Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 155-162).


CHAPITRE XVIII

combat. — wilhelm sauvé par le grand aigle.



Quelques mois plus tard, comme nous revenions d’une grande chasse, un singulier bruit vint frapper les oreilles des Indiens, car pour moi je n’avais pas encore acquis cette finesse de l’ouïe que les Peaux-Rouges possèdent à un si haut degré.

En effet le plus léger bruit, produit à une grande distance, vient éveiller leur attention. Ils reconnaissent la différence qui existe entre le pas d’un homme de leur tribu et celui d’une autre.

La Panthère, un des guerriers les plus habiles, fut envoyé pour reconnaître le nombre et la nature des ennemis que nous avions à combattre. Je le vis partir, rampant à travers les hautes herbes : ses mouvements étaient si adroits que je le perdis bientôt de vue ; aucune agitation ne se faisait remarquer dans la prairie, et l’herbe n’était nullement foulée.

Nous attendîmes dans le plus profond silence le retour de notre éclaireur.

Quelques instants après, le Grand Aigle, auprès duquel j’étais assis, fit un mouvement pour prendre sa carabine, mais ayant penché la tête en avant, il parut satisfait de son examen, car il reprit sa première impassibilité.

Peu de minutes après, un Indien apparut auprès de nous ; je ne pus réprimer une exclamation de surprise, et je m’apprêtais à saisir une arme lorsque le chef prononça le mot : Panthère ; je reconnus alors l’homme qu’il avait envoyé à la découverte et je ne pus jamais m’expliquer comment il avait fait pour revenir par un côté tout opposé à celui d’où il était parti, et cela sans qu’aucun bruit se fût fait entendre, sans qu’aucune agitation se fût fait remarquer dans les herbes de la plaine.

L’Indien nous dit qu’un parti de Sioux chassait le buffle aux environs, que cependant il soupçonnait que, sous l’apparence d’une chasse, ils cachaient le dessein de s’approcher du village, parce qu’ils étaient équipés en guerre.

Le Grand Aigle prit immédiatement ses dispositions pour les faire tomber dans une embuscade.

Un petit bois s’étendait à quelque distance de nous et allait se rattacher à la partie boisée d’une colline qui fermait la plaine d’un côté.

Le bruit que nous avions entendu venait d’au delà du bois, et nous étions complètement masqués aux yeux des Sioux.

Notre chef nous fit entrer tous sous les arbres à peu de distance de la lisière et du côté où devaient déboucher nos adversaires.

Les Aricaras se tinrent immobiles près de leurs chevaux, intelligents animaux qui semblaient comprendre que la moitié de la victoire dépendait d’eux, aussi aucun hennissement, aucun mouvement ne trahit leur présence.

Bientôt nous vîmes apparaître les Sioux poursuivant plusieurs buffles.

Aussitôt le Grand Aigle s’élança sur son cheval, et, suivi de tous ses guerriers, il se précipita sur l’ennemi qui, ne s’attendant pas à notre attaque, prit d’abord la fuite ; mais le courage naturel à cette tribu les fit revenir au combat après s’être ralliés au gros des leurs qui accouraient en poussant leur cri de guerre.

J’avoue qu’à ce moment, je perdis toute présence d’esprit ; c’était la première fois que je me trouvais à un engagement avec ces Indiens, et leurs hurlements me paraissaient quelque chose de si étrange que d’abord je restai immobile comme si j’eusse été changé en pierre.

Un spectacle horrible et bizarre à la fois apparaissait à mes yeux.

Les Sioux s’étaient rapidement formés en demi-cercle et cherchaient à nous envelopper ; mais le Grand Aigle avait compris le danger, et par un mouvement promptement ordonné et rapidement exécuté, la ligne des Sioux fut obligée de se replier sur la gauche pour éviter d’être prise en flanc.

À partir de ce moment la mêlée devint générale. On n’entendit d’abord que les coups de fusil accompagnés de hurlements horribles ; puis, chacun prit son tomahawk et s’élança en le brandissant avec fureur sur l’adversaire que le hasard avait placé devant lui.

Aux premiers coups de feu j’avais repris mon sang-froid, et, excité par l’odeur de la poudre, je m’élançai dans la mêlée.

