Le oui et le non des femmes/02

Calman Lévy (p. 15-23).
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II


La comtesse Caroline avait reçu de Dieu une nature élevée, simple et généreuse ; mais le monde et les romans avaient presque entièrement détruit l’œuvre du Créateur.

La campagne, qui aurait dû reposer son âme devenue inquiète, rasséréner son esprit battu par les vents de la vie mondaine, la campagne l’ennuyait. Il lui fallait les bruyants plaisirs de Paris, la cour nombreuse dont elle riait, mais qu’elle aimait à voir à ses pieds.

En partant pour Mareuil, elle s’était bien promis de s’enivrer de poésie champêtre ; aussitôt arrivée, elle voulut suivre son programme à la lettre ; elle s’habilla comme la pauvre duchesse de Lamballe devait être à Trianon, lorsqu’elle allait traire les vaches de la bergerie, et, pareille à une héroïne de M. Rousseau, elle partit leste et presque heureuse pour admirer les frais lilas. Malheureusement, les fleurs ne sont pas aux caprices des femmes, à quoi cela leur servirait-il d’être fleurs ? Les lilas étaient fanés ; à peine quelques grappes isolées, rougissant de leur vieillesse, vinrent-elles frapper les yeux de la jolie ennuyée.

Cette première disgrâce choqua la belle Parisienne, mais sans la fâcher.

— Il n’y a plus de lilas, pensa-t-elle, tant pis, j’en ferai venir de Paris ; d’ailleurs, n’ai-je pas d’autres fleurs, le chant des oiseaux, l’ombre des arbres verts, le murmure des frais ruisseaux et les splendides couchers de soleil où le ciel déroulant son manteau de pourpre et d’or semble vouloir envelopper comme une reine la nature prête à s’endormir.

Hélas ! il arriva que les autres fleurs n’étaient que d’affreuses pivoines rouges, ou des dahlias que la civilisation n’avait pas veloutés, ou encore des roses trop doubles dont le violent parfum indisposait la belle patricienne. Les oiseaux fuyaient à son approche ; les ruisseaux étaient bordés de ronces et de branches ennemies des étoffes légères ; leurs bords escarpés étaient émaillés de cailloux qui eussent sans pitié déchiré les plus jolis pieds du monde.

Le soleil seul ne fut pas ingrat ; il tint tout ce qu’on avait espéré de lui : comme s’il se fût trouvé heureux de voir cette belle jeune femme l’admirer, il sortit ses plus beaux rayons et inonda l’espace d’un torrent de feu.

— Que c’est donc beau, que c’est donc grand ! s’écria la comtesse Caroline enthousiasmée.

Et elle resta silencieuse, accoudée sur la fenêtre de son salon, en pensant qu’à deux on admirerait bien mieux encore les œuvres de Dieu.

Le souvenir de Lucien Pichel traversa son esprit ; la grande dame rougit, et, pour chasser l’image importune, elle se mit à songer à sa vie passée, à sa mère qui ne l’aimait pas, à sa jeunesse isolée ; puis elle se vit comme dans un nuage, donnant la main au comte de Sohant, marcher à l’autel avec ses petits souliers de satin et sa couronne blanche ; elle se rappela sa douleur à la mort de cet ami regretté, dont elle n’avait jamais eu à se plaindre. Par une transition naturelle, tant elle est dans la nature de la femme, elle sourit au souvenir de son indulgent et bon oncle, qui la voulait heureuse et qui avait juré, sans trop savoir pourquoi, de lui trouver un mari digne d’elle ; ce qui ne manquerait pas de faire un détestable petit ménage.

Le souvenir de Lucien revenait encore.

La comtesse Caroline fut sur le point de commander ses chevaux ; mais une mauvaise honte la retenait à Mareuil.

On s’était tant moqué d’elle, on lui avait tant répété que ses aspirations champêtres ne dureraient pas plus longtemps que son amour pour la solitude qui n’était qu’un caprice, qu’elle n’osait dire à ceux qui l’aimaient :

— Vous aviez raison. Le pays d’où je viens est cependant bien beau ! L’été venait, chaque matin, sourire sous mes persiennes ; mon village de Mareuil, enfoui dans une riante vallée, ressemble à un bouquet de marguerites dans les champs, tant ses maisonnettes sont blanches et fraîches ; les prairies qui l’entourent lui font comme une ceinture verte dont les bouts sont reliés par une vieille église gothique aux pierres ciselées à jour et laissant voir les vitraux multicolores, splendide agrafe russe qui se découpe dans l’azur foncé du ciel. Tout cela ravit l’âme et la pensée ; mais… mais j’aime mieux Paris, Paris avec vous, Paris avec son bruit intelligent, Paris avec ses troubles profonds qui font tressaillir et vivre, Paris qui est ma patrie parce que je suis jeune, active, intelligente et que je veux être aimée !

Le souvenir de Lucien revenait toujours.

Un bruit léger fit frissonner la comtesse.

— Est-ce vous, ma bonne Jeanne ? demanda-t-elle avec douceur.

Elle se prenait à être bienveillante pour madame Pichel, la tante de Lucien.

Personne ne répondit.

— Qui est là ? fit la jeune femme d’une voix tremblante.

Ne recevant pas de réponse, elle pensa qu’elle s’était trompée, que le vent avait agité la porte ; cependant son cœur battait avec force et elle n’osait faire un mouvement.

Riant de sa terreur, elle allait quitter la fenêtre pour tirer le cordon de la sonnette lorsque tout à coup elle sentit passer sur ses épaules le souffle d’une haleine brûlante et elle frissonna des pieds à la tête au contact de deux lèvres ardentes qui se posaient sur son cou.

Elle ne poussa pas un cri, ne s’évanouit pas, et, chose étrange, elle n’eut plus peur.

Elle crut deviner qui était près d’elle et ne se retourna pas.

Elle sentit sa volonté dominée par une volonté plus forte que la sienne, et contre laquelle luttaient en vain les sentiments de colère qui grondaient dans son âme ; elle éprouva un âcre plaisir, une jouissance infinie, son sang reflua vers son cœur, elle ferma les yeux et se cramponna à la croisée pour résister à une force invincible qui l’attirait en arrière.

Après quelques secondes de cette étrange et bizarre situation, Caroline revint à elle et comprit la faute irréparable qu’elle venait de commettre ; pâle de colère et de honte, elle tira violemment le cordon de la sonnette. Madame Pichel parut une lampe à la main.

— Madame la comtesse sonne ? demanda la femme du régisseur…

— Non… Si !… fit Caroline en essayant de sourire ; j’ai eu peur… Je ne sais… il m’avait semblé entendre marcher.

— Oh ! dit Jeanne, madame peut se rassurer, le château est sûr, nos hommes font bonne garde ; aussi jamais on n’a vu de malfaiteurs aux alentours… c’est-à-dire si ; c’était il y a quinze ans, peut-être bien seize…

Madame Pichel raconta tout au long une histoire de voleurs ; mais la comtesse ne l’écoutait pas : mille pensées traversaient son esprit.

Un homme l’avait insultée, elle n’avait pas fait un geste, pas dit un mot de colère ou de mépris !

L’audacieux ne prendrait-il pas ce silence pour un pardon ? Un instant, elle fut sur le point de signifier à madame Pichel qu’elle voulait que son neveu quittât Mareuil sur-le-champ ; sa dignité se refusa à employer un semblable châtiment. Inquiète, pleine de trouble et de honte, elle se sentait ridicule et se demandait avec effroi, où s’arrêterait tant d’audace et de présomption.