Presses universitaires de France (p. 106-166).

PARENTS


Vous avez mis un homme au monde. Vous avez éveillé de la vie. Vous avez déchaîné de l’éternel.

Vous vous aimez, vous avez voulu cette splendeur. Il s’agit de la mettre en œuvre, de la prédestiner par votre art à son plus beau, à son plus fier destin.

Vous n’êtes pas de ceux qui se contentent de nourrir leur enfant, de l’emplir, de le couvrir, de le faner de caresses et de laisser les maîtres leur enfourner le savoir de l’école.

Depuis longtemps nous laissions trop le soin de l’instruction à l’intellectuel pur et parfois impur où put se glisser l’objecteur de conscience et autres partisans qui dressaient nos lycéens en deux camps. Quant à l’éducation, celle du caractère et du cœur, les seules qui importent, il n’en était plus question faute du loisir des parents. Alors tout a craqué. Surveillons tout de près et gardons tout en main.

Pour la protection de la vie si fragile au début et jusqu’à cinq ans, les jeunes mères aujourd’hui sont informées. Leurs manuels sont bien faits, les nourrissons réglés sont moins nerveux. La question de l’allaitement par la mère ne se pose plus puisqu’il n’est pas d’autre sort pour l’enfant depuis que le lait manque, naturel ou stérilisé. Fit-on jamais si beaux garçons qu’avec le lait des mères ?

Il paraît seulement qu’on pourrait rendre propre le nourrisson plus tôt avec un peu d’observation. On le rend moins criard en le laissant crier. On peut créer encore dans cette voie puisque j’ai vu éduquer des petits chiens à ne rien salir. Le médecin peut-être, la sage-femme surtout y aideront. On obstrue le destin des mères en leur faisant laver dix couches par jour. Le corps est élastique : on en fait ce qu’on veut pourvu qu’on l’étudie.

Nous qui ne pouvons deviner les natures en leur petit âge, attendons-les, respectons-les. Que pas un geste des parents ne vienne étonner leur candeur : nous ne savons pas quand s’éveille la mémoire des images. Si nous ne pouvons réveiller nos poupons en musique ainsi que fit le père de Montaigne, entourons-les s’il se peut, de beaux visages dictateurs d’harmonie.

J’ai vu des gens fins se tromper lourdement en ne distinguant pas l’individualité des gens de deux à cinq ans. Elle est marquée plus tôt.

Un ménage avait deux petites filles de trois et cinq ans, Jeanne et Louison. Leurs adorables corps nus dans la salle de bains sortis du tub, Jeanne — cinq ans — ignorant splendidement la pudeur appuya son derrière sur la vitre de la rue pour ramasser je ne sais quoi : les petits sont si occupés ! — « C’est honteux, hurla la nurse imbécile, ne réussissant pas, heureusement, à donner à cet amour le sentiment de la honte. Quant à Louison — trois ans — son père s’étant arrêté sur la porte à la regarder, elle se mit à jeter des cris perçants, tournant le dos et se voilant l’honneur avec ses mains de chérubine. Son père la moqua et fut là, quoique très sensible, un barbare.

Respectons le pli profond des natures. Ne réprimandons pas ce que nous ignorons et dont les motifs nous échappent, soient-ils animaux ou mystiques.

Le respect c’est l’amour. Attention à ne pas dire un mot capable d’étranger[1] ces doux flocons de la divinité qui se souviennent de l’infini et tombent sur nos vies, avant que nous sachions ce qu’ils viennent y faire. Tant que leur chair est molle plus que celle des lis, attention de n’y imprimer que douceur, qu’amour et lumière.

Il est sage l’usage des parents qui le peuvent, de ne pas faire coucher le bébé dans leur chambre. S’ils ne le peuvent pas, qu’ils séparent d’eux le petit lit par un paravent. Sinon c’est leur demander trop de discipline.

J’aime voir la jeune mère faire manger les enfants avant que rentre le père afin de réserver au mari l’entretien fermé avec sa femme, et surtout de ne faire entendre à l’enfant que ce qui est pour lui, dont son corps et son cœur profiteront.

Amuser les enfants

est un art. On peut dire que l’homme ou la femme qui ne sait pas conter d’histoires à un enfant ne sera jamais un poète. Ces récits laissent en le petit une trace profonde. Ne lui racontons que ce qui le rend heureux ou espérant, tout en l’avertissant et le peuplant de belles images de la vie, de conflits entre le bien et le mal, que vous saurez régler pour son soulagement.

Et quand le tout petit de trois à cinq ans, veut jouer à travailler avec sa mère aux légers travaux du matin, gardez-vous de l’en empêcher par routine ou pour qu’il ne se salisse pas. C’est ainsi que le travail de son propre service[2] — qu’il devra désormais faire toute sa vie — lui deviendra un jeu.

Ne dites plus, vous bonnes mères, comme disaient les mères formalistes d’avant 1914 : « Faire travailler mon enfant ? Jamais. Je veux qu’il s’amuse et qu’il soit heureux. Ce sera toujours autant de pris. »

Erreur. On n’est aucunement heureux quand on s’amuse. Ces deux frissons-là n’ont aucun rapport entre eux ; et plus tard les viveurs, si sombres en leur privé, le savent trop. Et pourquoi l’enfant ne s’amuserait-il pas à de petits travaux ?

Lui comme nous, n’est heureux que d’avoir fait ce matin sa conscience belle et jolie pour plaire à ceux qu’il aime.


Ceux qu’on élève à tout entendre

sont plus intelligents. Tant pis. Sacrifions un temps l’intellect et le jeu preste des idées à l’édification d’une forte nature. On fait trop d’esprit chez nous devant les enfants entre adultes. Ou que la mère, après une plaisanterie du père sur les mœurs, prenne la peine de dire à part au gamin : « Père se moque, tu sais bien. Voici ce qui aurait été mal ; voici ce qui est bien et courageux. » Sans cette intrusion bonne qui le fixe, il perd la notion du devoir dont nul ne lui parle jamais — en voyant tout blaguer par ses parents.


Un grand moyen de culture.

de la vigueur morale, de la volonté, c’est de conter aux écoliers l’histoire de la valeur des hommes. Ce n’est pas dans La vie des hommes illustres de Plutarque qu’ils la rencontreront, car mêlée à celle des faits selon leur cours historique, l’enfant ne sait où préférer, où imiter.

Je vois plutôt la formation de l’enfant prise parmi le récit des belles et grandes actions civiques, sentimentales ou guerrières des parents, des grands-parents ou des proches. Nous aurions ainsi une histoire des familles qui éclairerait les profondeurs de la race.

Et quand il n’y en aura plus, puisons dans la fable, dans l’histoire, dans le théâtre héroïque ou lyrique ou même dans notre imagination, les récits directement beaux qui sauront exalter l’enfant à cet âge où il a besoin de monter pour se dilater, ne serait-ce que pour grandir de corps et se développer à la façon d’un petit arbre.

Plus tard, quand il sera solidifié,
nous pourrons éveiller son sens critique, ayant fait par l’admiration un ardent, un généreux en qui peut pousser sans obstacle l’inventeur, le trouveur, le héros, le poète. Mais que toujours en l’être jeune l’admiration commence. Qu’elle fuse d’abord

en lui comme une gerbe. Sinon il est atteint dans son pouvoir. On admire dans la mesure où on existe. On ratiocine, on doute, on critique dans la mesure où on se défait.

Bref, par l’enthousiasme
semons en l’enfant l’énergie du créateur. Et que vienne après l’esprit de finesse, celui qu’il ne peut prendre qu’aux aînés et surtout aux aînées. Alors nous le ferons choisir entre les exploits entendus. Nous armerons en lui le donateur, le sauveur contre le Don quichottisme inutile, contre le zèle intempestif. Nous civiliserons en somme sa valeur, nous la nuancerons pour la faire vivable ; mais sans jamais le décevoir ni le faire descendre de ses possibilités les plus hautes.

De quel droit limiter son champ d’action ? Vivons et faisons vivre l’enfant sous ce grand mot de Georges Polti : « Au départ, dit-il : « Qui ne se propose pas d’être grand est infâme », mot très pratique en somme, car à celui qui obtient de soi l’esprit de grandeur, difficile, tout est facile par la suite.

Ne désenchantons pas l’enfant. Il a besoin de joie, ne le vieillissons pas.


ÉDUCATION DU CARACTÈRE

Le lycée ou l’école laissent à l’externe chez lui un temps si court aux repas que ses parents ne peuvent rien pour lui faire son armature morale. Le seul moyen d’y remédier serait d’établir à la maison dans la joie et comme une fête, l’examen de valeur pour les enfants une fois par semaine.

L’examen de valeur, de volonté.

Il durerait une heure. Selon la saison, pour ne pas nuire aux jeux du corps, il se placerait le jeudi ou le dimanche, avant ou après la promenade, les enfants, les cousins se réuniraient le plus nombreux possible avec leurs proches au logis des parents qui pourraient les recevoir.

Et là, chaque écolier (filles et garçons) ferait son examen de cœur, de volonté à tour de rôle. Il aurait trois minutes pour exprimer ce qui l’a enchanté ou tourmenté cette semaine : lectures, belles actions ou injustices. Je conseille d’insister sur ce qui l’éleva et qui sera plus profitable à tous, car la race est difficile, pessimiste, exigeante et voit plutôt ce qui l’offense. Insistons comme dominante sur ce qui fait l’enfance fière, heureuse et largement respirante, c’est-à-dire la beauté vécue ou lue dans la semaine et la beauté agie. Qu’il dise dans le cercle de famille ce qu’il a pu faire pour autrui.

Rectifions-le quand il admire une attitude, plus que le fond de l’acte. Gare au côté spectaculaire. S’il commença à porter le secours à quelqu’un et s’il manqua de force contre l’obstacle, montrons-lui à ne pas laisser un geste en l’air et à vouloir jusqu’à effet. Pas de bonté sans énergie, sans endurance. Qu’il lise à ses camarades la page où il a pris des forces afin que chacun des assistants en profite. Pour l’action fraternelle, que chacun tour à tour indique ses moyens par une émulation charmante.

Puis passons à ce qui tourmenta l’enfant dans sa semaine, et donnons, après auscultation de chacun, les façons de réduire l’injustice, de l’intimider par la sagesse, la droiture, le courage du mol et sans surtout se servir de ses poings.

L’émulation de noblesse étant créée, la culture du cœur servant celle de l’esprit, il conviendrait d’inscrire à chaque fois la décision ou la plus belle pensée par laquelle on aurait réglé la question, de façon à clore sur elle le débat, ce qui habituerait l’enfant à prendre des notes pour s’en souvenir. Et comme ils devraient y penser dans l’intervalle et dire à la réunion suivante ce qu’ils auraient trouvé de plus riche et de plus probant à ce sujet, il est facile de prévoir combien cet examen les douerait d’une observation plus profonde, éveillerait en eux le don de la concentration, celui de l’orateur, de l’écrivain dont nulle carrière ne peut plus se passer.

Je compte sur le père pour que rien des
plaisirs ou de l’école, rien sous aucun prétexte, ne puisse arracher aux enfants cette heure d’examen de la valeur, de la volonté, par semaine, où s’ouvrira leur conscience. S’il faut une heure et demie qu’on la prenne.