Un Sioux d’une taille élevée, au regard féroce, couvert d’un tatouage bizarre m’avait aperçu, et poussant son cheval par le travers du mien, il me porta un coup de son tomahawk qui, grâce à la volte que je fis faire à ma monture, m’effleura le bras sans m’atteindre ; le Sioux s’était élancé avec tant de rapidité que son cheval fit encore quelques pas ; au moment où il allait revenir sur moi je tirai mon coup de fusil que j’avais conservé ; il roula par terre en me lançant un regard terrible et expira.

Cette première victoire avait augmenté mon ardeur, je saisis le tomahawk pendu à ma selle et je courus sur les traces du Grand Aigle dont j’apercevais les plumes élevées de la coiffure à quelque distance de moi.

Un carnage horrible avait lieu autour de lui et de deux Aricaras entourés par les Sioux ; on voyait à terre les corps sanglants de plusieurs de nos Indiens qui avaient perdu la vie en défendant leur chef.

Le Grand Aigle, digne du nom qu’il portait, le regard étincelant de fureur et d’intrépidité, semblait braver la mort qui le menaçait de tous côtés. Son tomahawk s’abaissait à chaque instant ; manié par un bras robuste, chaque fois il se relevait sanglant et un Sioux roulait sur le gazon pour ne plus se relever.

Au moment où j’arrivai au galop, ses forces commençaient à s’épuiser, un de ses défenseurs venait d’être blessé d’un coup de couteau. Avec une fureur dont je ne me croyais pas capable, et prenant à dos les Sioux qui entouraient le Grand Aigle, je fis si bien manœuvrer l’arme terrible qu’il m’avait donnée que j’abattis deux des plus acharnés de nos ennemis.

Notre chef était dégagé, mais j’étais tombé dans un péril plus grand : j’étais à peine maître de mon cheval et je cherchais à le maintenir tout en me défendant, quand un Sioux, blessé et étendu à terre, porta à la pauvre bête un si violent coup de couteau dans le ventre, qu’elle s’affaissa sur les quatre pieds, écrasa en tombant le féroce sauvage qui l’avait blessée et me jeta par terre.

J’étais perdu et dix haches et couteaux levés sur ma tête allaient me donner la mort, quand un cri terrible retentit à côté de moi et je vis un tomahawk décrire un cercle rapide et écarter les armes qui me menaçaient. C’était le Grand Aigle, qui m’avait vu tomber et qui venait, prompt comme l’éclair, payer la dette de la reconnaissance.

Suivi de ses fidèles guerriers, il terrassait tout ce qui osait lui résister ; aussi en peu d’instants j’étais dégagé et je pus me relever sans avoir reçu de blessures, mais j’étais souillé par le sang qui couvrait la terre.

À partir de cet instant la victoire fut décidée.

Tous les Sioux que la rapidité de leurs chevaux n’avait pu soustraire aux coups des Aricaras furent impitoyablement égorgés, et en regardant autour de moi, je ne vis partout que des traces d’un épouvantable massacre.

Tous les guerriers Aricaras qui avaient survécu ou que leurs blessures n’empêchaient pas de marcher se réunirent et poussèrent une dernière fois leur cri de guerre pour célébrer leur victoire ; puis ils se disposèrent à procéder à l’effroyable cérémonie du scalp.

On appelle ainsi une opération que les Indiens de l’Amérique du Nord font subir aux blessés ou aux cadavres de leurs ennemis et qui consiste à leur enlever la chevelure avec la peau du crâne.

Ils attachent un grand prix à ce trophée qu’ils suspendent à leur ceinture quand ils partent pour la guerre et à la porte de leur wigwam quand ils sont en temps de paix.

Je détournai avec horreur mes yeux de ce spectacle, et j’allai m’asseoir à quelque distance, ne voulant pas être témoin de cette affreuse mutilation.

Le Grand Aigle s’approcha de moi et me dit qu’il était naturel que je prisse la chevelure des ennemis que j’avais tués, afin de me présenter comme un grand chef devant le Manitou[1].

Je lui répondis que l’usage de mon pays m’interdisait cette coutume ; que je n’avais donné la mort aux Sioux que pour défendre ma vie et celle des hommes qui m’avaient reçu en frères parmi eux, et que j’abandonnais les chevelures à qui voudrait les prendre.

À cette réponse il prononça le mot Hugh, qui est la marque du plus grand étonnement parmi les Peaux-Rouges, et dédaignant de parler plus longtemps de cela, il s’éloigna de moi pour rassembler ses guerriers et se préparer au retour.



  1. Manitou : Dieu, Grand-Esprit.