Le pays, le parti et le grand homme/Toujours la clique.

Castor
Gilbert Martin, éditeur (p. 92-97).


TOUJOURS LA CLIQUE.


I


Or, comment se rendre compte de tous ces étranges abus de pouvoir ? On en trouve malheureusement des cas isolés sous tous les gouvernements ; mais ici, ils existent en permanence, à l’état de système.

L’explication, nous l’avons dans le fait que, depuis des années, la clique Chapleau met en pratique la doctrine du parti des jeunes inauguré en 1862. Tout monopoliser : pouvoir, patronage, principes, organisation et discipline du parti, au bénéfice exclusif d’une association occulte ; tout faire servir à l’avancement personnel de ses membres.

Arrêtons-nous un peu pour signaler ici cette étrange anomalie constitutionnelle qui, depuis des années, s’étale aux yeux du public, sans que personne, pas même ceux qui en ont été jusqu’aujourd’hui les victimes, aient osé s’en plaindre publiquement.

M. Chapleau se donne comme l’un des adorateurs du constitutionalisme anglais, et, cependant, que fait-il ?

Il fait régner dans notre province le gouvernement arbitraire des plus mauvais jours du despotisme. Y a-t-il un souverain constitutionnel qui aurait, la hardiesse de se permettre ce que se permet tous les jours M. Chapleau ? La Reine d’Angleterre elle-même, avec son vaste Empire de centaines de millions de sujets, oserait-elle par exemple, soit par vengeance, soit pour flatter une mauvaise passion quelconque, décréter d’avance l’ostracisme politique de l’un de ses sujets, fut-il le plus humble de tous ? Lui viendrait-il jamais à l’idée de décider que tel ou tel homme public sera à jamais banni de tous les gouvernements ?

La constitution désigne au souverain et à plus forte raison au premier ministre ses conseillera naturels : ils existent en la personne des membres des deux chambres.

Or, qui, depuis des années, a avisé les chefs conservateurs ? Quelle influence ont exercé, sur les événements politiques de notre Province, soit les élus de la nation, soit les membres de la chambre supérieure ? Eux, les conseillers légitimes de leurs chefs, ils ont été systématiquement mis de côté par ces chefs qui ne se sont pas occupés d’eux et de leurs opinions plus que de leur dernière chemise ! Eux, les hommes politiques de la Province, ils ont été laissés plus étrangers à la politique du Bas-Canada que nombre de citoyens qui ne sont jamais sortis de la vie privée.

Où trouver la raison de cette monstrueuse anomalie ?

Dans le fait que nous sommes gouvernés suivant les principes de la clique, et non d’après les règles du droit constitutionnel anglais.


II


Depuis vingt ans, la tache d’huile n’a cessé de grandir et d’envahir toutes les avenues du pouvoir. Les disciples de Labelle ont si bien su saisir les fils de l’organisation conservatrice et s’imposer aux chefs, qu’aujourd’hui, pour une portion considérable du public, le parti conservateur se résume dans messieurs Senécal, Chapleau, Dansereau & Cie.

Qu’un ami du parti conservateur essaye donc d’obtenir sa part de patronage légitime, d’arriver à une nomination quelconque, même de se faire une carrière politique dans les rangs conservateurs, soit à Québec, soit à Ottawa, sans subir les fourches caudines de. M. Dansereau ! C’est à ce degré d’abaissement hélas ! que nous sommes arrivés : la fourchette d’un vulgaire intrigant est en quelque sorte devenue notre sceptre national. Pas une nomination importante sur laquelle M. Dansereau ne charge sa commission !…

Si ce n’est pas là l’impôt du sang, c’est certes ! bien celui du deshonneur !


III


On est de la clique à divers degré : c’est un peu comme dans la maçonnerie ; ou plutôt cela ressemble à la divine Comédie du Dante : on occupe diverses zones, suivant le degré d’excellence et de pouvoir que l’on a atteint. Au dessus de tout ce qui s’agite ostensiblement est le pouvoir suprême : Chapleau — Senécal — Dansereau : espèce de trinité occulte qui constitue le « Bakounine » Canadien. Ils forment le grand centre, espèce d’astre autour duquel gravite tout le monde de la clique. Tous trois associés, solidaires, alliés à la vie à la mort, travaillant, chacun suivant ses facultés et ses attributions, mais pour la réalisation d’un but commun. Chacun poursuit l’objet principal de son ambition, lequel doit cependant servir l’intérêt collectif des trois.

