allait habiter avait le double avantage de ne pas être assez éloigné de Saint-Louis pour que nos entrevues ne fussent faciles, et en même temps d’être situé sur les limites des territoires indiens dans le voisinage des prairies, ce qui lui permettait de se livrer quand il le voulait à ses goûts de chasse et d’excursions.

Deux mois après mon installation à Saint-Louis, un vaisseau arriva de la Nouvelle-Orléans pour prendre des pelleteries. Je profitai de cette occasion pour me défaire très-avantageusement de celles que les Indiens m’avaient données et M. Bulwer eut la bonté de m’aider de ses conseils dans cette opération.

Le vaisseau devant retourner à la Nouvelle-Orléans et de là faire voile pour New-York, je chargeai le capitaine de lettres pour le baron et pour Stanislas. Je leur apprenais ma nouvelle résolution et ma détermination bien arrêtée de ne revenir en Europe que lorsque ma fortune serait assez grande pour me mettre à l’abri du besoin. Je renouvelai au baron toute l’assurance de ma reconnaissance et à Stanislas celle de ma sincère amitié, je lui envoyai deux des admirables chevaux que les Aricaras m’avaient donnés et un équipement complet de Peau-Rouge.

Je n’oubliai pas la petite Berthe, et une caisse remplie de superbes fourrures, de plumes, de coquillages et de différentes autres choses lui fut adressée.