Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 73-80).


CHAPITRE IX

combat. — perte d’un ami. — wilhelm prisionnier.



Notre position était très-critique : pour qui connaissait les habitudes des Peaux-Rouges, il était certain qu’ils n’avaient pas renoncé à leur poursuite et qu’ils exploraient les environs de manière à nous empêcher de quitter notre refuge, sans courir le risque de tomber entre leurs mains.

Il y avait deux jours et deux nuits que nous étions sur l’arbre qui nous avait sauvés. Nous avions soutenu nos forces avec quelques tranches de buffle fumé que Lewis avait pris la précaution de mettre dans sa gibecière ; nous descendions le long d’une branche pour boire à la rivière en prenant les plus grandes précautions. Mais nous avions épuisé nos faibles provisions, et quoi qu’il dût arriver il fallait quitter notre asile.

Après avoir visité nos armes et nous être assurés qu’elles étaient en état, nous commençâmes à grimper le long du rocher auquel pendait l’arbre qui nous avait servi d’abri. Arrivés au sommet, nous explorâmes du regard le paysage que nous dominions et n’ayant rien aperçu de suspect, nous nous mîmes en route en descendant la pente du rocher qui allait rejoindre la rive.

Nous marchions depuis une heure en gardant un profond silence, quand arrivés à un endroit resserré entre un petit bois et la rivière, une vingtaine d’Indiens surgirent tout à coup du milieu des herbes et des roseaux en poussant des cris de joie et s’élancèrent sur nous.

Nous étions prêts à les recevoir et les deux premiers qui s’approchèrent tombèrent aussitôt frappés d’une balle dans la poitrine. À cette vue les Pieds-Noirs eurent un moment d’indécision ; nous en profitâmes pour gagner le bord de la rivière vers un endroit sablonneux et dégarni d’herbes. Là, la hache d’une main et nous protégeant mutuellement, nous rechargeâmes nos fusils.

Une pirogue était amarrée à peu de distance. Lewis me dit en anglais de m’en rapprocher pendant qu’il tiendrait nos ennemis en échec.

J’obéis immédiatement, mais nous avions été devinés et un guerrier s’élança rapidement pour me couper le chemin.

Il n’y avait pas à hésiter, je courus droit à lui et avant qu’il eût pu se mettre en défense, un coup de hache l’avait renversé.

Sauter dans l’embarcation, en couper l’amarre fut l’affaire d’un instant et presque aussitôt Lewis entrant dans l’eau, m’avait rejoint. Une grêle de flèches tombait autour de nous, mais nous ne songions plus qu’à fuir.

Nous avions gagné le courant quand deux pirogues chargées de guerriers se détachèrent de l’autre rive et se dirigèrent droit sur nous. Les Indiens qui nous poursuivaient s’étaient jetés à la nage et en un instant nous fûmes entourés de tous côtés.

Nous combattions avec fureur sans espérance de salut, quand je vis mon pauvre Lewis atteint d’une flèche tomber dans la rivière et disparaître à mes yeux.

Le désespoir qui s’empara de moi, redoubla mes forces et ma rage : je ne voyais plus autour de moi et la résistance que rencontrait mon arme m’indiquait seule, que j’avais touché un de ceux qui m’assaillaient.

Enfin, épuisé, accablé par le nombre, je tombai au fond de la pirogue et je voyais les couteaux luire au-dessus de ma tête quand un guerrier s’élança d’un bond rapide, écarta les armes qui me menaçaient et s’écria :

« Arrêtez, le visage pâle est fort et courageux, il a fait couler le sang de nos frères, sa mort serait trop douce, il doit être attaché au poteau du supplice. »

Des hurlements de joie accueillirent ces paroles et en un instant je fus garrotté, enlevé sur les épaules des Indiens et déposé à terre.

J’étais en proie à une douleur poignante. Je ne songeais pas aux tortures qui m’attendaient, je ne pensais qu’à une seule chose, la perte de mon bon Lewis.

Je l’avais vu tomber en défendant ma vie, c’était pour moi en partie qu’il avait entrepris ce voyage, et je m’accusais d’être la cause de sa mort. Je venais de le voir périr sous les coups de féroces ennemis, et je comprenais plus que je ne l’avais fait jusqu’alors combien ce digne ami était cher à mon cœur.

Je sentais que l’homme n’est pas créé pour vivre seul et que l’instinct de sociabilité que Dieu a placé dans notre âme est une des lois auxquelles on obéit même malgré soi.