Ils sont, en puissance et en dignité, dans l’ordre indiqué ci-dessus : Chapleau, Premier : Le Grand-Homme ! — Senécal, Second : l’homme puissant ! — Dansereau, Troisième : l’homme expédient ! De façon cependant, à ne former qu’une puissance et à travailler harmonieusement aux fins communes.

1° Premier et principal but de la clique : Conquérir et conserver les sommets de la Politiquo : c’est pour Chapleau, qui, en retour, fait servir la suprématie du pouvoir au bénéfice des trois.

2° Deuxième but : L’agiotage et la spéculation véreuse, c’est-à-dire, l’accaparement des grandes sources de richesse commerciale, industrielles, minières, etc., les entreprises publiques, les assauts sur le trésor de l’État, etc. Senécal en fait, son affaire spéciale, à la condition de partager généreusement les profits avec ses deux compères.

3° Troisième but : Contrôler et manipuler le patronage officiel : Dansereau en fait l’objet de ses opérations. Il le distribue pour le bien général de la clique. Mais à tout seigneur tout honneur : il est le premier servi. Sur tout patronage, il prend d’abord sa Royalty, sous forme d’une forte commission !

Dansereau cumule, avec ces attributions, la charge de grand thuriféraire en chef. C’est, lui qui invente, en l’honneur du grand-homme, ces éloges ébouriffants dont la Minerve a les primeurs et qui font ensuite le tour de la presse officieuse. Il organise aussi les violons et donne la note lyrique. En toutes ces qualités, que ce soit celle de dispensateur du patronage, de marchand d’arômes ou de musicien violoniste, il prélève toujours sa commission !

Immédiatement au-dessous de la Trinité, est le cercle intime des associés qui croient en être, mais qui ne sont que de puissants instruments entre ses mains, instruments que du reste la trinité paie royalement. Messieurs Robitaille, McGreevey, Lacoste, Gédéon Ouimet, Fabre, Faucher de St-Maurice, Gérin, etc., brillent parmi les plus éminents ; à leur suite, mais dans une lumière moins vive, viennent, les fidèles « factotum » et « main-dans-tout » : Oscar Dunn, Bergeron, Blumhardt, Provencher, Gélinas, Ben Globensky, Normand, Champagne, le Capt. Labelle, Montpetit, etc.

Voilà pour les cercles occultes. Observez combien il y a, dans tout cela, de gens représentant réellement quelque chose devant le pays…

À la lumière du soleil, la clique vise à se faire prendre pour le parti conservateur et elle y réussit !

Dans ce but, elle feint volontiers de n’être qu’un comité exécutif conservateur, existant en permanence et se tenant aux ordres des gros bonnets du parti. Auprès de Sir John, de Langevin, de Masson, par exemple, elle n’est que la très-humble servante de ces messieurs, une organisation de dévouement, représentant le sentiment public, les traditions, la volonté du parti.

C’est pour être vue sous ce jour-là que la clique, feignant de s’organiser dans les grandes circonstances, s’incorpore et met à sa tête : Messieurs Langevin, Mousseau, Caron, Ald. Ouimet, Taillon, Coursol, Tassé, Desjardins, Houde, etc., etc. Ces messieurs sont le chaperon dont la clique couvre sa vertu plus qu’avariée. Elle reçoit d’eux la puissance, le patronage : l’être en un mot. En retour, elle laisse bien, à la disposition de chacun d’eux, quelques bribes de patronage ; mais en somme, elle garde, pour elle et elle seule, l’absolutisme dans toute son intégrité.


IV


M. Chapleau, devant laisser Québec, ne voulait pas que la province décidât elle-même du choix de son chef. Ce n’est ni au pays, ni même au parti à faire un tel choix : c’est à la clique ! Ce n’est ni dans la chambre haute, ni dans la chambre basse, que doit être choisi le nouvel élu : c’est dans la clique !

Angers avait été élagué ; cela ne suffisait pas. Il fallait faire, aux autres chefs conservateurs, la suprême injure de leur imposer un chef qui n’eût d’autre titre au commandement que la consécration de la main du grand-homme. Qui, dans la province, avait jamais songé à M. Lacoste, comme premier ministre ! Il n’était pas même parmi les élus, n’avait jamais fait aucun apprentissage de la politique. Rien ne le recommandait plus que vingt autres à ce poste important… Et cependant, c’est à M. Lacoste que M. Chapleau avisé par la clique, avait d’abord décidé de donner sa succession de premier.