Il va de soi que le père ou la mère en fin de séance doit saisir les meilleures des solutions proposées par les jeunes, ou la trouver si les enfants ne l’ont pas fournie, de façon à les voir partir plus forts, plus munis, plus joyeux. Même en maintenant la discipline de la parole pour chacun des enfants, il faudrait y mettre tant de cordialité qu’ils voient dans ces séances leur jeu le plus grave et le plus passionnant.

Elles auraient aussi l’avantage de faire tomber le mur qui s’élève entre les membres de la famille quand ils ne se parlent jamais de l’essentiel.

On a niaisement compartimenté les travaux et les jeux, comme si le jeu n’exigeait pas de travail, et si le travail n’exigeait pas de jeu. Si l’œuvre la plus sévère ne nous « attrayait pas », comme dit Christine de Pisan, si elle ne nous amusait pas, jamais nous ne la mènerions au bout. Mettez, maîtres et parents, du jeu dans le travail.

Et dans chaque jeu non surveillé, mais dirigé, exercez les facultés hautes qu’il éveille.

C’est autour de la table, que
je vois l’examen et non en rangs comme à l’école. Si je mêle les filles, les garçons, c’est que la fillette doit évoluer en même temps que l’écolier afin qu’ils ne soient plus l’un pour l’autre ces tristes étrangers

des mœurs actuelles ; mais qu’ils soient liés par en haut, par ce qui les éclaire, les attache à leur valeur mutuelle ; ils y seront aidés par la coquetterie de sexe qui ne sera pas sans attiser leurs dons d’esprit

et de secours.

Vous verrez l’entrain qui s’en dégagera.

Peut-être faudra-t-il un
accord pris avec les inspecteurs de l’instruction publique pour décharger l’enfant d’un ou deux devoirs par semaine au profit de cet exercice moral. Et que ces inspecteurs deviennent du même coup inspecteurs de l’Éducation publique. S’il y faut un ministère, qu’on le fasse pour que chaque famille n’y soit pas paresseuse.
Que si le père, la mère
ne peuvent pas présider cet examen de valeur, ils
trouvent, dans la famille, l’oncle et la fille aînée pour les représenter. Il faut un couple pour faire entendre les deux voix masculine et féminine de la conscience. Et si ceux-là ne sont pas libres, prenez la tante et le frère aîné des enfants, ou même dans la famille nombreuse, le frère et la sœur aînés. Mais que l’examen soit tenu partout et le plus fermement et noblement

possible. Que l’inspecteur d’Éducation publique y ait ses entrées et puisse y mettre son mot et son prestige.

Que d’effusion en naîtra, chacun vivant sous le regard de tous à livre ouvert et compatissant aux scrupules, aux charmes, aux efforts de chacun. Les affinités se montrant, la pauvre humanité si douce à respirer de près, se confiant les yeux clairs à ceux qui l’aiment, chacun sortira du désert « terre sans eau » et entrera dans l’oasis.

Nous aurons par l’éducation retrouvé les moyens d’amour et nous n’échapperons plus au seul mot qui montre la route unique du bonheur en aidant l’enfant à s’ouvrir comme une fleur : « Aimez-vous les uns les autres. »

J’ajoute : aimez-vous frénétiquement, sinon vous êtes perdus, Français, vous n’avez plus le choix.


Éducation de la simplicité.

Les beautés d’âme se confessant au soleil du cœur n’auront plus honte d’elles-mêmes. Elles deviendront propagandistes ardentes de la douceur de vivre, et je dirai la douceur héroïque en se vouant au réconfort de tous comme à faire l’âme moins triste.

On n’avait en France comme attitude (mode morale et littéraire) que la honte du beau, la pudeur de l’exquis. On ne cachait que ça. L’enfant apprendra à moquer ce goût pincé d’esthètes, de précieux qui privait la race de sa simplicité, de sa limpidité. On la laissera désormais être belle comme on respire, insolemment.


Et cette émulation d’honneur
d’un honneur chaud et protégeant, dans le plus large champ de l’activité de chacun, comme dans son intimité, cette émulation d’un honneur progressiste et c’est assez pour mettre aux yeux de tous et sur leurs lèvres le bon goût de la vie.


Un désaccord
passe-t-il entre les époux ? Qu’ils s’enferment pour discuter. Au regard du faible, de l’enfant, toute voix de passion qui s’élève est un trouble. Il voit une dispute où ses parents divergent. Il se sent menacé et il l’est en effet ; les véhéments, les absolus n’emmènent-ils pas le cœur dans le débat ?

Mais si c’est à son sujet que ses parents se mésentendent, même s’il n’en est pas démonté comme tout fils affectueux, s’il est né malin et s’il songe à en profiter pour passer à travers, la loi de ses auteurs, il est perdu lui dans sa loyauté par l’égarement de ses guides. Il sera tenté de se faire double pour complaire à ses deux parents et en bénéficier. Dès lors en lui la feinte s’insinue, le détruit dans ses forces hautes de création, de caractère et le voilà descendu comme classe.

Donc aucune querelle sur l’enfant
en sa présence. Il a tout à y perdre.

Qu’il trouve devant lui la loi indivisible, le pouvoir intangible.

Préférences.

Elles sont légitimes puisqu’elles montent des affinités profondes entre le créateur et sa créature (le père et la fille), le fils et la mère, ou simplement alliances entre la mère et une fille, un fils plutôt que l’autre. Cependant ne laissons rien traverser de cette élection devant les autres enfants. C’est assez qu’ils voient leur père, leur mère causer plus longtemps avec celui-ci, celle-là. Cela déjà creuse des gouffres de tristesse entre les frères et sœurs et n’en ajoutons pas en nous laissant glisser à ce penchant. Un lien passe au-dessus du sang, plus haut que la justice. Nous le laisserons vivre et s’épanouir, c’est le trésor des pères tendres et des mères ardentes ; ce sont les délices du fils élu et qui l’engrènent dans les victoires de la vie.

Mais que pour nous punir, parents passionnés, nous fassions au frère non préféré un traitement parfois plus doux qu’à l’élu, de façon à rétablir l’équilibre par la faveur et à ne jamais tirer l’œil du frère moins heureux par une différence matérielle. Favorisez enfin les moins aimés, les moins flatteurs.

Cela ne trompera personne. Mais l’esprit est libre de sa fantaisie même et l’enfant ombrageux n’aura rien à reprocher aux siens s’il fut souvent privilégié.

Que si, parents, vous causez davantage avec le fils le plus intéressant, ce soit de visu pour enseigner aux autres à vous intéresser. Tout doit servir à tous de votre passion haute, de votre dilection.


La bête noire des familles.

Chez les gens sans boussole, on abomine Cassandra, la mère, la sœur ou la tante qui, d’avance, rappelle à chacun son devoir car elle voit dans le présent tel pli de l’avenir qui a bougé. Son impopularité vient de ce qu’elle le voit avant les autres. Au lieu de la bénir, chacun peste d’être dérangé dans sa torpeur et sa coutume ; tous piaffent et se cabrent à qui mieux mieux. Je vais donc répondre pour elle afin de mettre au pas ces poulains excités :

— Pourquoi je veux que ceux qui sont avec moi, ceux de ma maison, fassent leur devoir ? C’est que plus tard ils seront détruits de ne pas l’avoir fait.

— « Mes fils très bons ne m’écoutent pas, me dit un père exquis ; comme ils souffriront quand je mourrai ! »

C’est aussi que seul le devoir les prolonge : quel avorté celui qui ne rejoindrait pas sa raison d’être et sa fonction ! Le devoir seul est illimité, donc complet. Il tient compte de tout. Il est ouvert, il emmène le monde. Tandis que les manques, les failles, c’est-à-dire les lacunes sont des trous dans lesquels on ne peut que tomber plus ou moins éclopé.

Le devoir est ouvert à tout l’esprit. Les fautes sont fermées, bouchées d’erreur et de bêtise.

Et pourquoi, chers casaniers qui ne pouvez sortir de vos acagnardises, haïriez-vous le chef d’âmes, homme ou femme, qui veut vous prémunir ?

« La liberté, dit Aristote, c’est gouverner et être gouverné. » J’ajoute : le premier geste de liberté et de gouvernement c’est de voir le devoir et de le voir d’avance. « Ceux qui ne veulent pas se donner un chef, conclut Aristote, seront soumis par le chef des autres. »

Gouvernons notre amour, parents, comme le reste et recourons à Cassandra.

La fête que doit être le repas en famille.

Contre le mutisme familial que j’appelle le mur entre les êtres, je dirai que la famille deviendrait une fête si tous s’attendaient à table pour se faire justice de paroles ; d’abord au chef en pénétrant dans son effort de ce jour-là pour tous, dans sa conquête pied à pied de leur bien-être.

Quel poids on enlèverait des épaules du père s’il voyait les siens participer à son combat de chaque jour ! Et après lui, en souriant à la mère pour ses gâteries de plus en plus difficiles et fatigantes à assurer. Ne manquons pas d’intéresser les autres aux mésaventures d’école, aux succès, aux rancunes des enfants. Montrons-leur combien l’injustice, l’obstacle même nous servent et nous fondent, et comme tout ennui, tout malheur même contient sa somme de bienfaits.

Exemple : si Machiavel n’avait pas été mis en disgrâce par la République de Florence au village sinistre de Sant-Andrea, jamais dans le tracas des affaires, à son poste de diplomate et de puissance grise auprès des souverains, il n’aurait écrit Le Prince qui l’a rendu immortel « en traçant aux États leur leçon »[3].

Et ne négligeons pas à table les récréations d’esprit et le bondissement chaud de la joie d’être ensemble.

Les lectures pour vous, parents,
les lectures pour eux.

Combien je voudrais que pour les parents, les enfants, elles fussent quelquefois les mêmes ce qui aiderait à les unir d’esprit, à leur donner le même âge, à les fournir de sujets d’entretien à plusieurs.

La France moyenne, depuis trente ans, ne lit que des romans qui ne lui servent pas. Ce n’est pas ainsi qu’on la solidifiera, qu’on calmera ce vice d’étourneau qui dit : « Je lis ça pour ne pas penser. » Eh mes frères, si la pensée vous fait mal, c’est que vous l’aviez mal dirigée et que vous la meniez à votre perte. Tournez-la vers la belle direction de vie. Vous y prendrez tous les remèdes et les ressources qui feront de vous les maîtres de ceux-là qui ne veulent pas penser. Abordons la sagesse, la critique, les Essais qui étendent le champ de l’investigation.

N’oublions pas que lire les journaux c’est désapprendre à lire car il y est défendu de penser : informations, nouvelles et faits divers c’est-à-dire néant, sauf la leçon des faits. Je ne parle pas de la censure ablative, celle qui coupe tout. Mais demandons la censure additive, celle qui s’adjoindra l’information d’idées et saura exiger une idée au moins par colonne, sinon pourquoi écrire ? Alors l’esprit public remontera.


Nous devons aux enfants
d’ouvrir devant eux toutes les voies par la culture. Y a-t-il un meilleur moyen d’échange avec eux aux repas que notre sentiment sur les lectures du

jour pour rectifier selon le cas une fausse interprétation ?

