Le parfait secrétaire des grands hommes/Lettre 29

Texte établi par Georges GirardLa cité des livres (p. 55-57).
ABÉLARD


Pour le sainct Père le Pape.



Très sainct père,

Jà puis longtemps ay resolu vous escrire, car come il est dict en un commung proverbe : mielx vault s’adresser à Dieu qu’aus saincts.

Je viens donc dire à Vostre Saincteté que à l’imitation du très illustre Boèce ay escript un traicté de la Trinité afin d’expliquer ce mystère par la philosophie d’Aristote. Des gens jaloux de mes succès ont cherché à découvrir en ce livre des traces d’hérésie qui ne s’y trouve pas. Quoiqu’il en soit, j’ay esté en bute à toutes espèces de tracaseries puys aulcun temps, m’accusant de fausse doctrine, et on me livra mesme à la justice du Roy, soubz prétexte que non seulement j’estois accusé de fausses doctrines, mais aussy de crimes d’Estat, chose que ces sortes de gens ne cessent jamais de pratiquer. Enfin, on a répandu tant de médisance contre moy et on m’a rendu l’existance tellement amère que maintefois il m’a prins fantaisie abandoner le pais de la crestieneté où je voyois la religion du Christ si mécogneue, mais mon estoile ne m’a pas octroyé agir ainsy.

J’ay demandé de justifier ma doctrine dans une assemblée publicque : on me l’accorda et on convoqua un concile à Sens où le Roy assista mesme en personne. M. Bernard[1], abbé de Clairvaux, y fust mandé pour soutenir le roole d’accusateur. On lut devant l’assemblée plusieurs extraicts de mon livre, et, sans daigner m’entendre pour en doner l’explication, le concile condamna le mien livre au feu et moy contrains à me retiré dans une prison.

C’est pourquoy, très Sainct Père, je viens vous suplier d’intervenir en icelle condamnacion. Lisez vous mesme ce livre ou le faictes lire par personne partiale et verrés s’il y ha matière à telle condamnacion.

Sur ce, très Sainct Père, bien aurés mérité de Dieu et des homes et prieray à tousjours pour nostre Seigneur vous avoir en ses graces esternellement.

Ce X novembre 1140.

P. Abeilard.
  1. Il s’agit de Saint Bernard.