Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 163-173).


CHAPITRE XIX

retour triomphal. — funérailles.



Après deux jours de marche, nous arrivâmes au lever du soleil à une lieue du village.

Comme cette heure est ordinairement favorable pour les surprises, les sentinelles des Aricaras commencèrent à donner l’alarme, car elles nous prenaient pour les Sioux.

Nous vîmes bientôt les toits des wigwams couverts d’Indiens.

Le Grand Aigle envoya un de ses guerriers pour rassurer la tribu et annoncer le sanglant combat dans lequel nous avions défait les Sioux et qui ne nous avait coûté que dix-huit hommes morts et une douzaine de blessés.

Aussitôt que la nouvelle de notre victoire fut connue, la joie éclata dans le village et l’on se prépara à nous faire une brillante réception. Tous les plus beaux équipements des guerriers leur furent envoyés, afin qu’ils pussent apparaître dans toute la magnificence de leur parure.

Comme je savais que leurs préparatifs dureraient probablement une partie de la journée et que je désirais vivement être témoin d’une cérémonie que je n’aurais peut-être jamais l’occasion de revoir, je pris congé du Grand Aigle et me décidai à retourner au village, où le bruit de mes exploits m’avait déjà précédé.

Mon arrivée, quand on pensait que je devais comme tout guerrier me parer et me peindre, parut causer une surprise générale ; mais ce flegme qui est le caractère de l’Indien les empêcha de me faire une seule question.

Ceux des habitants qui n’avaient pas pris part à l’affaire de l’avant-veille étaient en train de choisir leurs plus beaux ornements pour faire honneur au cortège des vainqueurs.

Généralement les Aricaras, comme la plupart des Peaux-Rouges, vont presque nus ; mais comme eux aussi, ils ont leur toilette de cérémonie.

Dans ces occasions, ils portent ordinairement une espèce de surtout d’une couleur éclatante, le plus souvent rouge ou bleu. Ils entourent leurs jambes d’une peau d’antilope, qui ressemble beaucoup au cuir du chamois ; ces bottines sont ornées avec les piquants du porc-épic peints de diverses couleurs. Ils ont un manteau de peau de bison qui est attaché sur les deux épaules et retombe librement en arrière. Un carquois rempli de flèches est pendu sur leur dos et ils surmontent leur coiffure d’une couronne de plumes éclatantes. Ils préfèrent surtout les plumes du cygne ; quant à celles de l’aigle noir, les chefs les plus renommés ont seuls le droit d’en faire leur parure, cet animal étant considéré parmi les Peaux-Rouges comme un oiseau sacré.

L’Indien qui a tué un ennemi de sa propre main peut attacher une queue de renard ou de loup aux talons de ses mocassins.

Quant à celui qui a tué un ours gris, il a le droit de porter les griffes de cet animal en collier. C’est la décoration la plus honorable pour un chasseur et elle lui donne le privilège de faire parti du conseil de la tribu.

Au camp comme au village chacun se préparait.

La toilette d’un Indien est une opération qui demande beaucoup de soin et de travail, car souvent il se peint de la tête aux pieds, et la combinaison des lignes, des emblèmes de toute nature et des couleurs dont il se pare demande une grande adresse.

Aussi, le quart de la journée était déjà passé sans que rien annonçât la marche triomphale des Peaux-Rouges.

Pendant ce temps un profond silence régnait dans le village. Un grand nombre des habitants étaient allés au-devant des vainqueurs ; les autres restaient dans une muette attente, toutes les occupations étaient suspendues, et excepté les femmes chargées de préparer le repas des guerriers, personne ne se montrait. Les enfants eux-mêmes semblaient craindre de troubler ce solennel recueillement.

Vers midi, on entendit un mélange de voix et d’instruments annonçant que le cortège était en marche. Quelques vieillards et plusieurs femmes quittèrent leur wigwam pour aller recevoir les vainqueurs aux limites du village.

Ce fut un spectacle à la fois bizarre et pittoresque, lorsque je les vis apparaître derrière une colline et la monter à pas lents qu’ils réglaient en cadence sur leurs chants et sur leurs sauvages instruments.