Lire c’est se nourrir. Que notre enfant, selon son âge ait toujours sur sa table de nuit, un livre de vigueur, un livre de penseur ou un poète choisi par nous, à lire trente minutes avant de s’endormir et cela peut suffire. Qu’il nous rende le livre sitôt qu’il l’a fini pour en avoir un autre.

Et accueillons
ses directives pour le choix du volume qui marquera ses goûts, indices de sa vocation.


Mais encore, diront les parents,
que lui donner à lire ? Tant d’écrivains sont si hasardeux, si précaires. Ils font des effets, des jeux d’esprit souvent. Certains sont dangereux ou pessimistes noirs. Que fera par exemple un garçon de quinze ans du mot de Talleyrand : « Méfiez-vous du premier mouvement. Il est presque toujours bon. »

Le mot sera neutralisé, parents, comme virus dans le cœur de l’enfant que vous avez ouvert à la droiture, quand vous lui aurez dit : « Talleyrand là parle en politique, comme Machiavel quand il dit : « La fin veut les moyens. » Il te parle de la fatalité des peuples, des moyens de juguler l’agresseur puisque l’ogre est toujours possible. Il ne te parle pas du bien, du mal ni de la conscience, mais de l’habileté à te défendre contre qui veut te dépouiller. Car là il te faut faire face et ne pas t’aviser de prendre la désertion pour une vertu. C’est un autre jour que tu seras édifiant. Aujourd’hui garde à toi. »

Les parents sont ici les rectificatifs du vrai sitôt qu’il est nocif dans une âme trop tendre.

Pour bâtir chez l’enfant
la conscience de douze à seize ans, je renvoie le lecteur à mon livre : Tu es fort[4] où je désigne les esprits fortifiants. J’étends un peu ce chapitre et j’indique Pythagore[5] et au XVIIIe siècle, à travers ses phrases citées par Sylvain Maréchal ; Platon, Aristote, les Évangiles virils entre tous et pratiques, artistes et promoteurs d’amour ; Marc-Aurèle ; puis Montaigne — pour l’acceptation heureuse du réel quel qu’il soit, dont Anna de Noailles ne se lassa jamais. J’y reviens toujours et non pour le « que sais-je ? » mais pour cette grande simplicité fourmillante des surprises du naturel et d’une âme de bonne odeur.

Aussi parce que ce soi-disant sceptique mourut en gentil seigneur de bonne France, se jetant hors du lit et implorant son Dieu de l’accueillir.

Puis, pour la solidité, lisons les pères de l’Église, la vie des saints « ces sommets de l’esprit humain »[6] : saint Benoît, saint Bernard, le divin François d’Assise dans les Fioretti qui donnent à l’enfant de toute confession l’art de se vaincre et de se concentrer ; Thomas d’Aquin dans le trait qui termine les chapitres de la Somme ; Thérèse d’Avila dans le Château de l’âme qui indique pas à pas la marche à la perfection, c’est-à-dire au chef-d’œuvre, dans tous les ordres. Et j’ajoute pour ce matin la jeune sœur de François d’Assise : Suzanne Spezzafumo de Faucamberge dans La Tendresse de Dieu, perle de la grâce chrétienne, qui console et comble le cœur.

Lire le Pascal des Pensées qui, par la science, prouve et vérifie Dieu.

Lisons Dante éternellement.

Après le Moyen-Age et les Miracles, lisons Shakespeare, pour la violence du coup d’aile ; puis Villon et Jean de Schélandre si osé, si racé, tous deux pour la sève et les sucs de ce sol. De nos jours, lisons, mais après trente ans seulement, les Cuirs de bœuf, miracle de Georges Polti, la plus formidable fresque depuis Dante.

Lisons nos poètes tragiques : Corneille plus mâle que le divin Racine passionnel, car tout Français, dit Péguy, est cornélien. Lisons Goethe, Faust pour le goût de l’action et le reste, mais pas Werther dans la jeunesse. De Maeterlinck, le Trésor des Humbles, Monna Vanna, non Aglavaine et Selyselle qui pèsent trop sur les nerfs et nous serrent les tempes. Pour la vigueur, mais sacrée de sagesse avec le sens de la grandeur, lisons Marius vaincu, Sylla[7], Penthésilée[8], d’Alfred Mortier qui rénova la tragédie en vers pour stimuler la valeur de la race.

Au sujet de la lutte pour la vie, lisons les Fables de La Fontaine. Lisons Rousseau pour l’éveil de la sensibilité, de la justice, en modérant ses orgies d’individualisme. Les Maximes de La Rochefoucauld, les Caractères de La Bruyère, raides et squelettiques, font jouer par la justesse l’observation profonde. Mais que leur trait est sec et stérile ! Il faut venir à Jean Dolent, dans Maître de sa joie[9], Monstres, L’Insoumis, Amoureux d’art, etc., pour trouver le maître du trait souple, artiste, dynamique, celui « qui nous emmène plus loin qu’où il s’arrête, où il semble s’être arrêté ». On ne referme pas ses livres sans y prendre la fièvre du travail. Chez l’être doué, il mobilise le génie.

De Chateaubriand, lisons les Mémoires d’outre-tombe, Le Génie du christianisme.

Comme penseurs actifs, lyriques, lisons de Carlyle, Les Héros ; Emerson, dans la Conduite de la vie. Comme gloire lisons Hugo pour la splendeur de certains vers et poèmes ; mais que de remplissage ! Surtout ne lisons pas Baudelaire trop tôt. Il décourage. Son pessimisme verdâtre met en déroute la sensibilité, il en fait un mauvais maître à cause du génie. Mais servons-nous de sa beauté pour faire de la France le peuple où « l’action sera la sœur du rêve ».

Lisons de douze à vingt ans le radieux enfant que fut Jules Verne qui, par le rêve construit, enfanta et mit en route toutes les découvertes de la science moderne. Lisons sa vie par sa nièce[10] pour le secret de son évolution. À vingt ans, lisons Balzac pour savoir la comédie humaine.

Et lisons surtout
nos grands poètes contemporains. Ils ne sont pas le luxe. Ils sont le pain de l’enthousiasme c’est-à-dire de notre élan vital. Pour avoir un peuple fort et mû par la force d’en haut, il faudrait lire des poèmes toniques et choisis sur les places protégées, esplanades et dans les squares.

Voici le dernier mot au sujet du rôle du poète :

« Le poète est exactement le devin, le prophète de la vie ; c’est celui qui voit, qui sent ce qui échappe aux autres. Il possède le don magnifique et mystérieux d’éterniser l’instant, d’écarter les apparences, de sonder les assises de la vérité. Il ne se soucie ni du temps ni des lieux ni des modes, mais de l’homme. Lui seul a le sens des ensembles, car il regarde d’un sommet. Et lui seul a le sens de la justice car il a le sens de l’amour.

« …Le réalisme voit juste mais il a la vue courte.

« …Les vrais réalistes, ce sont, ce seront toujours les poètes…

« Par eux, instituons notre âme. »
Alfred Mortier[11].

Sachons frémir à ce mot d’Aristote : La poésie est plus sérieuse que l’histoire.

On ne fait pas un homme humain
sans poètes lyriques.
Après Lamartine, Vigny, Musset,
Leconte de Lisle, Villiers de l’Isle-Adam, le Verlaine de Sagesse et des Fêtes galantes, ne rayons pas ceux de notre génération selon l’usage des aveugles, car les nôtres ont eu notre confidence. Ils nous ont hérités. Ils nous ont imprégnés. Ils sont notre substance. Ils sont notre durée comme notre allégresse. Il faut lire nos poètes ou vieillir.


Entre tous les poètes lyriques,
loin de ceux du fin du fin, des précieux comme des excentriques, loin de ceux qui ont désarticulé, énervé, efféminé le svelte, mâle et grand langage français, comme fit Valéry en poésie[12], lui si parfait dans sa critique ; loin des paroxystes dont il ne faut retenir comme inspirée qu’Anna de Noailles, mais nul de ses suiveurs, loin voluptuosistes en somme qui sont le ver rongeur de la valeur, lisons pour la sûreté

de leur art, de leur inspiration et de leur caractère, lisons ceux-ci qui peuvent nous bâtir solidement sur ce fond de grandeur limpide, naïvement et spécifiquement

française : Claudel, Péguy, esprits religieux ; Alfred Mortier (classicisme ailé), Vaine aventure, Temple sans Idoles, Souffleur de bulles, frisson nouveau d’intelligence dans l’amour et l’honneur ; René Fauchois (Délices des mourants), familial et d’inspiration terrienne ; Gasquet ; Rolmer (Chants perdus) ; Xavier de Magallon quoique éloquent et visuel, mais superbe dans sa réponse à Anna de Noailles en 1917 (Pléiade) ; Sébastien-Charles Leconte

(Tentation de l’homme, L’Holocauste) ; Louis Lefebvre, le plus saint des poètes de la Grande Guerre (Silentium) et, chose étrange, un étranger Milocz, qui n’a faussé aucun de nos prestiges.

Pour former de hautes volontés, de grands affirmatifs de leur foi, lisons Barbey d’Aurévilly, Léon Bloy et surtout Georges Polti dans Le Manuel de la volonté[13]. Lisons Jeanne d’Arc de Hanotaux et Le Procès de Jeanne. Lisons le Mémorial de Napoléon à Sainte-Hélène où, grand vaincu, il éclairait encore le monde. Souvenons-nous que là il a écrit ce mot qui signifie : dans l’éducation poésie avant tout : « La tragédie est l’école des hommes d’élite. » Et cet autre mot gros d’espoir : « Non, Jésus n’est pas un homme. »

Dans un relevé si court, on oublie certes des poètes essentiels ; mais ceux que je viens d’indiquer pour rester dans mon sujet sont les plus sûrs et les plus constitutifs ; ils sont en outre (sauf Magallon et S.-Ch. Leconte, eux plutôt poètes de l’honneur), de ceux qui enrichissent l’art d’aimer et nous intéressent directement. Ils découvrent des terres vierges de notre âme, des Amériques du cœur.

Le poète est l’accoucheur du courage et de l’ingénuité des êtres. Et lui seul peut, en un beau vers, recomposer la France.

Qui n’a pas lu les poètes, de quinze à trente ans, s’est desséché dans l’œuf.

Les jeux.

Varions-les sans qu’un seul prédomine.

Je vois que les jeunes y ont leur routine ; changeons-la. Chaque génération devrait en inventer en conservant ceux qui les délectent encore. Créons-en s’il en manque. Fleurissons nos enfants.

La culture physique a fortifié la race en défatiguant l’homme ; elle l’allège de son corps jusqu’à ce qu’il ne le sente plus et en fasse un simple instrument de son esprit. Des garçons d’avenir y ont cependant été tués dans la cour du lycée par un choc sur la tête ou une chute. Quant aux sports, ils ont cassé les membres à tant de mes amis de vingt ans, ils ont fait tant de cardiaques, ils ont forcé tant de chevilles, sans parler des pulmonaires, ni de la poliomyélite des filles au retour d’un match surmenant [14], qu’il ne faut pas compter sur moi pour les recommander. Une autre raison forte pour les appréhender : un médecin constata dans les journaux, vers 1926, que des jeunes filles ayant trop fortifié leurs muscles, avaient éprouvé des souffrances démesurées après leur mariage pour mettre leur enfant au monde. N’excédons pas la nature en lui demandant trop. Un peu plus de sport ménager pour les filles, un peu moins sur la piste et l’amour se portera mieux.

