Le naufrage de l’Annie Jane/Appendice/8

Le fidèle messager (p. 103-109).




JEAN-F. CORNU

1823-1891.

Né à Meudon, Suisse, monsieur Cornu arriva au Canada en 1853, après avoir passé par toutes les angoisses du naufrage de l’Annie Jane. Monsieur L. E. Rivard raconte ainsi la terrible expérience du vieux missionnaire : « Au moment où le navire s’emplissait d’eau, monsieur Cornu se trouvait dans le lit le plus élevé de la cabine et tout près du pont. Lorsque, à coups de hache, on eut fait une ouverture vis-à-vis de lui, l’eau l’avait déjà atteint. Il avait perdu tout espoir de salut et se préparait à la mort en priant Dieu. » (Citoyen du 26 novembre 1891)[1].

Arrivé au Canada il fut plusieurs mois sans pouvoir travailler. Cependant, dans l’automne de 1854, il commença à donner des leçons au collège de la Pointe-aux-Trembles. Il enseigna les éléments de la physique et les mathématiques. Il était, dit-on, bon chimiste et bon mathématicien.

De 1856 à 1859, monsieur Cornu occupe le poste de Ste-Élisabeth. Il enseigne dans une petite école et évangélise dans les environs. Il fait peu de bruit et ses rapports, à la Société franco-canadienne, portent le cachet de la concision et de l’humilité. D’ailleurs, il est bref en tout, un peu cassant peut-être, chose qui a nui à son travail et qui a été la cause de bien des chagrins dans sa vie. Par son caractère original et absolu, il s’est attiré bien des persécutions et s’est fait des ennemis. Cependant peu d’hommes eurent une soif plus intense de sympathie. Un serrement de main affectueux, un accueil bienveillant, un franc sourire provoquait tout un épanouissement sur cette figure anguleuse et creusée de rides. Il était bon. Malheureusement on interprétait mal ses allures un peu rudes.

À la fin de l’année 1859, il fut envoyé à Trois-Rivières et travailla là comme missionnaire pendant deux ans, après quoi les rapports ne font plus mention de lui. En 1868 cependant, il est encore à l’œuvre. Nous le trouvons à Acton où il est l’objet d’amères persécutions. Un jour, c’était le 22 février, le brave missionnaire s’arrêta dans le magasin de monsieur Horace Dubois pour y acheter quelques effets. