Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 12-15).


CHAPITRE II

le loup. — éducation de wilhelm.



Un jour d’hiver qu’il avait mené brouter sa chèvre, son caractère aventureux et désireux de voir l’avait entraîné sur la lisière de la forêt Noire. Il avait à peine pénétré sous les sombres ombrages des sapins couverts de neige, qu’il fut tiré de sa préoccupation par les bêlements de sa chèvre. Aussitôt, portant ses regards de son côté, il la vit le cou tendu, les yeux fixes et le corps agité d’un tremblement universel ; frappé de ces signes de frayeur, il courut précipitamment vers elle, cherchant à deviner quelle pouvait être la cause de son effroi ; il ne fut pas longtemps à l’apprendre, car ses yeux se rencontrèrent avec ceux d’un animal que, d’après les descriptions que son père lui en avait faites, il reconnut être un loup.

Dans le premier moment, il faut l’avouer, Wilhelm fut effrayé et resta immobile ; mais surmontant bientôt ce mouvement d’indécision en pensant qu’il était le seul défenseur de sa nourrice chérie, il s’avança hardiment au-devant de son adversaire et se plaça entre sa chèvre et lui. Le loup, rendu furieux par la faim, montra ses dents aiguës et fit quelques pas pour s’élancer sur l’enfant. Wilhelm n’avait pour toute arme qu’un gros bâton ; malgré ce faible moyen de défense, il attendit l’animal de pied ferme et lui en déchargea un violent coup sur la tête. Le loup chancela, et Wilhelm profita de ce moment pour redoubler ; mais la neige qui couvrait la terre avait rendu le terrain glissant. L’effort qu’il fit pour ramener son bâton lui fit perdre l’équilibre et il alla rouler sur le sol.

Il vit alors le loup s’élancer sur lui, et, dans ce moment suprême, se rappelant les préceptes de son père adoptif, sa pensée s’éleva vers celui qui n’abandonne jamais les faibles. Dieu entendit sa prière, car reprenant son sang-froid au moment où la gueule béante du loup lui soufflait son haleine humide à la figure, il se rappela qu’il avait sur lui un couteau solide et bien effilé, il s’en saisit et le plongea dans la gorge du féroce animal. Le loup poussa un hurlement terrible, recula un instant, s’élança de nouveau sur Wilhelm, qui, se levant sur les genoux, jeta le bras gauche autour du cou de l’animal et le frappa à coups redoublés avec son couteau. Pendant un instant il eût été impossible de distinguer le vainqueur du vaincu, ils roulèrent tous deux enlacés au milieu des flots de sang qui s’échappaient des profondes blessures qu’avait reçues la bête féroce.

Enfin, après quelques instants de cette terrible lutte, Wilhelm sentit l’étreinte du loup diminuer, et l’horrible bête rendit son dernier souffle de vie dans un dernier hurlement.

Le pauvre enfant était dans un cruel état ; couvert de sang, la poitrine et les bras sillonnés par des morsures profondes, il n’avait pas la force de se relever ; il sentait ses yeux se couvrir d’un voile, et levant ses regards au ciel, il murmura le nom du Dieu qui l’avait protégé, celui de son père, et tomba sans connaissance.

Le malheureux enfant resta deux heures étendu sur la neige, où sans doute il serait mort, si les bêlements plaintifs de sa chèvre, qui tournait en tous sens autour de lui, comme si elle eût voulu le réveiller, n’avaient attiré l’attention de plusieurs chasseurs qui s’étaient égarés en poursuivant un renard.

Ils furent heureux d’entendre les bêlements d’un animal domestique, pensant qu’ils n’étaient pas éloignés d’une habitation dans laquelle ils espéraient se faire renseigner sur la route qu’il leur fallait suivre. Mais quelle fut leur surprise en voyant un enfant baignant dans le sang, car le loup en ayant beaucoup perdu, Wilhelm en était couvert. Ils crurent d’abord à un assassinat, mais ayant aperçu le loup étendu mort, ils furent bientôt au fait de l’événement.

Un des chasseurs, qui avait quelques connaissances en chirurgie, visita les blessures de l’enfant ; il reconnut qu’elles étaient légères et que l’évanouissement avait plutôt été causé par l’émotion et la fatigue du combat que par la gravité des morsures. Il avait été prolongé par le froid qui avait augmenté l’engourdissement. Plusieurs gouttes d’un cordial suffirent pour ranimer Wilhelm et le mettre en état de raconter l’aventure qui lui était arrivée.

Les chasseurs le félicitèrent sur son bon cœur et sur son intrépidité, et comme il était trop faible pour marcher seul, ils s’empressèrent de le reconduire chez Berchtold.

Nous n’essaierons pas de dépeindre l’entrevue qui eut lieu entre Wilhelm et son père. Le pauvre homme tout en le louant de son courage et de son sang-froid, ne pouvait s’empêcher de le blâmer de son imprudence. Il était heureux de voir le caractère résolu de son cher élève, et tremblait à la pensée qu’il aurait pu perdre celui qui faisait toute sa joie.

Cette aventure décida de l’avenir de Wilhelm.

Un des chasseurs, le baron de Wolfensheim, qui possédait un superbe château à huit kilomètres de la maison de Berchtold, vit avec plaisir que son fils, enfant de treize ans, qui l’accompagnait, était frappé du courage que le jeune paysan avait déployé. Il causa avec Wilhelm, reconnut qu’il avait d’excellents principes moraux, qu’il désirait s’instruire et qu’il aurait bien voulu posséder quelques livres ; aussi accueillit-il avec plaisir la demande de Stanislas, son fils, lui fit de permettre à Wilhelm de venir à Wolfensheim voir la bibliothèque.

Dès ce moment les visites de la maisonnette au château devinrent fréquentes. Souvent Wilhelm assistait aux leçons que le jeune baron recevait ; de retour chez lui, il se rappelait ce qu’il avait entendu et essayait d’étudier avec les livres qu’on lui prêtait ; Stanislas l’aidait dans ses efforts, et le baron était charmé de voir l’émulation qui existait entre eux.

Les ouvrages que Wilhelm dévorait avec le plus d’ardeur étaient les récits de voyage. Les dangers et les périls courus par les hardis explorateurs dont il lisait les relations enflammaient sa jeune imagination. Il se voyait dans ses rêveries le héros d’aventures extraordinaires, il lui semblait que la forêt Noire et tout le pays qui l’entourait étaient trop petits pour qu’il pût y vivre, et l’affection vive et profonde qu’il ressentait pour son père, était le seul lien qui le retenait à Freudenstadt. Il lisait aussi des traités d’histoire naturelle et apprenait à déchiffrer les mystères de ce grand livre de la nature toujours ouvert devant nos yeux. Il causait souvent avec le baron, qui était fort instruit, et son intelligence se développait avec une rapidité remarquable. Avec cette activité d’esprit qui est le propre des natures d’élite, il voulait tout connaître, tout approfondir, et c’est ainsi que, sans négliger les exercices du corps, l’équitation, la chasse, etc., etc., il put encore apprendre l’anglais, le français, et effleurer une foule de connaissances qui devaient lui être si utiles dans l’avenir.