Le oui et le non des femmes/14

Calman Lévy (p. 134-142).
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XIV


Quelques heures après, Caroline était chez Lucien ; assise à son chevet, les deux mains dans les siennes, elle lui parla ainsi :

— Je suis venue, Lucien, parce que je veux vous dire que je serai à vous quand vous le voudrez… Je vais vous donner une preuve de ma confiance et du changement qui s’est opéré en moi depuis que je comprends mon amour. J’étais une coquette sans cœur ; lorsque je vous ai rencontré, je n’ai eu qu’une pensée : me faire aimer de vous par vanité, par désœuvrement. Aujourd’hui, je vous aime de toute mon âme, de toute ma personne ; je suis venue pour me donner à vous ; et, je vous le dis sans rougir, l’âme pleine d’orgueil et de bonheur ; car, sachez-le bien, Lucien, j’ai une trop haute estime de moi pour croire que vous ayez pensé qu’on pouvait me séduire ; je sais ce que je vaux, et c’est pour cela que je viens vous donner ma vie, mon honneur, mes forces contre vous-même… Ai-je besoin d’ajouter qu’aujourd’hui, comme dans dix ans, je serai trop heureuse de m’appeler Caroline Pichel ?…

— Ô ma chère bien-aimée ! disait Lucien éperdu et transporté devant ce pur et grand amour, c’est donc vrai que tu m’aimes et que tu consentirais à être à moi ! Tu es une héroïne de l’amour ; tu es digne d’aimer et de souffrir ; mais tu ne sais pas, ma noble amie, que tu es aussi en sûreté près de moi qu’un enfant près de sa mère ; jamais je n’accepterai ton sacrifice, et, quant à t’épouser, ma Caroline…

— Eh bien ? fit-elle anxieuse.

— Il est une mésalliance plus forte que celle d’une femme titrée avec un homme de cœur privé de particule ; c’est celle de l’amour avec le mariage.

Caroline sourit doucement.

— Cher poëte, dit-elle, je me charge de vous faire bientôt changer d’avis.

— Écoute, dit Lucien qui parut prendre tout à coup une résolution subite. Caroline, tu consens à te donner à moi, parce que je suis Lucien Pichel ; tu consens aussi à te mésallier pour me prouver que tu m’aimes… Si, au lieu d’être Pichel, le neveu de tes régisseurs, j’étais le comte Lucien de Mareuil, par exemple, tu ne m’aurais pas proposé de faire ce sacrifice, parce que tu l’aurais jugé inutile ?

— Lucien, vous vous trompez, répondit Caroline en rougissant de se voir devinée.

— Eh bien, ma chère âme, je suis le comte Lucien de Mareuil ; je suis le fils de l’ancien propriétaire du château que tu habites.

— Ah !… fit la jeune femme en sautant sur ses pieds.

Puis, troublée et honteuse, elle fit le tour de la chambre, alla s’accouder sur la fenêtre ouverte, et revint près de Lucien, qui suivait des yeux chacun de ses mouvements avec inquiétude.

— Ami, veux-tu de moi ? dit-elle d’une voix ferme, ta maîtresse ou ta femme ! Je t’aime !

Pour toute réponse, le jeune homme lui entoura la taille de ses deux bras, et la pressa doucement contre son cœur.

— Merci, dit-il, pour le sacrifice que tu veux me faire ; mais j’en demande un plus grand encore.

— Parle, je suis prête.

— Eh bien, je veux que le monde te croie ma maîtresse ; je veux que nous partions ensemble, et pourtant je ne veux pas que tu sois à moi avant d’être ma femme ; dis, consens-tu ?

— Je t’obéirai en tout, Lucien.

— Dans un an, nous reviendrons dans notre cher Mareuil, et alors je serai le plus heureux des hommes si tu consens à accepter mon nom.

— Mais pourquoi tout cela ? dit Caroline un peu rêveuse.

— Ma chère bien-aimée, un bonheur trop aisément obtenu me fait peur : il ne peut pas durer. L’amour, comme le froment, veut être déposé dans un cœur labouré par les souffrances, dans une terre déchirée par le soc de la douleur. C’est ce labourage seul qui le féconde et le fait vivre.

— Ah ! je comprends, Lucien, dit vivement Caroline, tu veux qu’avant de jouir de notre amour, nous nous déchirions le cœur… Tu veux passer par la douleur pour arriver au bonheur infini, aux extases célestes… Ah ! mon ami, ajouta-t-elle avec un cri de doux reproche, je t’aime plus que tu ne m’aimes ; car mon amour est capable de résister aux mornes sérénités d’une lune de miel éternelle… Mais enfin tu penses en poëte, et cette idée d’acheter le bonheur par la souffrance me sourit. Quant au sacrifice de mon honneur, je vais passer la nuit à tout préparer pour mon départ, et demain nous serons loin… Oui, oui, continua-t-elle, s’exaltant davantage à mesure qu’elle parlait, tu sais aimer, toi ; tu me donnes une grande leçon. Je serai digne de ton cœur, je serai ta maîtresse aux yeux du monde qui dira que M. de Mareuil a enlevé madame de Sohant… Or, se laisser enlever, pour une femme libre, c’est plus humiliant que pour une femme mariée. Une femme mariée qui ne peut rompre sa chaîne, s’y soustrait, cela s’explique ; une femme libre que l’on peut épouser, et que l’on enlève, laisse croire d’elle que son amant ne la juge pas digne de porter son nom.

— Et cette humiliation ; tu l’acceptes ?

— Ne te l’ai-je pas dit ? nous partirons demain.

— Et tu consens aussi à subir toutes les tortures de l’amour illégitime sans en avoir les enivrantes délices ?

— J’y consens ! bien plus, tu garderas ton nom de Mareuil ; je garderai le mien de comtesse de Sohant. Aux yeux des étrangers mèmes, je serai ta maîtresse et non pas ta femme.

Et elle fondit en larmes.

Lucien prit dans ses bras cette tête charmante baignée de pleurs.

— Caroline, dit-il, j’accepte ton sacrifice ; c’est à mon tour de te prouver combien je t’aime. Crois-moi, ce temps d’épreuve nous comptera pour le bonheur.

— Cependant, Lucien, dit naïvement la pauvre jeune femme, nous pourrions être si heureux tout de suite !

— Quoi ! tu regrettes déjà ?…

— Non, non, dit-elle vivement et en rougissant ; demain, nous serons loin.

En ce moment, la mère Pichel entra. Caroline lui demanda en riant la main de son neveu, et raconta à la bonne femme tout ébahie ce qui venait de se passer. La vieille Jeanne pleura d’aise en apprenant que le cher enfant qu’elle avait vu naître était aimé de la belle comtesse ; il n’y eut que le grand sacrifice qu’elle ne comprit point ; elle ouvrit de grands yeux étonnés lorsqu’on lui parla de départ pour le lendemain et de mariage à un an de là ! Elle songeait que la chapelle eût été vite parée, que M. le curé eût été heureux de bénir ce beau couple, et qu’ils eussent tout aussi bien voyagé le lendemain des noces ; mais elle était simple et ignorante, la vieille femme, et elle n’avait nulle idée de la façon dont aiment les poëtes et les amants idéalistes ; elle ignorait que s’épouser, c’était mettre l’éteignoir sur le flambeau du dieu, et que le bonheur de la possession n’était pas l’idéal que rêvait l’âme de Lucien, altérée d’amour pur et de platonisme.