Mais pour quelle raison ? Oh ! la raison ! Lacoste sera l’instrument de son client Senécal, le serviteur de son maître Chapleau, la dupe de son fétiche Dansereau. Vite ! M. Chapleau fait résigner le conseiller Villemure, afin d’offrir à M. Lacoste une entrée dans la vie publique, que les électeurs lui eussent infailliblement refusée.

Seuls les fiascos politiques du futur chef viennent à point démontrer combien M. Chapleau est inhabile à improviser ses grands hommes !


V


M. Lacoste ne faisant pas, croyez-vous que M. Chapleau va revenir à ceux entre qui, d’après le droit constitutionnel, doit être choisi le futur premier ?

Allons donc !

Si le premier était pris dans la législature ; si surtout il était désigné par la voix des hommes publics de la province, ce serait l’homme de la province, ce ne serait plus alors l’homme de M. Chapleau. Or, M. Chapleau a besoin, pour son prestige à Ottawa, que le premier de Québec soit, avant tout, son homme, son instrument.

D’ailleurs, d’après les principes de la Clique, ce n’est pas, encore une fois, dans le parlement qu’il importe de choisir le premier : c’est dans l’entourage de la clique !

Quand M. Mousseau se faisait le compétiteur de M. Chapleau au portefeuille fédéral en 1878, il n’était, aux yeux de la clique, qu’un homme inférieur et, sans importance. Malgré qu’il fût, depuis plusieurs années, député fédéral, il était tellement inférieur à M. Chapleau qui, lui, n’était jamais allé aux communes, qu’il ne pouvait un instant soutenir la comparaison avec lui.

Mais dès que ce dernier veut le faire Premier de Québec, le voilà de suite sacré grand homme !

Lisez la Minerve : M. Chapleau, fatigué, ne peut plus suffire à la tâche herculèenne de conduire la barque de Québec ; il faut un géant si non plus fort, du moins plus vigoureux que M. Chapleau épuisé. Cet homme, ce sera M. Mousseau. On le souffle, on le gonfle, on le surfait… Bref ! s’il était possible d’enfler davantage notre gros Mousseau, on en ferait presqu’un petit Chapleau !

Maintenant, il ne peut plus dire un mot sans que ce ne soit du sublime. Son discours-programme, un tas de lieux communs, où seul manque la déclaration qu’il appuiera les bonnes mesures, c’est un chef d’œuvre, dit la Minerve. Cela fait songer à ces féeries parisiennes où chaque mouvement du héros prend des proportions mirobolantes : Agamemnon se mouche ; et derrière la scène, un puissant cornet-à-piston éclate en sons stridents que l’on dirait sortir du nez royal !… Ainsi en est-il désormais de M. Mousseau.

Qu’il se meuve, qu’il fasse une contraction de mâchoire ou déplace son abdomen ; qu’il se mouche ou qu’il crache : c’est du grandiose !

M. Mousseau, voyez-vous, qui était un pas grand chose à Ottawa, est devenu presque divin, en recueillant à Québec, lorsqu’il s’envolait vers Ottawa, le manteau du grand homme.

Rien ne lui manque plus, pas même les maladies officielles de son chef : malgré sa robuste constitution, les constatations périodiques de l’état de son poulx, la marche de sa digestion et surtout ses rhumes de cerveau viendront tour-à-tour nous réjouir ou nous faire trembler.

Bien heureux, par exemple ! s’il sait tirer, de ses maladies à demande, les ressources oratoires et les effets diplomatiques que savait obtenir des siennes l’habile M. Chapleau.


VI


Nous sommes donc gouvernés par une petite oligarchie méprisable et tyrannique, mais grotesque et prétentieuse, qui n’a pas même l’ombre d’un titre à l’exercice du pouvoir, puisqu’elle existe par la vertu de la clique et non par la volonté de la nation ! qui se substitue audacieusement aux pouvoirs publics et nous impose sa volonté arbitraire et pétrie d’injustice !

Par quel excès de lâcheté, de faiblesse, d’oubli de notre dignité, la subissons-nous ! par quelle aberration inconcevable les chambres de Québec, de même, que le gouvernement d’Ottawa en subissent-ils le joug ?

Avec une telle plaie de puissance gouvernementale, est-il étonnant que nous subissions les avanies énumérées plus haut ?