Les étendards de guerre composés de dépouilles d’animaux flottaient au souffle du vent ; les plumes, les peintures et les ornements d’argent dont les guerriers étaient parés, jetaient des reflets éblouissants sous les rayons du soleil de juillet.

Réellement le cortège avait quelque chose de solennel et de majestueux.

Les Aricaras sont divisés en quatre bandes, chacune d’elles portant le nom d’un animal ou d’un oiseau, comme le buffle, l’ours, le chien, le faisan. Une des bandes les plus estimées est celle du chien ; elle est composée de jeunes gens au-dessous de trente ans. Pour faire partie de cette troupe, il faut avoir fait plusieurs actions d’éclat, car elle est toujours employée dans les cas désespérés ; c’est en quelque sorte le corps de réserve.

Le principal chef des Aricaras est toujours choisi parmi les chiens, et le Grand Aigle y avait fait ses premières armes et déployé ses talents pour la guerre.

Ces bandes venaient en corps séparés sous la conduite de plusieurs chefs. Les fantassins marchaient les premiers par pelotons de dix hommes de front. Les cavaliers les suivaient.

Chaque corps était précédé d’un guerrier tenant comme étendard une lance ou un arc décoré de colliers de piquants de porc-épic, de peaux d’animaux et de plumes peintes. Plusieurs hommes portaient comme trophées des chevelures attachées à de longues perches et dont les mèches noires et ensanglantées s’agitaient au gré du vent. En tête de chaque compagnie marchait une espèce de barde ou ménestrel récitant les exploits du combat et suivi de plusieurs Indiens sonnant de divers instruments de musique.

Le cortège tenait à peu près l’espace d’un kilomètre. Les guerriers n’étaient pas tous armés de la même manière ; les uns avaient des fusils, les autres des arcs, des flèches, des massues ou des tomahawks ; tous avaient des boucliers de peau de buffle. C’est un moyen de défense généralement employé par les Peaux-Rouges des prairies qui n’ont pas le couvert des forêts pour se mettre à l’abri et se protéger contre les traits de l’ennemi.

Ils étaient tous peints de la plus horrible manière. Quelques-uns s’étaient fait dessiner près de la bouche une main sanglante ce qui signifiait qu’ils avaient pris la vie de leur adversaire.

Comme ils approchaient du village, ils furent reçus avec de grandes acclamations de joie, mêlées de lamentations en l’honneur des guerriers morts sur le champ de bataille. Ils continuèrent cependant à marcher d’un pas lent et grave en conservant un visage calme et impassible.

Entre le Grand Aigle et un autre des principaux chefs marchait un jeune guerrier qui s’était distingué dans la bataille. Il était si grièvement blessé que c’était avec la plus grande peine qu’il pouvait se soutenir sur son cheval ; mais malgré ses souffrances, il conservait une contenance sereine, comme s’il était tout à fait insouciant de son sort.

Sa pauvre mère, qui avait appris dans quel état il était, se jeta au-devant de lui en pleurant et en poussant de grands cris. Quant à lui, il garda jusqu’au dernier moment le calme et le stoïcisme d’un guerrier indien ; aucune émotion ne se lisait sur ses traits, et cependant il expiât peu de temps après en touchant le seuil du wigwam de sa mère.

Pendant ce temps, le village offrait le spectacle d’une joie poussée jusqu’au délire.

Les bannières, les trophées, les chevelures, les boucliers enlevés aux Sioux avaient été mis au bout de perches qui étaient placées devant les wigwams. Les Indiens exécutaient des danses guerrières accompagnées de leur chant de combat et d’une musique tellement infernale, qu’elle me brisait le tympan.

Tous les habitants qui n’avaient point pris part à l’expédition étaient vêtus de leurs habits de cérémonie, et des hérauts d’armes allaient d’un wigwam à l’autre répétant à haute voix les péripéties du combat et les hauts faits des guerriers.