La force de cette amitié dont m’avait parlé Lewis se révélait en moi, et je croyais en ayant perdu le compagnon de ma vie avoir perdu une partie de mon être.

Cependant pour ne pas laisser interpréter ma faiblesse comme un acte de lâcheté, je parvins par un violent effort de volonté à vaincre ma douleur et je dis à ceux qui me portaient que n’étant pas blessé je voulais marcher.

Ils me déposèrent à terre et un guerrier s’approcha de moi pour détacher les cordes qui retenaient mes pieds. En se penchant sur moi j’entendis un souffle murmurer à mon oreille : « Silence, espère. » — Je levai les yeux et je reconnus l’Indien qui dans la pirogue avait écarté ceux qui allaient me tuer : c’était le Jaguar, celui que Lewis et moi avions sauvé des griffes de l’ours gris. Je restai calme et échangeai avec lui un rapide regard, puis nous reprîmes notre marche.

Après deux jours d’une course pénible au travers des bois, nous arrivâmes à une éclaircie au milieu de laquelle se trouvait le campement des Pieds-Noirs.

C’était un village d’été, composé de huttes légères disposées sans symétrie, au milieu desquelles était réservé un emplacement assez grand qui servait aux assemblées.

En un instant, un poteau fut dressé au milieu de la place et j’y fus attaché.

On mit devant moi les corps des guerriers tués par Lewis et par moi. Deux hommes s’assirent à mes côtés pour empêcher toute tentative de fuite.

Tous les guerriers de la tribu entrèrent successivement dans une hutte plus grande que les autres, où se tenait le conseil : ils étaient appelés à décider sur mon sort.

Pendant ce temps, les femmes et les sœurs des guerriers morts poussaient des cris lamentables en s’arrachant les cheveux et en cherchant à ranimer la vie éteinte dans ces cadavres déjà raidis par la mort.

Elles m’accablaient d’injures, me jetaient à la figure du sable et des pierres, s’élançaient sur moi pour me déchirer à coups d’ongles et sans les deux Indiens sous la garde desquels j’étais placé, j’aurais péri par leurs mains.

Le conseil ne fut pas long ; les Pieds-Noirs sortirent de la hutte en poussant des hurlements, et l’un des chefs vint m’annoncer que, comme j’avais été brave dans le combat, je mourrais de la mort des braves, par le feu.

Aussitôt les femmes apportèrent des brassées de bois sec, pour que la fumée ne fût pas trop épaisse et ne m’étouffât pas avant que j’eusse senti les terribles atteintes du feu ; elles les placèrent à quelque distance du poteau par raffinement de cruauté pour que mon supplice fût plus long et mes tortures plus grandes.

J’avais remis mon âme à Dieu ; j’avais dit adieu à tout ce que j’avais de cher sur la terre ; mes souvenirs s’étaient reportés aux lieux où s’était passée mon enfance et je restai calme devant ces horribles préparatifs.

Je n’avais fait de mal à personne excepté pour défendre ma vie menacée ; j’avais exposé mes jours pour sauver ceux de mes semblables ; j’avais toujours suivi les conseils de l’honneur que m’avaient donnés mon père adoptif et le baron, et confiant dans la miséricorde divine, je m’apprêtais à aller rejoindre au séjour éternel le digne Berchtold et mon bon Lewis qui m’y avaient précédé.

Ce calme que je puisais dans mes croyances et dans la pureté de ma conscience fut pris par les Indiens comme une bravade et comme une insulte aux préparatifs qu’ils faisaient.

Ils m’accablèrent des injures les plus viles et les plus insultantes espérant exciter ma colère ; mais tout entier à mes souvenirs et à mes espérances chrétiennes, mon visage était impassible.

Alors commença la danse du supplice.

Chaque guerrier armé pour le combat se livrait à mille contorsions au bruit d’une musique infernale et s’élançait sur moi comme s’il eût voulu terminer mon agonie d’un coup de son arme. C’était à qui montrerait son adresse en lançant contre le poteau au-dessus de ma tête sa flèche ou son tomahawk qui entrait dans le bois en effleurant mes cheveux.

Le Jaguar était au milieu des Indiens et se faisait remarquer par ses mouvements de rage et de colère lorsqu’il s’approchait de moi. Deux fois je crus qu’il allait me fendre la tête d’un coup de hache, mais il fut retenu par ceux qui l’accompagnaient et qui ne voulaient pas être privés du plaisir d’assister à mes souffrances lorsque le bûcher serait allumé.