Le parfait secrétaire des grands hommes/Lettre 28

Texte établi par Georges GirardLa cité des livres (p. 54-55).
HÉLOÏSE


À mon doulx et très amé Abaillard.


Mon doulx amy,

Je vois que je n’estois pas née pour estre heureuse, je viens d’en faire l’épreuve. De l’état le plus brillant, où j’estois, je tombe tout à coup dans les plus grands tormens par suite des affreux suplices qu’on vous a fait endurer. Ah ! que les hommes sont cruels, mon doux amy, vous avoir fait suporter telles souffrances. Si vous ne pouvez y survivre, je n’y survivray non plus.

Du reste et quant mesmes, je veux mourir, ouy, mourir pour ce monde impitoyable. Ma résolution est bien prise, ains que jà vous en ay parlé. J’entre au couvent pour n’en jamais plus sortir, car un malheur si soudain, si imprévu, m’enlève tout espoir de bonheur.

Ce n’est pas le bien que mon oncle m’a retiré que je regrette, vous devez en estre persuadé, mais ne dois je pas me plaindre contre le destin qui me ravit non seulement un amant, mais un époux devant Dieu, que j’aime si tendrement, car de croire que votre amour survivra à l’épreuve d’un pareil coup, ce serait trop se flatter. Hélas ! faible ressource que les attraits, quand on n’a plus rien pour les satisfaire : il me reste encore assez de bien pour aller me jeter dans un cloistre, dans le déplorable [état ?] où je me trouve c’est l’unique partie que j’aie à prendre. J’y pleurerai mes malheurs, j’y pleureray mon doulx amy, heureuse si je puys parvenir à recouvrer un repos qui va estre désormais l’objet des miens désirs.

Ne m’oubliez pas, mon doulx amy, si le courage ne vous abandonne, escrivez moi souvent, faites moy part de vos pensez. Ce sera pour moy grandes consolations. Adieu, adieu, que le Seigneur et la benoiste vierge Marie, sa mère, vous ayent en leurs bonnes grâces.

Ce X juin.

Heloyse.