Faisons tout pour que notre
enfant ne soit pas l’un des trois cent mille idiots qui s’écrasent pour voir arriver Ladoumègue.
Équilibrons leurs jeux.

Les jeunes gens sourient quand nous leur disons l’éclat des petits jeux de naguère aux jours de pluie. Les gens d’esprit se renvoyaient la balle. Les femmes y apportaient leur sagesse du cœur ; autour d’elles pouvait se former la vie sentimentale. Inventons de nouveaux tournois des jeux de la parole ; car cet esprit bref et brutal né des sports n’a rien donné qui vaille.

Ajoutons que les Romains n’aimaient pas le sport. Ils disaient qu’il fait de mauvais soldats.

Inventons des réjouissances champêtres.

Qu’on y lutte d’esprit et de lumières dans les entr’actes des jeux du corps- ; la bête s’en trouvera bien et l’amour s’en trouvera mieux.

Et n’ôtons pas la danse à la jeunesse,
elle a ses vertus aériennes. Faisons de beaux dimanches à nos adolescents car leur semaine sera dure.


Le vice des sports.

Ils ne laissent aux jeunes aucun loisir et, ce qui est pire, aucun goût pour la vie de l’esprit et du cœur. C’est la tare du temps. Elle nous a coûté plus que nous ne pensons.

Je demandais à un professeur de Grasse en 1935, des garçons épris de lettres pour dire de beaux vers en public, ce qui hier les ravissait.

Le professeur : « Il n’y a pas de garçons épris de lettres. Le sport les absorbe totalement. » Ce mot n’est pas seulement terrible, il est tragique. C’est un glas[15].

Comment se formeront ces écoliers : volonté, mœurs, caractères, et le cœur et l’honneur qui s’apprennent en feuilletant les exploits des grands êtres ? Comment seront-ils des esprits vertébrés, solides, humains, cela sans la moindre ardeur pour les lettres ?

Ils ne viseraient donc plus dans le monde que ce que peuvent leur donner leurs poings et leurs jarrets, c’est-à-dire la lutte la plus basse ?

Les lettres au contraire sont l’art dictateur de la paix par excellence. Ce qui nous manque en face du terrain de tennis ou autres sports, c’est la maison du sport de l’âme ou de l’esprit.

Que surveillés de loin les garçons et les filles puissent aller causer, éveiller les idées, les sentiments, échanger les publications qui les passionnent, les discuter une heure en conversations publiques et rompre ainsi une heure avec la brute.

Allez causer garçons, avec la fille
fraîche, avec la femme digne, celle qui sait la vie. Et sachez voir qu’au lieu du temps perdu comme vous le croyez, c’est du temps gagné pour votre avenir. Les étudiants, filles et garçons dansent, courent et luttent ensemble. Ils échangent leur inconscience. Quand échangeront-ils leur conscience ?
Ce qui leur manque, c’est de penser, de

méditer ensemble pour que nous revoyions la jeune France à hauteur d’elle-même. Le garçon se veut noble et brave sous le regard de la fille fière et droite. Faisons-leur confiance.

Il s’agit avant tout de conserver ces petites vertus qui font les grands pays.


Spectacles.

Puis obtenons pour nos enfants les spectacles classiques fournis par chaque génération. La Comédie-Française joue sempiternellement Corneille et Racine pour n’avoir pas à étudier les classiques nouveaux, ceux qui nous représentent. Elle n’a plus d’école, elle ne forme plus d’acteurs de tragédie. Pourquoi ? Tandis que nous vivons la plus lourde des tragédies de tous les temps. Là seulement pouvaient s’appuyer les natures capables d’un haut destin. Si la tragédie est l’école des hommes d’élite, avons-nous donc trop de ces hommes ? Quelle ironie saumâtre !

Exigez parents qu’on nous rende les hautes formes du théâtre, celui des poètes, le théâtre héroïque, la tragédie en vers, tout ce qui peut mettre en nos fils le sens de la grandeur, la volonté de porter le destin à ses cimes.

À aucune époque, dit Barbey
d’Aurévilly, le théâtre n’a eu chez nous la gravité d’institution qu’il aurait dû avoir. Ne disons pas qu’il n’est plus temps. C’est toujours l’heure du théâtre de beauté car la jeunesse en a besoin pour s’éployer. Exigeons parents, le théâtre classique de nos plus beaux contemporains. À ceux que j’ai cités plus haut j’ajoute ceux qui me tombent sous la mémoire : Prométhée de Peladan, L’Ève de Péguy, L’Otage, Le Partage de midi de Claudel, Le Miracle

de Judas de Louis Ernault, etc. Les scènes d’État nous le doivent. Elles manquent à leur mission en sautant la génération qui rénova la tragédie et rapporta le sens de l’éternel. C’est la beauté qu’on met sous le boisseau. Elle se venge. Refaisons-lui sa place, celle d’éducatrice de la foule.


Parents, exigeons des éditeurs
les écrivains qui nous bâtissent, nous cimentent, non ceux qui seulement nous émoustillent. Qu’attendons-nous, tandis qu’il faut vingt ans pour acquérir l’essentiel ? Et trouvons nos auteurs nous-mêmes ; la critique des journaux à gros tirage ne pouvant plus s’exprimer qu’au sujet des auteurs lancés par les gros éditeurs, quelle sécurité vous offre son conseil ? En voici un exemple :

Trois orateurs devaient au banquet du Faubourg s’exprimer sur mon œuvre vers 1925. Avant de parler, le plus sûr des critiques[16] me dit à l’oreille. Excusez-moi si je parle de vous plutôt que de vos livres. Ils sont précis, vous avez une conception de la vie, vous avez un système d’observation. Il faut vous étudier de près pour ne pas dire de bêtises. J’ai trop à faire. Je préfère, pour mes chroniques de livres, attraper un petit roman qui se lit en deux heures.

Autant dire que la critique débordée ne vous parle plus, cher lecteur, que de ceux qui ne disent rien.

Interrogez les maîtres, ceux qui lisent encore ; trouvez, connaissez vos auteurs. Et dirigez la critique par votre choix.

Au nom de la famille
obtenez, parents, qu’on efface enfin des journaux le crime de la première page. Elle nous déshonore par la description sadique des meurtres en leurs détails avec photos, mise en vedette des gredins. Que votre fils ne voie sur le journal un crime, s’il le faut, qu’à la dernière page et sous une rubrique d’infamie[17]. Sinon l’enfant qui, à Guignol est pour le voyou qui rosse le commissaire, l’écolier amoureux du pittoresque et du vainqueur, verraient volontiers dans le crime une aventure à imiter pour figurer sur le journal s’il y voit une action d’éclat.


Si vous aimez l’enfance,
obtenez des tribunaux une plus forte répression du crime des ivrognes.


L’immonde ivrogne de vingt ans qui
a massacré sa mère à coups de talon sans qu’elle meure — pour la voler en décembre, répondit au juge : « J’étais tellement ivre, je ne savais ce que je faisais. » Que le bon juge dise : « Vous serez donc puni de vous être assez enivré — et d’une — pour vous mettre en état de tuer celle à qui vous devez tout. — Et de deux. — Coût : vingt ans de travaux forcés. »

Et là que de mollesse encore ! Comme il serait plus sain de dire : « Si votre mère n’est pas morte ce n’est pas faute de coups. Pour le meurtre et l’ivrognerie, vous irez à l’échafaud avec le voile du parricide. »

Et plus de fonctionnaire veule qui vienne avec son droit de grâce nous sauver cette tête, ni celles des ogresses qui supplicient leurs petits. Pour elles que les mères obtiennent la mort sans phrases. Protégeons les faibles, ces amours avant tout.


Demandez au législateur
de secourir la mère de trois et quatre enfants qui va dire au gendarme : « Mon mari me frappe. Ce soir, il m’a dit : « Je te tuerai demain. » Que le gendarme ne puisse plus répondre : « Je ne peux rien. Quand vous serez par terre, on vous ramassera. C’est tout. »

— Et mes pauvres petits ? gémit-elle.

Silence. La loi n’y avait pas pensé. Abomination. Éclairez le législateur. Obtenez, vous parents d’enfants choyés, qu’à la prière de la mère menacée, un agent veille sur la maison au retour de l’ivrogne et qu’au premier sévice il coffre l’égorgeur, avant que tombe la seule protectrice de ces pauvres enfants !


Pour la famille pauvre
et nombreuse, obtenez que jamais un exploiteur d’accord avec le service de santé, et trompant le Conseil municipal, ne puisse plus démolir de vieux immeubles abritant soixante-douze familles nombreuses, comme il fut fait à la rue des Deux-Ponts sous le prétexte d’insalubrité — sans avoir procuré d’avance à ces familles le local salubre où on les enverra.

Car j’ai bien vu l’annonce de la démolition, mais quand j’interrogeai les familles malheureuses, je vis qu’on les chassait sans leur offrir d’abri. Elles avaient deux ou trois jours, au refuge des baraquements de chevaux du boulevard Jourdan pour chercher un logis. On entendait claquer les dents de froid en passant à leur portée.

Et quand je repassai un an après dans la rue des Deux-Ponts, je vis des immeubles à gros loyers, à confort moderne remplacer les maisons de pauvres.

Méfions-nous du prétexte d’insalubrité. Exigez, vous famille heureuse, qu’avant de démolir l’abri de la famille nombreuse, on la loge et mieux. Bref qu’on loge les pauvres avant de les déloger.

Que pour le couple avec enfants qui vit dans la chambre meublée, on réprime le marchand de vin ou le cafetier, loueur de meublés qui dit au couple : « Consommez. Je ne garde la chambre que pour ceux qui consomment. » (Prime à l’ivrognerie.)


Inspirez au législateur
des lois meilleures par voie de presse, de persuasion individuelle ou publiée. Exigez du journal où vous vous abonnez l’information d’idées[18], et donnez une idée par jour au secours de ceux qui souffrent. Mettez-nous à contribution, nous sommes là, pour vous fournir l’idée. Si l’on ne vous entend pas, affichez la pétition de la famille française. Il faudra bien que l’on vous cède.


Pour calmer l’appétit de beauté
de l’être jeune qui a besoin de monter pour grandir, au lieu des informateurs de crimes, imposez aux journaux des informateurs de nos gloires morales,

celles qui font la race au lieu de nos flaireurs de honte. Et publiez par jour une vie exemplaire et un poème bien choisi. Je trouverai le temps de vous faire le choix. N’allez pas croire que le bien soit ennuyeux et le mal pittoresque. C’est le crime au contraire qui est sempiternel et monocorde en ses moyens. C’est le bien, c’est le sauveteur, qui invente, lui aventureux comme un chevalier de contes de fées, car il doit mater même ceux qu’il veut secourir, nul ne voulant être sauvé : Aux inondations de Toulouse (1878) le commandant Raymond de Faucamberge, mon père, me conta depuis, que pour sauver dans les barques avec son 29e Bataillon de chasseurs, les riverains de la Garonne à l’instant où ils étaient menacés, il dut parfois les enlever de force. Les religieuses voyant une impudeur à se laisser empoigner par les braves chasseurs, criaient comme femmes qu’on viole.


