Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 64-Im04).


CHAPITRE VIII

voyage par eau. — la poursuite.



Nous devions continuer notre route à pied, notre cheval nous devenait donc inutile. Lewis lui donna la liberté.

Ce bel animal sembla d’abord étonné de se sentir débarrassé du frein et de la longe, cependant il ne s’éloigna pas tout d’abord ; il restait près de nous, se laissant caresser et broutant l’herbe à nos pieds : puis il s’éloigna de quelques pas, fit deux ou trois bonds et s’arrêta encore en nous regardant ; tout d’un coup il dressa les oreilles, aspira bruyamment l’air en levant la tête et en ouvrant les naseaux, puis poussant un long hennissement, il partit comme une flèche vers le fond de la vallée, et quelques minutes après nous l’avions perdu de vue.

Son odorat subtil avait sans doute saisi les émanations de quelques troupeaux de chevaux apportées par le souffle du vent.

Pendant une quinzaine de jours notre route n’offrit rien qui mérite d’être mentionné.

Nous nous dirigeâmes vers le Nord, tendant nos trappes, traversant les rivières et les cours d’eau tantôt à gué, tantôt au moyen de radeaux que nous construisions en quelques instants avec des troncs d’arbres reliés ensemble par des lianes et que nous cachions ensuite dans les roseaux, dans le cas peu probable où nous reviendrions sur nos pas.

Nous étions arrivés sur le territoire des Pieds-Noirs, tribu féroce, alors en guerre avec les blancs et à laquelle appartenait l’Indien que nous avions sauvé des griffes de l’ours gris.

Lewis se fiait peu, disait-il, aux promesses du Jaguar, car en admettant qu’il se souvînt de l’amitié qu’il avait jurée et de la protection qu’il avait promise à ses sauveurs, ce qui était probable, car les Peaux-Rouges tiennent religieusement leur parole, il pouvait n’être pas un chef assez influent pour nous tirer du danger qui nous aurait menacés : ensuite les tribus sont divisées en sections qui obéissent à des chefs différents, et nous pouvions tomber entre les mains d’Indiens qui nous auraient sacrifiés sans écouter nos réclamations.

Aussi nous n’avancions qu’avec la plus grande prudence, nous couvrant de l’épaisseur des bois et n’allumant du feu qu’avec des broussailles très-sèches, afin de produire le moins de fumée possible et seulement pour faire cuire notre nourriture.

Nous étions campés sur la rive d’une des branches du Missouri appelée la Fourche de Jefferson, et tous les soirs nous allions tendre nos trappes le long de petits ruisseaux qui se jettent dans la Fourche. Le matin au lever du soleil nous relevions nos pièges et nous passions la journée à préparer les peaux de notre gibier. C’était à dessein que Lewis avait choisi cet endroit pour y séjourner quelque temps ; il avait un canot caché dans les roseaux à peu de distance et comme le nombre de nos fourrures était trop grand pour que nous pussions continuer à les emporter avec nous, il eût fallu creuser une nouvelle cache si nous n’avions pas eu un moyen de transport qui nous permît de voyager avec notre butin.

Lewis alla donc un matin chercher son canot et me laissa à la garde de notre campement. Deux heures après son départ, mon oreille, exercée par la vie du désert, reconnut le bruit d’une rame frappant l’eau avec précaution. À tout hasard je me mis en défense, quand j’entendis à trois reprises le cri du martin-pêcheur ; c’était le signal convenu avec Lewis ; en effet, quelques minutes après il aborda en face de moi.

Son canot était construit à la manière indienne. Il pouvait contenir huit à dix personnes, et deux hommes suffisaient pour le manœuvrer facilement. Creusé dans le tronc d’un arbre, il était léger, enfonçait peu dans l’eau et était relevé élégamment aux deux extrémités. Une longue perche mobile, placée au milieu et en travers, servait de balancier au besoin et rendait cette embarcation parfaitement sûre.

Nous procédâmes de suite à notre déménagement, et après avoir mis notre canot en sûreté dans l’épaisseur des roseaux, nous attendîmes la nuit pour nous embarquer.

Nous devions descendre la Fourche de Jefferson jusqu’au Missouri, puis remonter le cours d’eau près duquel était la cache de Lewis, pour de là gagner quelque établissement européen d’où nous pourrions nous diriger ensuite sur Saint-Louis.

Ce n’était pas sans regret que je quittais ces prairies immenses où la Providence m’avait jeté, pour entreprendre ce long et dangereux voyage. Un sentiment de tristesse régnait dans mon cœur, et je ne sais quel pressentiment fâcheux me faisait regretter le genre de vie que j’avais mené depuis mon heureuse rencontre avec Lewis.

Je m’étais attaché à lui comme à un frère. Son intrépidité et son sang-froid dans le danger, la sagesse de ses conseils, son humeur égale, la sollicitude avec laquelle il veillait sur moi, son expérience profonde de la vie du désert, sa rude et droite franchise, tout faisait de lui un homme à part qu’il était impossible de voir sans être attiré vers lui et qu’on ne pouvait connaître sans l’aimer.

