Paris : Louis-Michaud (p. 187-189).
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SAMSON



C’est le bourreau : Voltaire a dit que c’était au bourreau à écrire l’histoire des Anglais ; l’on pourrait dire de même que ce serait à Samson à écrire celle du règne de la terreur.

Quel homme que ce Samson ! impassible, il ne fit jamais qu’un avec le couperet du supplice. Il fit tomber la tête du plus puissant monarque de l’Europe, celle de sa femme, celle de Brissot, celle de Couthon, de tous les adverses, et tout cela d’un front égal ; il fit couler en ruisseau le sang mêlé des princes, des législateurs, des plébéiens, des philosophes. Si l’on a appelé un geôlier un verrou-animal, on peut appeler Samson la Hache-Guillotine. Il abat la tête qu’on lui amène, n’importe laquelle. Quel instrument ! quel homme ! il dut craindre de rester seul un jour dans Paris.

Que dit-il ? que pense-t-il ? A-t-il fait réflexion qu’il avait mis à mort tous les chefs des partis contraires : Charlotte Corday et Fouquier-Tinville, l’épouse de Roland et Henriot.

Je voudrais bien savoir ce qui se passe dans sa tête, et s’il a regardé ses terribles fonctions uniquement comme un métier. Plus je rêve à cet homme, président du grand massacre de l’espèce humaine, abattant des têtes couronnées sans froncer le sourcil, de même que celle du plus pur républicain, plus mes idées se confondent.

Il a vu la jeune fille à la veille de ses noces affronter le trépas avec plus de sang-froid que le fameux d’Estaing[1] qui avait rempli l’Europe des récits glorieux, de sa bravoure et de son intrépidité. Comment dort-il après avoir reçu les dernières paroles ou les derniers regards de toutes ces têtes coupées ?

En vérité je voudrais être dans l’âme de cet homme pour quelques heures ; j’y surprendrais peut-être quelques idées qui nous sont inconnues. Il a vu mourir dans l’ivresse le farouche Danton, dont tous les décrets sentaient le vin ; il a vu Robespierre et ses odieux satellites à leur dernier moment frémir, pâlir, suer de la terreur dont ils avaient glacé les Français : il eût coupé la tête à Condorcet comme à Marat. Que] singulier homme ! et son existence n’est pas un problème !

Il a entendu ces milliers de femmes furies applaudir avec des cris forcenés à cet épouvantable déluge de sang. Il dort, dit-on ; et il pourrait bien se faire que sa conscience fût en plein repos.

La Guillotine l’a respecté, comme faisant corps avec elle ; l’on ne s’est jamais avisé de condamner au feu la planche roulante qui amenait les victimes sous le tranchant fatal. Il est vrai qu’il ne fut point tout à la fois, comme l’exécuteur de la justice de Nantes, bourreau, président de société populaire, et témoin gagé pour déposer contre les prévenus. On ne se disputa point comme à Nantes le bonheur de l’avoir pour gendre ; on ne vit point comme à Nantes des personnes de tout rang et de tout état l’aborder d’un air caressant et presser amicalement ses mains sanglantes ; et les Parisiennes ne portèrent point à leur oreille, comme bien des femmes de Nantes, des Guillotines de vermeil.

Il reçut, dit-on, des excuses de la reine, lorsque, sur l’échafaud, elle eut posé par mégarde le bout de son pied sur le sien. Que pensa-t-il alors ? il fut longtemps payé des deniers du trésor royal : quel homme que ce Samson ! il va, vient comme un autre, il assiste quelquefois au théâtre du Vaudeville ; il rit, il me regarde ; ma tête lui est échappée, il n’en sait rien ; et comme cela lui est fort indifférent, je ne me lasse pas de contempler en lui cette indifférence avec laquelle il a envoyé dans l’autre monde cette foule d’hommes tant du premier que du dernier rang : il recommencerait si… et pourquoi pas ? N’est-ce point là son métier ?

Quand les charretées de ces innombrables victimes étaient traînées par trois ou quatre haridelles, comment ne s’est-il pas trouvé dans l’espace de quatorze mois quarante hommes déterminés, perçant le flanc des haridelles, et donnant ce grand signal de courage propre à le réveiller dans l’âme de leurs concitoyens ? Mais non ! tous les braves étaient morts ou aux armées ; et la terreur était telle que si l’on eût dit à un particulier : « À telle heure la charrette passera devant ta maison, tu descendras, et tu t’y placeras » le particulier aurait attendu la charrette, aurait descendu son escalier, et s’y serait placé ?

  1. Lieutenant-général des armées navales sous Louis XVI. Pour sauver sa tête, s’enrôla dans le parti de la Révolution et accabla la reine lors de son procès. N’en fut pas moins condamné à l’échafaud en 1794 et y monta avec la plus grande lâcheté.