Sans un jury mi-partie maternel
pour juger des crimes du cœur, nous n’aurons pas même une demi-justice malgré l’honorable essoufflement des juges. Toujours ils auront des faiblesses pour les crimes dits passionnels, qui sont les plus inexcusables. Il n’y a pas de meurtres passionnels. On ne tue pas ce qu’on aime. On se tue. Les juges seront lâches à punir les marâtres ; le poupon ne les intéresse pas encore, tandis qu’il faut voir dans sa mort l’égorgement d’une âme, d’un corps, d’une lignée.

Le jury maternel demandera qu’on recherche l’instigateur du crime (la tête avant le bras qui l’exécute). Le jury des mères punira celui qui, des mois, excite une âme simple contre leur bourreau commun, le despote familial. Les mères séviront contre celle ou celui qui, des semaines, ose dire devant un juste : Qui nous délivrera d’un tel ?


Et dans le public,
que plus un propriétaire n’autorise sa concierge à dire au locataire : « Vous avez trois enfants ? Passez. Ici on ne prend pas d’enfants. »


Aimer c’est régler l’intolérable
d’abord. Comment vivre heureux quand il y a cela au fond des mœurs ? Luttons, peinons jusqu’à effet, jusqu’à informer le pouvoir, qu’on ne nous laisse plus le pied en l’air.


Partagez-vous, parents, l’autorité.

Qu’elle soit une, c’est-à-dire couplée, complète. Ce qui se décide à un seul sexe est stérile. Sans le couple à sa tête, nul État ne vivra. La République est morte pour n’y avoir pas invité la femme c’est-à-dire la vie. L’État à un sexe ne représente que la moitié de la vie, c’est-à-dire la mort. Travaillons pour la vie. Sans une mère assise à la droite du chef, nous ne ferons pas d’États respirables.


Sans Anne de Beaujeu

à qui l’histoire n’a pas fait sa place, le royaume de Louis XI aurait été déchiqueté par les princes du sang. (Voir le livre de Jehanne d’Orliac : Anne de Beaujeu, roi de France.) « Jeanne d’Arc a fait l’unité française », dit Hanotaux. Elle l’a faite par son mot : « Le sang de France » et sa campagne de miracle où elle a réussi, dit le colonel Charles Romain dans son livre : Les Guerrières, un mouvement où avait échoué Napoléon Ier.

Au commencement de ce siècle,
« le duc de Saint-Simon qui se disait issu de Charlemagne s’avisa de fonder une religion qui eut pour adeptes un assez grand nombre d’hommes célèbres, qui finit par aboutir à d’inexprimables ignominies ; mais il y avait une chose étonnante, c’était le culte de la femme inconnue, cette Désirée des Nations qui devait sauver le monde et que chacun devait chercher avec le plus grand soin par toute la terre ».
(Lettre de Léon Bloy à sa fiancée.)

Cherchons la Désirée des Nations. J’ai travaillé à l’être. Cherchons tous. Cherchons toutes. Et soyons Celle-là chacune dans notre coin.


Si l’amour est la chose de la femme,
consentons, Mesdames, à propager l’amour, à l’orienter au lieu de nous cacher la tête quand on le mortifie.

Le soldat de 1914 avait été trop beau. La Française a plié devant lui. Qu’elle retrouve le courage du mot, parlant à l’homme et en public. Qu’elle reste française d’embouchée et se fasse obéir quand le salut l’exige.

« La femme, dit Fauchois, n’ose croire à sa puissance que dans le mal. » Qu’elle ose y croire dans le bien et la face du monde changera :

La terre aura vingt ans.

On a défait des groupes menaçants, on a bien fait. Qu’on en fonde un seul bienfaisant qui fasse prévaloir les requêtes pour protéger la vie.

Fédérons la force de salut, la famille.

Faisons-la représenter. Faisons-la exaucer.

Plus de lanternerie.


La voix de la femme
a été couverte. Alors on sait la suite. Ne recommençons pas. Sans un conseil de femme pour formuler ses lois, Platon lui-même s’est trompé. En demandant les femmes communes aux guerriers, il violait les lois de l’amour, de la santé, de la pudeur, de la famille. Il eût jeté la Grèce dans le vice. Il sapait la cité.
Hommes d’État, interrogez la mère.


À la maison
et dans le cercle de famille le plus étendu possible, chaleur partout car tout le monde a froid au cœur. L’effusion guérit tout. Le seul mal, c’est le mur de silence entre les gens de la famille. C’est l’indifférence bestiale.


Que les fêtes nous servent
à élever nos cœurs vers le plus valeureux, même s’il n’a pu faire qu’un pauvre effort raté. Donnons à celui-là surtout, atterré de vergogne d’avoir été éconduit de partout, donnons le cri d’accueil emballé qui le requinque et le console.

Refaisons ainsi le printemps à la maison.

C’est dans ce cri d’accueil aux yeux brillants que l’on nous fait quand nous poussons la porte, que nous prenons des forces pour huit jours.


L’amour, création continue.

L’effusion, cet instant où l’être affleure en mots gracieux vers l’autre est son instant-sommet. Fixons-la dans nos gestes, nos paroles ou nos yeux, tour à tour. Disons à l’effusion : « Je te défends puisque tu fus, de ne plus être. » Et fixons-la dans nos journées comme l’interdiction de regarder nos proches avec froideur, comme la défense d’interrompre l’amour.


La tête de famille.

Vous connaissez la figure ennuyée, fermée qu’on se fait parfois en famille. Nous ne voulons plus de cette face de bois, de cette tête de famille. Nous voulons ouvrir les visages. Il faut que la famille soit le jardin de joie. Il ne faut plus qu’un être jeune s’ennuie dans la famille. Nous voulons passionner la famille et la race.

Faisons du feu dans notre cœur.

Vieillir, c’est pénétrer dans l’impassion. Les possédés sont seuls harmonieux.


Que le garçon de treize ans
entende un jour son père lui dire quelque chose de ceci :

« Tu fumes, tu fais le fendant… Es-tu un homme ? Je le croirai quand tu l’auras prouvé. Comment ? En prenant sous ta protection toutes les femmes de la maison, en commençant par ta mère. Si ton père accablé de travaux au dehors ne peut soulager ta mère d’une tâche, commence, toi l’homme qui reçois encore tout sans rien donner — mesure bien cette honte — tire-t’en en payant de ta personne pour que ta mère, à l’heure où sa santé baisse, ne soit pas la bête de somme de toute la famille, ce qui est le pire des crimes de ce temps et de tous les temps.

Pour cela, ce n’est pas malin. Dis à ta mère : « Je me lèverai tôt. Pas tant de sports ailleurs ; un peu à la maison ; je laverai par terre. Je sauterai prendre le lait, le pain. Quel déshonneur y a-t-il à cela tandis qu’il en est un si laid, maman, à t’y laisser aller ! Je ne serai plus ce pacha, cet enflé qui s’engraisse de la peine des femmes. »


L’HEURE SEXUELLE

Les enfants ont grandi. Les parents sont moins à l’aise avec eux. Hier votre lycéen n’est pas rentré à onze heures. Vous vous demandez ce qui va devoir être cédé à René (seize ans), à Marcelle (dix-huit ans).

Si la jeune fille s’ennuie, si elle paraît touchée de langueur malgré le travail et pendant la sortie, que la mère prenne sa confiance. Qu’elle sache si cet ennui a un visage. Sinon distrayez-la, entourez en hâte de jeunes la jeunesse pour éviter la morbidesse des vierges. Le jeu, le bavardage et la coquetterie, pour le lien à former, l’occuperont un temps.

S’agit-il de faire du tennis avec le camarade enfin trouvé ? Qu’elle y aille avec son frère s’il se peut. Et dès ce jour qu’elle soit avertie de ce qu’elle risque à se retirer — fût-ce un instant — du groupe avec son partenaire.

Parlez-lui sans ambages ; ajoutez le dégoût des garçons bien nés pour la fille qui se lâche. Renseignez la fraîcheur sans la faner (nous sommes au pays de la délicatesse) et sans lui ternir le goût de vivre.

Que la mère sache toujours où est la jeune fille et jusqu’à quelle heure.

Que la fille se sente veillée d’amour et non de suspicion. Que le père ne craigne pas de lui dire sa confiance, quand elle sort. S’il montre une inquiétude, l’enfant si elle est fière et tendre — se tiendra — pour les siens qu’elle chérit.

Encore est-il bon de surgir à l’improviste car la jeunesse est faible.


Quant au garçon,
qu’on l’informe plus tôt ; non à l’âge curieux où il a envie de savoir le secret de la naissance, mais à l’âge où, par un tourment naïf et répété, nous lui voyons le besoin de savoir.

Dans le dernier cas, dès qu’il pose à sa mère l’éternelle question : « Comment se font les enfants ? » celle que posait à Rousseau son Émile, qu’elle réponde comme lui simplement mais gravement : « Les femmes les font avec des douleurs qui leur coûtent quelquefois la vie. » Il y a déjà là, semble-t-il, — par la compassion — de quoi glacer la rigolade française que l’on n’évite guère sitôt que l’être inculte évoque l’union.

Si les parents cultivés lui ont montré les statues immortelles : La Vénus de Milo, les nus sacrés de nature des Grecs de la belle époque, ou La Victoire de Samothrace, intimidante de calme, de grandeur, l’adolescent est paré par la piété pour le beau contre le ricanement des polissons de son âge. Ainsi il naît à la qualité et le voici plus prêt à chercher la fille pure avant tout, comme à exiger d’elle cette haute dignité spirituelle dont les mœurs à elles seules seraient bien incapables.

Mais que le père dise aussi seul à seul à l’homme de seize ans, qu’il risque, en un triste levage de deux heures, la santé, l’allégresse de sa famille à venir, sa joie et celle des petits et le contentement de soi.

Toi jeune père, sauve-le de la noce par l’amour.


Quand le fils a vingt ans,

qu’il entende ceci : « Toi, l’homme, le jeune responsable, tu méditeras, tu comploteras le bonheur de tes sœurs avant le tien. Présente-leur tes meilleurs camarades. Tu y apprendras la politique de l’amour et sa police en ouvrant l’œil sur les « flirts » de tes sœurs que tu susciteras car elles ne peuvent épouser le concierge. Aide-les à former un beau lien digne de la famille. Et dis-moi si ces vertus ne te serviront pas — par l’esprit de finesse qu’elles exigent et cultivent en toi — dans tes amours, ton mariage, ton bonheur, même dans ton œuvre d’artiste.

POUR TOUCHER LE CIEL DE L’AMOUR

L’égoïste, ai-je dit plus haut, ne sait pas s’aimer. Il se borne. « Si les astres ont besoin les uns des autres, combien moi, davantage, j’ai besoin de mes frères ! » dit Claudel ; et je dis : de leur mettre le pied à l’étrier.

Pensons aux autres. Chacun nous rend des terres de notre âme.

— « Et pourquoi ? répond un pauvre homme, j’ai tant de mal à assurer la vie des miens. »

Réponse : — Mais pour l’assurer mieux, d’abord, chaque ami nous en indique un moyen de plus. Aussi pour nous ouvrir l’entendement. Tous nos dons sont à conquérir et chacun nous y aide. Nous rencontrons nos dons en sortant de nous-même pour approuver autrui ou contredire le prochain, car penser c’est sortir et c’est sortir de soi pour y rentrer plus profondément ensuite.

L’art aussi nous y aide : « Roulons dans la vie des autres comme une pierre au gouffre », dit Eugène Carrière, le grand peintre dont la peinture a augmenté le cœur français.

Donnons-nous, donnons de nos forces, et il restera bien un Dieu pour ne pas nous en punir.

Jamais on ne tient mieux en mains sa force d’âme qu’au fond du dévouement.

Je te parle ici de devenir un maître.


Et débarquons la femme
qui tire tout à elle, qui ne laisse pas l’homme sensible à tout l’humain.

Le cœur de France aidé par l’art doit être la lyre pendue au vent qui recueille et transforme en consolations toutes les suppliques passantes.


Et servons-nous de nos artistes.

Ne laissons plus dire la turpitude : « Les arts ne fleurissent pas pendant les guerres », car c’est là qu’on en a grand besoin pour tenir. Qu’on dise partout les poètes et ils foisonneront.

Que le poète chante nos héros encore vivants. Offrons-leur l’effusion nombreuse dont manquèrent toujours nos sacres officiels. Pourquoi, dit le beau poète Milocsz

« Pour quel plaisir ou pour quelle vengeance
Refuser aux vivants ce que l’on donne aux morts ? »

Pas de los aux grands hommes, aux héros morts, que ce soit au Panthéon ou ailleurs, sans le los de la femme et la voix du poète.


L’art, c’est le sang du juste,
du plus juste[19].

La beauté c’est sa force la plus désespérée qui s’arrache de lui pour créer en nous cet être sacré que, sans l’art, nous ne serions qu’aux heures du malheur ou de l’extase. L’artiste veut que nous soyons divins moins rarement, plus familièrement.

Quand l’art nous fait sentir nos signes divins, ce n’est pas alors qu’il nous déshumanise — bien au contraire — car les dieux seuls sont assez hommes.

De nous, exigeons Dieu qui toujours, dans l’homme, attend son heure. Et que l’artiste nous y aide.


Surtout ne craignons pas le grand.

Lui seul est simple, aisé. C’est le petit qui nous complique et nous embrouille.

Et cherchons le vertige. Ne craignons pas la grande aventure d’esprit que comporte l’amour.

L’amour n’est bénin que pour les cœurs sans force et sans munificence. Interrogeons nos grands artistes. Eugène Carrière, par des moyens providentiels exprime ce que j’appellerai le danger des amours totales, seul danger qui vaille de vivre et qui suffise à exprimer la vie, seul danger qui nous réveille d’entre les morts, seul danger celui-là qui ne nous perde pas sous les couches de matérialité, ces matrices de désespoir.


Sus au pessimisme fétide.

« Les Français sont mécontents de tout et toujours », disait Napoléon. Je dis : certes ils sont exigeants car ils ont un haut sens de la perfection.

Mais ces coquetteries siéent aux peuples heureux. Je dis donc : sus aux grognards perpétuels, car ils n’ont pas grogné quand il l’aurait fallu[20].

Sus au pessimisme devant l’enfant surtout, de chair trop meurtrissable[21]. Le pessimiste ment. Il faut un tel concours de bons miracles chaque jour pour que nous vivions seulement, pour que nous ne soyons pas pulvérisés par les cent dangers qui nous guettent à chaque heure que, le pessimisme est au plus un tic noir, une manie putride.

La seule dignité française : ne pas geindre et cohérer la race par l’amour.


Dans la douleur du deuil
lui-même, borne-toi jeune femme. Tu as perdu ton enfant préférée et te voici devenue terre sainte. Ne le sois pas cependant trop longtemps : si ton mari allait t’être enlevé, jamais tu ne guérirais d’avoir cessé deux ou trois ans de lui sourire.


LA PARENTÉ


Les vieux.

Ne la réduisons pas en la fuyant. Chacun peut tout pour tous. Jeunesse apprends des mères à assister les vieux d’abord. Ils mènent déjà la maladie qui les emporte. Ils n’ont plus d’avenir ; la vue baisse non l’esprit. La nuit monte, drame total. C’est quand nos yeux faiblissent que ceux de l’esprit s’ouvrent. Ils ont perdu, elle l’homme chéri, lui la compagne tutélaire, et tant de ceux qu’ils aimaient. Ils ne s’éveillent plus que sur la mort sans s’y faire.


Solitude et douleur définitives. Plus faibles que le nouveau-né sans être, comme lui doux à voir, ils ont tout donné. Place à eux, qui, sans force, portent le pire. Ils sont la tragédie en marche et le dénouement c’est demain.


Grandeur des vieux.

Hier avant d’atteindre leur âge de débâcle, ils étaient magnifiques.

À Samoëns (Savoie), je vis une lutte singulière à la corde entre gens de quarante-cinq à cinquante-huit ans (côté des vieux) et les gars de seize à vingt-huit ans (côté des jeunes).

À ma stupéfaction les vieux ont vaincu les vrais jeunes qui, à la preuve, ne l’avaient pas été. C’est que les vieux se disent à l’instant décisif : « Vas-y et gagne ou crève. Nous ne sommes plus assez forts pour nous reposer. » C’est la splendeur morale.

Et comme nous serons plus longtemps vieux que jeunes, ce qu’il faut respecter en eux, après les affronts dont les humains les abreuvent, c’est la tendresse enivrée qu’ils auraient si la plus belle des jeunesses, la vôtre — jeunes parents et grands enfants — savait encore les consulter, les croire aux heures décisives, cruciales où la famille souffre pour se fonder et pour durer.

« Les maisons sans vieux sont maudites », a dit l’Orient. Que l’Occident veuille s’en souvenir.


L’âge directorial.

Puis les vieux savent tout. Eux seuls. Chaque âge apporte à notre champ d’activité une somme nouvelle d’expérience. On ne sait pas du tout en science de l’homme, à quarante ans ce qu’on sait à cinquante. On prend parfois en pitié à soixante, à soixante-dix ans des décisions manquant d’une lumière, qu’on a prises à cinquante, à soixante ans, et lueur dont les dix années suivantes auront pu nous munir.

C’est pourquoi l’on ne concevra jamais sans terreur aucun directoriat confié à la jeunesse.

Chaque âge a sa maîtrise.

Servons-nous du sens directeur des grands aînés. En montant vers la lumière, j’entends vers la vie éternelle si les vieux l’ont méritée, ils découvrent enfin la plus large étendue du champ d’action de l’homme, comme ils voient mieux l’obstacle sur lequel il a chu. Qu’ils nous le montrent et nous l’épargnent.



C’est pourquoi dans mon
Art d’aimer 1927 et 1928 j’ai mis l’âge-sommet de l’amour à quarante ans. Là seulement on ne fait plus de fautes contre l’enchantement qui naît.



Soignons les parents
d’abord, mais ceux aussi du conjoint. Dans la famille totémique utérine le gendre a des devoirs maternels envers sa belle-mère, gardienne du sang sacré. Il a l’obligation de contribuer à son aliment par une

forte dîme sur sa chasse et sa pêche qu’il lui remet à intervalles réguliers. L’usage des peuplades, on le voit, nous enseigne, celle-ci en délicatesse. Nous saurons en retenir quelque chose.

L’enfant lui aussi est à
soigner d’abord. Il est notre somme, notre total charnel, spirituel, animique. Nous sommes ses divinités bienfaisantes. Il nous est confié. Sans nous, il est perdu, ce qui le rendrait sacré, même si son adorable faiblesse ne nous mettait aux yeux des larmes de séduction.

Mettons-le sur le même plan que notre mère. Et soignons-les ensemble. La vraie femme fait tout en même temps. Sauver sa mère est sauver son enfant. Il a tant besoin des grand’mères !

Toi, jeune grand’mère d’aujourd’hui
au teint de pêche, qui pousse la voiture de ton petit enfant et en traînes deux par la main, toi qui conserves ta minceur et tes yeux de gamine et ton visage rond, te voici gardée d’un seul coup de tous les ridicules de la vieille coquette.

En te mirant dans les yeux des petits, en souriant aux anges, tu as leur âge, ma charmante ; on n’est une vraie jeune à cinquante ans que quand on est grand’mère.


Cependant ne t’use pas trop
autour de l’enfançon. On ne peut faire à ton âge, même avec ton allure de fillette, ce qu’on fait à

vingt-huit. Et bientôt chez tes filles gâtées, toi consumée de zèle, avec tes débauches de don, tu serais la bonne à tout faire sans gages.

C’est de ton conseil, c’est de ton regard qui pénètre et déloge le mal, c’est de ton influence que tes filles ont besoin et plus que de tes bras. Veille à ne pas leur manquer pour t’être donnée dissolument sans mesure. Aucun déchaînement n’est sain et pour personne.


La toute-femme.

Ce qui la distingue des femmes fragmentaires, celles qui disent ainsi que les servantes : « Si je suis ici, je ne suis pas ailleurs », c’est que l’autre, la toüte-femme est comme Dieu, partout. Elle est dans la peau de tous ceux qu’elle protège. Elle sait à chaque heure que tel ou tel des siens a froid ou chaud, qu’il manque de ceci, de cela. Elle sauve tout à la fois et ce qu’elle trouve pour l’un lui sert pour l’autre.

Je n’en dirai pas autant de Mme de
Grignan que sa mère Mme de Sévigné avait rendue célèbre à la cour par son idolâtrie. Celle-là ne sut faire qu’une chose à la fois. Ce n’était pas un chef. Le chef est magnanime. Mme de Sévigné mourait de la petite vérole à un étage du château de Grignan. Soignée, mais non par son enfant, elle appelait sa fille, son idole qui ne vint pas. Et la pauvre marquise expira en disant : « Tout de même, si j’avais été aux Rochers, mon fils aurait été près de moi. »

Mme de Grignan craignait-elle la petite vérole pour elle ou pour sa fille ?

Son abstention n’en eût été que plus laide.

On assiste d’amour sa mère d’abord et c’est cela qui protège l’enfant.


Apprenons à nos fils,
à nos filles à ne pas tuer de leur bonheur en se mariant, les parents du conjoint. De jeunes mariés abusifs, des jeunes femmes jalouses ou sans entrailles, ont dit à l’autre : « Je ne verrai pas tes parents. » Des pères, des mères en sont morts de chagrin. On ne peut commettre de crime plus hideux, plus néfaste que détacher de l’arbre ombreux et protecteur ses jeunes branches. Ceux-là sont maudits entre les maudits. La nature les châtiera vivants : Pas de vie ne se passe sans qu’on ait besoin du secours des siens. Les parents alors outragés d’abandon resteront sourds. N’oublions pas le discrédit que les jeunes jettent sur eux : que cache-t-on, pense la foule, quand on se cache du regard des parents, quand on s’écarte du bercail comme brebis galeuses ? Ils jettent la méfiance sur leur famille, se dégradent eux-mêmes. Ils descendent d’un rang et toutes les religions les rejettent.