Au milieu de cette fête bruyante, j’entendis d’étranges sons partir des collines environnantes ; m’étant informé de ce que ce pouvait être, un Indien me répondit que des femmes pleuraient la perte des guerriers morts. C’étaient les mères, les veuves et les filles de ceux qui avaient succombé sous les coups des Sioux. Elles s’étaient retirées dans la solitude afin de pouvoir se livrer à toute leur douleur.

Les réjouissances durèrent jusqu’au soir, et si les Sioux étaient venus attaquer la tribu, je ne sais pas trop ce qui serait advenu.

Le jour suivant, au lever de l’aurore, je fus éveillé par le Grand Aigle, qui entrait dans ma hutte pour m’inviter à venir assister aux funérailles. Je le suivis ; et parvenu au milieu du village, je vis toute la tribu assemblée, non plus comme la veille dans la joie du triomphe, mais assise dans un profond silence et représentant une nation en deuil.

Au moment où nous arrivâmes, les corps des dix-huit guerriers morts étaient déjà confiés à la terre, et il ne restait plus que celui du jeune Indien qui avait succombé sur le seuil de sa hutte.

Il était assis comme s’il eût été vivant, le corps placé dans une attitude noble et imposante et revêtu de ses plus magnifiques vêtements. Une couronne de plumes d’aigle était placée sur sa tête ; des colliers, des bracelets, des médailles couvraient son corps de leur brillante parure, mais son œil terne et ses traits décomposés portaient trop visiblement la marque de la mort pour qu’on pût s’y méprendre.

À ses pieds étaient sa lance et son bouclier ; sur ses genoux son arc et ses flèches ; près de lui son cheval, caparaçonné comme pour aller à la guerre, attendait l’instant d’être immolé sur sa tombe. Il semblait comprendre la douleur universelle, car il tenait la tête basse et jetait de tristes regards sur le cadavre de son maître.

Un vieillard se leva et prononça lentement ces mots :

« Frères, le Manitou avait besoin d’un grand guerrier, il a appelé à lui un de ses fils, et notre frère est parti pour la grande prairie. Sa vie a passé rapide comme la marche du soleil, mais elle a été plus brillante que le père du jour à son midi. Il était la panthère de la tribu, sa course était rapide comme celle de l’antilope, son œil brillait comme le feu qui s’échappait de son fusil, et sa voix dans les combats égalait celle du tonnerre. Il était bon, brave, habile ; le Manitou avait besoin d’un tel guerrier, il l’a rappelé près de lui. »

Le silence était profond et solennel et ne fut interrompu que par une espèce de mélopée en l’honneur des morts, chantée par les femmes de la tribu. La mélodie en était douce et mélancolique. Elles chantaient tour à tour les exploits du guerrier et à la fin de la strophe, elles reprenaient en chœur.

Lorsqu’elles eurent fini, un Indien se leva et chanta aussi les louanges du mort ; d’autres lui succédèrent et tout ce que la nation comptait d’hommes vint payer son tribut à la mémoire du défunt,

Aussitôt après, le Grand Aigle se leva ; on enveloppa le mort dans une peau de bison et on le déposa dans un cercueil d’écorce porté par quatre jeunes gens ; puis le cortège se mit en marche.

Arrivé au lieu du dernier repos, le cercueil fut placé dans la terre, la tête tournée vers le soleil levant et recouvert d’instruments de guerre et de chasse. On pratiqua une ouverture dans la bière afin que l’Esprit pût communiquer avec l’enveloppe mortelle quand il le voudrait, et le tout fut mis à l’abri des attaques des animaux de proie au moyen de grosses pierres et de broussailles épineuses sur lesquelles on remit la terre enlevée que l’on foula soigneusement avec les pieds. Ensuite le cheval fut amené et immolé sur la tombe, afin que l’Indien pût se présenter comme un guerrier devant le Grand-Esprit, et on l’enterra près de son maître.

Au milieu d’un silence solennel le Grand-Aigle éleva la voix :

« C’est assez, dit-il, allez, enfants des Aricaras, le Manitou est satisfait. »

Toute la tribu se dispersa en silence et les occupations ordinaires reprirent leur cours.