Et cependant notre voyage devait avoir pour but notre séparation, peut-être éternelle. Je ne voulus pas laisser deviner à Lewis les sentiments qui m’agitaient, et rejetant loin de moi mes sombres idées, je me préparai à partir.

Quand la nuit fut venue, nous nous embarquâmes, et ayant pris le milieu de la rivière, nous suivîmes le courant.

Le ciel était d’une pureté admirable, et quoique la lune ne fût pas sur l’horizon, on distinguait facilement les rives de la Fourche. Elles étaient hautes et escarpées et projetaient leur ombre sur le lit de la rivière. D’énormes arbres croissaient sur les rocs et laissaient pendre jusqu’au niveau de l’eau les lianes parasites suspendues à leurs branches ; de distance en distance les rives se rapprochaient et formaient un étroit canal entièrement couvert par le feuillage des arbres qui joignaient leur cime.

Les vers luisants et les mouches phosphorescentes faisaient briller dans l’herbe épaisse leur lueur bleuâtre et s’agitaient comme autant de feux follets.

On entendait au loin les hurlements des loups et des renards, que dominait de temps en temps le sourd miaulement des jaguars.

Rien n’était beau comme la majesté de cette nuit calme et tranquille, où la présence de l’homme n’était révélée que par le passage de notre frêle embarcation.

Lorsque le jour parut, nous tirâmes notre canot dans les roseaux, et après l’avoir soigneusement caché, nous passâmes toute la journée assis au pied de grands arbres au sommet d’un rocher escarpé, car nous ne devions voyager de jour qu’après avoir franchi la limite du territoire des Pieds-Noirs.

Le troisième soir de notre navigation, nous partîmes par un temps couvert et sombre. Le lit de la rivière était difficilement visible, et dans les endroits resserrés, nous avions de la peine à nous maintenir au milieu du chenal et à éviter les branches et les lianes qui auraient renversé notre canot.

Il y avait deux heures que nous étions en route, quand Lewis me dit de suspendre le mouvement des rames et se baissa près de la surface de l’eau pour mieux entendre.

« Nous sommes suivis, me dit-il, écoutez. » Je prêtai l’oreille, et j’entendis distinctement en amont le bruit cadencé d’avirons baignant dans l’eau.

La présence d’embarcations à cette heure et derrière nous, ne pouvait être qu’un danger ; il fallait l’éviter à tout prix, et nous commençâmes à ramer avec vigueur.

Le léger canot glissait comme une flèche, mais malgré nos efforts, le bruit que nous avions entendu devenait plus distinct. Il était évident que nous perdions du terrain et qu’avant peu de temps nous serions rattrapés par ceux qui nous poursuivaient.

À ce moment, des hurlements effroyables se firent entendre. Les Pieds-Noirs, car c’étaient eux qui nous suivaient, avaient découvert notre piste et maintenant qu’à la rapidité de notre marche et au bruit de nos rames, ils s’apercevaient que nous étions sur nos gardes, ils ne craignaient pas de trahir leur présence.

Leurs hurlements, répercutés par les échos des rives, avaient quelque chose de sinistre et d’effrayant. Les oiseaux, réveillés par ces clameurs, s’envolaient bruyamment en poussant des cris aigus, et les bêtes fauves s’enfuyaient en bondissant dans les buissons.

« Nous sommes perdus, dit Lewis, il ne nous reste qu’une chance de salut et je vais la tenter ; essayer de lutter serait une folie et ne retarderait notre mort que de quelques minutes. »

À peu de distance devant nous, s’étendait, à plusieurs pieds au-dessus de l’eau, un arbre énorme à demi renversé par un ouragan, il tenait encore au rocher où il avait pris naissance et formait une espèce de cap qui se rattachait à la rive.

Lewis dirigea le canot de ce côté. Nous mîmes nos fusils en bandoulière et au moment où nous passions sous l’arbre, nous nous accrochâmes aux branches pendantes et une minute après nous étions cachés au milieu de son feuillage épais.

Lewis d’un coup de pied avait rejeté le canot dans le courant, et nous le vîmes s’éloigner rapidement avec tout ce qui nous appartenait et qui nous avait coûté tant de peines et de fatigues.

Quelques minutes après, quatre pirogues, montées chacune par quinze ou vingt Indiens, passèrent devant nous.

« C’est un moment de répit, me dit Lewis, mais le danger n’est pas passé. »

En effet, à peine avait-il dit ces mots, que des cris de rage se firent entendre dans le bas de la rivière. Les Pieds-Noirs avaient rejoint notre canot, et le trouvant vide, ils exprimaient leur désappointement par leurs vociférations.

Puis tout rentra dans le silence le plus complet.




Une vingtaine d’Indiens
surgirent tout à coup du milieu des herbes.