Le choix.

À vous parents de guider le choix de l’époux, de l’épouse. Que le jeune homme entende ceci :

« Pour les filles, tes camarades de jeux, d’études, n’oublie jamais ceci, toi qui aspires au mariage : Les filles sont ce que veut le garçon qui leur plaît ». Qu’il la veuille donc haute et qu’il la veuille pure pour préparer en elle son sanctuaire, celui de son sort le meilleur, de sa valeur, de ses rêves, de ses reliques, où il vivra, se reposera et se magnifiera.

La femme pure est la condition de la grandeur de l’homme. Où prendrait-il le sentiment de sa noblesse si ce n’était aux yeux de l’épouse qu’il révère, celle en qui luit l’orgueil des actions de son homme ?


Dans la chasse à l’amour
pour y trouver ton bien, je m’en prends au plus fort. C’est toi, le jeune mâle, et tant qu’il y aura cinq femmes pour un homme, c’est toujours toi, morceau de prix, qui es maître de tout. Veux-tu, jeune homme, voir en la jeune fille ta véritable femme, la ressource et le port ? Sa jeunesse un instant s’égara-t-elle avec toi ? Respecte-la quand même, respecte-la malgré elle, s’il le faut[22]. Vénère la jeunesse de la femme pendant qu’elle est féconde et peut concevoir l’homme.


C’est pour quelques viveuses
déchaînées qu’on s’est permis de douter de la féminité chez nous si magnifique, « J’ai vu des hommes en France, écrit Gérard Mutius, l’auteur allemand des Trois Royaumes, épris de personnalité. Ces hommes sont semblables aux autres. Mais la Française oui, c’est quelqu’un. » (Lettre à Octave Uzanne.)

Dans le doute exprimé au sujet de nos femmes, il n’y eut qu’appétit de scandale et qu’ignorance de la réalité. Si j’avais un reproche à faire à la mère actuelle, ce serait de trop se dévouer au corps de l’enfant plus qu’à son éducation. C’est pourquoi j’y obvie.

Ceux qui parlent mal de nos femmes n’ont donc pas à la maison de jeune sœur douce et sévère qui fait penser son père, son frère à ce qu’ils doivent faire dans la journée ? Sur son petit front grave et bourré de soucis, je vois cette sagesse de l’amour qui fait la part de chacun et porte le destin de tous. Sa mère meurt et la fillette sauve tout. Ses épaules menues ne plient pas sous la charge écrasante et tous, son père en tête qu’elle soigne, sont devenus ses enfants.

Elle est plus femme qu’une mère, mais avec plus d’anxiété que n’en avait sa mère, puisque enfant elle ne sait rien que d’amour en devinant le besoin de chacun, en lui faisant sa part de pain et de chaleur.

Fillettes méconnues, anges gracieux de la bonne intention, qui pâlissez de peine et de fatigue à rendre sages les frères, bons butors explosifs, à consoler le père, qui dira le bienfait que vous êtes chez vous ?

Épouse celle-là ; sois à toi seul sa mère, son père, son grand-père (celui qui a des faiblesses pour elle) et son petit garçon pour qui elle peut avoir autant de faiblesses qu’elle voudra, sans que ce gamin-là, comme ses frères, en profite pour lui grimper sur la tête. Car elle a soif d’être pour toi, sacrée comme ta mère, folle comme ta petite fille de joie. Jette-toi vite à celle-là. Elle te sauvera de tout.

Fais-en ta jeune sœur d’ardeur et vous tracerez à vous deux la ratio de l’ardeur, de la plus haute.


Ne crains pas de lui enseigner
la gamme entière du bonheur, comme l’ont craint les maris-pontifes, ceux qu’on quitte. Pour que le couple ait toutes ses grâces, les tiennes et les siennes, c’est elle qui devra te retenir car tu dois la venger d’avoir été trop sage.

Le charme brave de ce temps c’est que la femme la plus sainte veut prendre aussi et non donner seulement. Elle sait qu’on s’attache mollement à la femme qu’on frustre et qu’un sourire qui jeûne et se contraint ne verse pas la sainteté plus que la joie. Elle entend n’être sage que si l’homme qu’elle aime a su montrer assez de verve et de courage pour ne pas lui doser la joie. Honnêtes ? elles le sont et mieux que leurs aînées, car leur vertu veut se solidifier d’ivresse.


Le logis des amours.

Qu’il est vain et désuet le mot de dandy trop jeune du cher poète Sylvain Royé mort pour nous à vingt ans à la Grande Guerre, auteur de poèmes exquis : « Comment se marier, dit-il, si on n’a pas deux cabinets de toilette ? »

— Mais en se lavant tour à tour, dirait M. de La Palisse à ce délicieux garçon qui se noie dans un verre à dents.

Qu’il ne soit pas grand le logis des amours. Un peu serrés on s’aime mieux. Des époux se sont désunis pour avoir fait deux chambres en augmentant leur situation. Diminuer les charges c’est garder quelques libertés pour acheter des livres, faire un petit voyage, une fête du cœur, pour voir un spectacle exaltant. Respect à l’esprit avant la guenille.

Mais si Monsieur peut avoir son bureau à la maison il le lui faut. L’amour a bien compris pourquoi.


Avant les noces.

Des mères trop fines ne parlaient plus à leur fille le soir des noces du secret de la paire. La mère entendant sa fille pérorer en bravache à tort et à travers au sujet du couple, la croyait informée. Erreur. La vierge avait entendu tout sauf le nécessaire.

Je citerai donc le seul avertissement qui m’ait semblé indispensable. Je ne vois rien à y changer :


Les jeunes mariés vont partir
pour une destination voisine mais inconnue. Pierre a vingt ans, Jeanne dix-huit et ils vont là comme à la fête.

La mère de Jeanne (38 ans) : — Allez-y comme à la vie. Le marié sort. Jeanne : « C’est vrai, tu sais, je crâne par venette. J’ai pu te paraître avertie. Mais le fait est là : je ne sais rien. Je voudrais ne pas avoir l’air trop bête. Parle-moi. On m’a dit qu’il y avait un secret assez dur pour la première nuit. »

La mère : « Si on te l’a dit, tu en sais assez pour ne pas te croire infirme. Tu aimes, n’est-ce pas ? On ne le sait qu’à l’heure de tout laisser pour un ? »

Jeanne : « Oui. »

La mère : « Alors de quoi me parles-tu ? N’es-tu pas fière de donner surtout si le don coûte un peu le premier soir et quelque autre parfois. Ne souffres-tu pas dans les jambes et dans les reins quand tu restes une heure sur tes talons Louis XV devant la glace pour draper une robe sur toi ? Et de quoi ne souffrons-nous pas ? Est-il un dur effort acharné, véhément qui ne blesse d’abord ton inertie ? »

Jeanne : « Oui, mais… »

La mère : « L’amour n’est pas naturel à la femme ; mais l’homme épris a tôt fait de l’y incliner,et deux jours après, tout s’arrange mieux que tu ne l’espères. Alors je te répète, de quoi me parles-tu ? Parlons d’amour et laisse-toi porter. Un seul mot : ne subis rien que ce que tu désires. Tout le reste est servage. »


Et que la mère de Jeanne
dise au jeune mari avant qu’il emmène la petite épousée :

« Je dois vous confier, mon ami, que c’est la première semaine de l’union qui régie la santé des femmes. Ballottée de courses, de formalités, de fatigues, usée d’angoisse passionnelle, des cent travaux de la coquetterie pour faire le trousseau, harassée par l’installation, Jeanne ne doit devenir femme que parvenue dans le coin de paix où ses émotions pourront se déplier et s’épanouir en vous. Voyagez, fleuretez ferme en route, puis reposez votre femme d’abord. Et nichez-vous pour ce que Sévigné appelait la consommation. »

Pierre sourit devant les disciplines du bonheur auxquelles il n’avait pas songé et le voici promu le grand frère d’ardeur.

La mère grave, inquiète :

« Je parle de santé, je parle de bonheur. Un cher gaillard dûment épris, a tôt fait de démolir une vierge s’il ne se fait pas aussitôt la mère de sa femme et ne borne pas d’abord son plaisir à nous la mettre en joie et en chansons, à lui faire des joues bien élastiques. Plus tard vous saurez cela de tendresse. Je n’interviens que pour avancer l’heure et pour vous dire aussitôt ce que vous n’auriez su sans moi qu’après dommages. Plus tard le doux cuir féminin subira mieux l’assaut et se fera plus résistant.Il s’agit de fortifier le terrain par la douceur. »


Et l’habitude du mari ?

« Dans le bon mariage, la femme doit apprendre, le mari doit oublier », écrit Suzanne Spezzafumo. Toi Jeanne, parle si quelque habitude du mari te contraint et qu’il change pour toi son habitude. Des sottes sont parties plutôt que d’expliquer. Explique.


Il n’y a pas de génération consciente ;
ou plutôt il n’y en a qu’une savante, lucide, inspirée, celle de la nature qui seule a tous les éléments de la question ; et vous n’en avez qu’un : ce que vous croyez être votre commodité. La nature seule connaît l’heure de vos santés. La première

heure est la meilleure, la plus chargée de sucs, de chances, d’avenir. Vos décisions artificielles et cérébrales, vos décisions de taupes, en gênant les projets de la nature, n’organisent sûrement que la mort.

Il faut préméditer l’enfant comme l’amour. Il faut y aspirer pour qu’il soit beau. Il faut y aspirer sans cesse pour s’aimer seulement, pour que la femme s’ouvre toute à la vie et pour être tous deux nourris de plénitude. Il ne faut pas le comploter, plus qu’il ne faut le repousser. On ne combine pas l enfant : on se l’inspire.


Quelle émotion divine
lorsque, enfants encore, ces époux aux yeux de bleuets, faits humains par leur fils, l’enveloppent de soins souples, enchaînés, accordés ! Ils ont enfin, par le petit, acquis le battement perpétuel de l’amour, de l’élan soutenu et la chaleur du nid. Rien en eux n’interrompt plus l’amour. Ils sont sortis des saccades célibataires et chacun ne frémit plus que du sort des trois.

Le mari, le père enfant y est encore plus séduisant. Bonté de l’homme, tu fais trembler d’aise la nature engourdie. Le cœur des femmes se fend sous le plaisir de voir un jeune père et qui comprend son rôle. L’homme vraiment bon l’est au delà de ses forces et la famille et l’attendrissement lui refont chaque jour les forces nécessaires.

Les fatalités du conjoint.

Nous serons toujours obligés de nous y soumettre[23]. Mais tout nous réussit pourvu qu’on s’en soucie à deux et que, dans l’intervalle séparant, on fasse à la volée — par la séduction — du mot et du regard, des organes d’étreinte.


