Texte établi par Théodore LefèvreThéodore Lefèvre (p. 5-11).

LE

PETIT TRAPPEUR



CHAPITRE I

l’adoption.



Le 14 octobre 1806, au matin, Napoléon occupait le plateau d’Iéna, petite ville du grand-duché de Saxe-Weimar, et dès l’aube du jour le canon grondant depuis Cappeldorf jusqu’à Awerstædt annonçait que le géant des batailles allait encore jeter son épée victorieuse dans la balance du sort d’une nation.

L’armée prussienne forte de 150,000 hommes, après des efforts inouïs, fut bientôt mise en déroute et dut chercher son salut dans la fuite, après avoir laissé sur le champ de bataille 25,000 des siens et aux mains de l’ennemi 30,000 prisonniers.

Cette vaste plaine présentait un spectacle affreux ; les morts et les mourants couvraient le sol, et de tous côtés les flammes consumaient les villages et les fermes qui, la veille encore, offraient l’image du calme et du bonheur.

L’action la plus vive avait eu lieu près d’Holstedt : ce village pris et repris plusieurs fois n’était plus qu’un monceau de ruines fumantes que traversaient en courant les malheureux soldats prussiens poursuivis par la cavalerie de Murat.

Un officier, atteint de blessures graves, après avoir lutté avec courage, abandonné des siens, s’était vu obligé de chercher un refuge près d’une masure à moitié démolie par les boulets et les obus.

Il avait servi longtemps avec distinction et vivait tranquillement dans une petite maison qui lui appartenait, quand il apprit la reprise des hostilités. Il vint aussitôt mettre son épée au service de son pays, et s’il n’avait pas trouvé la mort sur le champ de bataille d’Iéna, ce n’était pas faute d’avoir exposé ses jours.

Berchtold, c’était son nom, venait de s’asseoir sur les décombres qui l’entouraient quand il entendit non loin de lui les faibles vagissements d’un enfant.

Mû par un sentiment d’humanité, il oublia ses blessures et se dirigea vers le lieu d’où partaient les cris qui avaient frappé son oreille. Au milieu des débris de la maison près de laquelle il s’était réfugié et appuyé contre un pan de mur à demi brûlé qui menaçait de s’écrouler à chaque instant, était un berceau. Un charmant petit garçon de six à sept mois environ était là, tendant ses petits bras et appelant sa mère qui peut-être avait péri sans pouvoir le sauver.

Berchtold, ému de compassion, s’empressa de retirer l’enfant du berceau, le prit dans ses bras et une larme de bonheur coula sur les joues brunies du vieux soldat en sentant les mains de la frêle créature lui prendre les moustaches et en voyant le sourire remplacer à l’instant les larmes que la peur et l’isolement avaient fait couler. Oubliant ses blessures et puisant une nouvelle dose de courage dans la tâche que la Providence le chargeait de remplir, il prit une couverture, en entortilla le pauvre petit le mieux qu’il put et reprit péniblement sa route en se dirigeant à l’opposé du champ de bataille.

Il fut rencontré par un parti de cavalerie française, qui reconnaissant son uniforme voulait le faire prisonnier ; mais l’officier qui commandait le détachement eut pitié de lui et de l’enfant qu’il portait, et ordonna qu’on laissât passer tranquillement celui qui, au milieu des horreurs de la guerre, blessé grièvement, exposait sa vie ou sa liberté pour conserver les jours d’une créature de Dieu.

Berchtold remercia affectueusement le Français et continua sa route. Arrivé au plus prochain village, il s’informa des parents de l’enfant, mais personne ne put lui donner aucun renseignement. Il résolut alors de le garder et de l’adopter puisqu’il n’avait plus de famille et qu’il était seul sur la terre. Il acheta une chèvre, et lui confia pour nourrisson le petit Wilhelm : c’est le nom qu’il donna à son fils adoptif.

Il fut bientôt remis de ses blessures, et, après la paix conclue, il obtint avec son congé définitif une pension qui lui permettait de vivre sans être à charge à personne.

Il résolut alors d’aller finir ses jours dans la chaumière qu’il possédait dans le royaume de Wurtemberg, près de la ville de Freudenstadt et non loin des frontières du duché de Bade.

Un jardin assez grand attenant à sa maison pouvait suffire à la culture des fruits et des légumes dont il aurait besoin, et le voisinage de la forêt Noire permettrait au petit Wilhelm de prendre, quand il serait grand, le plaisir de la chasse, et de développer par l’exercice ses forces physiques et sa santé.

Il se mit en route, traversa la Bavière et arriva sans accident à Freudenstadt, d’où il se rendit de suite chez lui. En peu de jours, il fut installé, son jardin retourné, ses graines semées, ses arbres émondés et taillés, et le bien-être se fit sentir autour de lui.

Il était heureux, il avait fait une bonne action et sa satisfaction était puisée dans sa conscience.

Retiré dans sa chaumière, ne voyant que peu de monde, car il était très-isolé des habitations qui existaient dans le pays, il vivait avec son enfant et la chèvre qui semblait s’attacher de plus en plus à son nourrisson. Au moindre cri, l’intelligent animal arrivait, et, présentant sa mamelle gonflée de lait, apaisait les pleurs du petit Wilhelm.

Le vieux Berchtold devenait chaque jour plus attaché à son enfant adoptif ; chaque jour aussi l’enfant croissait en force, et bientôt il commença à imiter les gambades de sa nourrice et à bégayer quelques mots.

Les premières paroles qu’il prononça récompensèrent amplement le vieillard de tous ses soins, et aussitôt que Wilhelm fut capable de comprendre son père adoptif, celui-ci le prenait sur ses genoux et lui racontait les batailles auxquelles il avait assisté et les fatigues qu’il avait endurées. Il parlait avec tant de feu et d’animation que l’enfant n’était jamais fatigué de l’entendre. Aussi, dès sa plus tendre enfance, le goût d’une vie aventureuse et accidentée se développa chez lui et influa sur le reste de son existence. Berchtold lui enseigna à lire et à écrire, et Wilhelm, dont l’intelligence et la bonne volonté étaient très-grandes, fit de rapides progrès. En peu de temps il fut aussi instruit que son instituteur.

Celui-ci lui donnait aussi cette éducation du cœur sans laquelle l’instruction n’est rien ; honnête et loyal, sa morale était simple et n’en était pas moins pure.

« Wilhelm, lui disait-il, ne profère jamais un mensonge, même pour sauver ta vie, car un honnête homme ne doit jamais souiller ses lèvres par une imposture.

« Ne blasphème jamais le nom de Dieu.

« Ne cause jamais un préjudice à ton semblable.

« En un mot, aime et crains Dieu, et assiste ton prochain toutes les fois que tu le pourras.

« Souviens-toi surtout que dans quelque position que l’homme se trouve, une conscience pure est la plus grande richesse qu’il puisse posséder : celle-là, personne ne peut la lui ravir. »

Avec cette éducation toute simple, Wilhelm était parvenu à l’âge de douze ans ; il était plus fort et plus grand que ne le sont ordinairement les enfants de son âge ; il était doué d’un courage qu’il portait souvent jusqu’à la témérité et qui faillit un jour lui coûter la vie.