SOUMISSION AU PLUS HAUT DESTIN
CONDITIONS DU GÉNIE


Ce qui doit disparaître aux époques sévères, c’est la fatuité, les petites vanités qui nous fermaient le chemin du génie, c’est-à-dire notre plus haut destin. Les maîtres sont modestes. Le génie est lyrique c’est-à-dire fervent. Il n’admet que des humbles de cœur. L’abandon, le désistement de l’homme aux mains de Dieu reste le signe chrétien posé sur la nature ; c’est que la soumission met l’homme dans l’atmosphère translucide du génie, tandis que l’amour-propre dont firent état les moralistes, bouche de sa carcasse le seul de l’autre où se donne la vérité comme l’amour.

Le brasier (j’ai nommé le génie, l’art, la passion) n’admet que l’humilité éclairée. Il fond, il fracasse toutes les vanités.


La France est le peuple loyal
et droit par excellence. « Dès la gare, me dit un beau romancier hongrois : Pogany, je notai, par contraste

avec les nations faites, machinées de figure que la France reste la limpide. Seule elle a le visage nu, l’âme lisible sur la face. »

On a médit de la France. Elle est claire, mais ardente à prendre sa passion pour la réalité. La famille est jalouse étant passionnée.

Les alliances se forment. Les préférences sont là. Elles sont génératrices de drames. L’enfant adore les vainqueurs de la famille. Il n’entoure que celui qui réussit. Et là l’iniquité se lève. Les plus grands morts de la lignée ne sont pas les plus honorés.

Bref, une assemblée au moins par an s’impose, où la famille, elle qui fait la cité[24], jugulera la passion et remettra ses membres dans le sens de la justice du cœur. Elle honorera publiquement ceux qui auront porté le plus haut le sens familial, la protection de l’âme, de l’esprit, de la valeur de la tribu.

Dans la famille primitive d’Australie, c’est grâce aux cérémonies religieuses qui réunissaient les tribus éloignées à époques régulières, c’est grâce à ce centre fervent que s’affirma leur unité sociale. Nous manquons d’unité sociale. N’y a-t-il pas là une idée ? Essayons de la mettre au monde :


Les Assises de la famille.

Chaque famille française aussi étendue que possible à tous les cousinages, pourrait avoir ses Assises le 1er janvier après le repas de fête pour commencer fructueusement l’année, et une fois avant l’été pour consacrer et inspirer les vacances, créatrices de beaux liens.

Comme tenue sociale, on pourrait y examiner, d’abord ce qui aurait pu être acquis dans l’année par l’influence de la famille heureuse pour la famille nombreuse et besogneuse, notamment dans l’ordre que j’indiquai plus haut. Et l’on pourrait s’entendre pour faire aboutir par action personnelle les mesures les plus salubres.

Quant à la tenue morale elle serait surtout agissante. Je vais y arriver.

Pour la tenue verbale, les Assises de la famille ne seraient nullement un tribunal punitif. Elles seraient consultatives en des cas de conscience difficiles. Elles seraient conseillères d’activité, de justesse dans le bien et viseraient à gagner de vitesse le combat pour la vie sur l’inertie, la veulerie, le laisser-aller, l’acagnardise, la routine.

Comme l’examen de valeur des enfants, les Assises des adultes et des petits seraient présidées par un couple qui ne serait pas fatalement des époux et dont chacun serait nommé à main levée par l’assemblée quand l’un des deux serait malade ou viendrait à mourir[25].

À chaque assemblée le président, la présidente, tour à tour, se serviraient des succès remportés par le groupe pour le bien public et des faits d’actualité pour prouver que le bien, que le bonheur d’un peuple, ce combat contre l’inertie, veut une énergie impliable. Rien n’est plus mal reçu que lui car chacun veut dormir. Au lieu de laisser somnoler le bien, les Assises de la famille l’électriseraient par l’exemple. La jeunesse saurait enfin où il est ; par ses vertus agoniques[26] d’émulation elle viendrait à y voir le sport par excellence le seul qui, au lieu d’une coupe, remporterait un bien-être pour la race et l’individu. Et l’effort de notre belle jeunesse cesserait de se perdre au vent, à la compétition en dépense tragique et plus vaine que toute vanité : essoufflement et lésions contractées et vouées à quoi ? À des rivalités de coqs ! Tandis que dans le monde en réfection tout peut être tenté avec effet pour le bonheur pourvu qu’on ne laisse pas en passer l’instant. Qu’aux Assises de la famille on sonne la cloche d’alarme du bonheur, de la valeur en prières qui supplient la jeunesse de ne plus les laisser à l’abandon !

Je vais examiner à vol
d’oiseau quelques-uns des cas d’invention du bien — il veut tant d’imagination — qu’il s’agit de faire acclamer par un public de même sang, c’est-à-dire prêt par l’amour à renchérir par fougue juvénile sur les plus beaux exemples qu’on lui donne.

Et quand la fièvre du bien sera née nous n’aurons plus qu’à la laisser agir.

Après ce rappel à la mission d’ardeur salvatrice, les Assises combattront les opinions jalouses ou passionnées en citant au tableau d’honneur ceux qui auront fait le plus par rang de services rendus, pendant le semestre ou l’année, pour le prestige ou la prospérité de l’arbre familial. Qu’il ne s’agisse plus ici d’éclat, de séduction, de réussite quoique la considération ajoutée y doive trouver place ; mais d’efforts effectifs, au secours de l’un ou de plusieurs parents, salut opéré par celui qui entraîne les autres.

Comment l’émulation ne s’étendrait-elle pas bientôt à tous les vaillants ? Comment nier la force, l’appui qui en naîtrait ?

Le parent brillant, le puissant, le vainqueur cesserait d’émerveiller la jeunesse quand elle verrait que c’est à ce vieux cousin de condition obscure, mais adroit et zélé que la plus belle fille de la maison a dû d’épouser le ministre estimé.

La fillette charmante restée seule à quinze ans pour élever ses cinq frères et sœurs dont un nourrisson de dix mois et qui s’en tire à la joie de tous serait largement applaudie et aidée. Et qu’il le soit, l’industriel qui obtient le plus de fougue au travail parmi ses ouvriers, celui qui a rappris au salarié à étreindre sa tâche comme une femme aimée, ainsi que fit à travers les âges notre exquis artisan français.

Qu’on prime les enfants qui se disputent à qui assurera les courses, le service de l’aïeule impotente. Un ban pour ceux qui n’ont pas borné le devoir à la nichée, et qui — de vitesse — ont gagné, le temps et le moyen d’assister la tante paralysée. Dans l’action continue seule on trouve le pouvoir d’en ajouter. Les oisifs eux ne sont jamais libres pour d’autres. Nous donc, les écrasés de bon travail joyeux, par l’entraide multiplions la vie.

Non sans garder pieusement le loisir en commun, où, par l’effusion, se refont nos courages. Qu’un grand mort de la lignée soit évoqué à chaque audience avec ses hauts mérites, et la séance sera mise sous son nom.

Si l’un des nôtres entrait dans une voie néfaste
quel serait le rôle de ces Assises ?

Il s’agirait de rattraper l’égaré, d’envisager son drame avec respect, d’écouter ses raisons, de lui parler sans blâme, puis de provoquer un mouvement d’épaulée de chacun pour le tirer de là, de telle façon que, la famille, le cernant de chaleur, remettrait tout en place avant que la vengeance peut-être, chez ; une femme ou un mari trompé et laissé seul devant le ressentiment, en fasse, par un crime, la proie de la justice.

Ainsi, de vitesse toujours, nous aurions sauvé la famille d’une tache et déchargé les tribunaux.

Que jamais la présidente
ne quitte ces Assises sans dire aux femmes, elles qui sont les mœurs, ceci ou son équivalent :

« Toi, femme, demande-toi beaucoup. Tu n’as jamais approfondi toute une peine d’homme ni la vertu sans frein dont il serait capable avec un peu d’assentiment profond chez la femme qu’il aime, ni sa bonté si tu voulais l’animer toute ! L’amour seul peut déchaîner la valeur.

« Élève-toi jusqu’à la foi de l’homme. Prends conscience du vertige d’honneur que tu dois lui rester.

« Soyons, Mesdames, la grande fortune
d’une vie d’homme,
leur bonne fortune, jamais. »

Et toi, chère patrie, sers-toi de tes femmes providentielles.

Le 1er juin s’il se peut, portons les Assises de la famille à l’orée d’un bois de France où les jeunes et les petits se serreront autour des aînés et des vieux pour être dignes de l’été.

  1. Joli mot de Saint-Simon qui dit si bien ce que je veux, et qu’on devrait garder.
  2. Cirer ses petits souliers, secouer ses habits, épousseter, que sais-je ?
  3. Voir Machiavel dans Le Souffleur de bulles, portrait en vers, par Alfred Mortier ; puis Machiavel, Pages choisies, par A. Mortier, avec biographies et Machiavel, pièce d’A. Mortier (1931).
  4. Éditeur : Messein, 19, quai Saint-Michel (1940), p. 43.
  5. Dans Plutarque, Œuvres morales.
  6. (Bergson).
  7. Marius vaincu (1910), Sylla, tragédie du pouvoir (1913) Mercure de France.
  8. Penthésilée (la grandeur féminine) (1923).
  9. Maître de sa joie (1902), ainsi que Monstres, etc. ; grand sensible il est aussi un mystique du rire. Le rire est chez lui créateur.
  10. Jules Verne, par Mme Allotte de La Fuye.
  11. La Dramaturgie de Paris, par Alfred Mortier (1917)
  12. En imitation de Mallarmé, de sa manie anglaise, lui qui disait : « Mieux doué j’aurais été plus loin. »
  13. Polti est l’auteur considérable de 36 situations dramatiques, de L’Art d’inventer des personnages, de L’Égaré, de L’Éphèbe, etc.
  14. Je constatai en 1936 à l’institut Mécanothérapique du Dr Guyot, à Lausanne, que trois jeunes filles (dix-neuf à vingt-deux ans), au retour d’un match éreintant, malgré leur parfaite santé, ne s’étaient pas relevées le lendemain, frappées de poliomyélite. Le surmenage avait-il dégagé le microbe ou l’avait-il déchaîné ?
  15. Paris rectifiera heureusement.
  16. Ernest Charles.
  17. Comme par exemple Le fumier social ou : La poubelle des mœurs.
  18. Unissez-vous pour le demander par centaines d’abonnés.
  19. Le Commandement d’amour dans l’art, par Aurel.
  20. Mais que les Français sont bons enfants, faciles par ailleurs et endurants ! Je les vis de 1914 à 18 non seulement s’accoutumer à descendre dans les caves contre les bombardements, mais toujours un boute-en-train plein d’esprit, à commencer par le mien, faisait de la cave un salon fort gai.
  21. Il me faut bien faire cet adjectif car il n’a pas d’équivalent.
  22. Être femme, c’est haut. À celles qui l’oublient, rapprends-le, mon garçon.
  23. Maladies, parenté, coutumes ou métier, faiblesse passagère.
  24. La famille sauva Rome de Carthage mieux outillée.
  25. La ville devrait désigner et ouvrir deux heures toutes les salles possibles à la famille pauvre pour se réunir.
  26. Au sens de combatives.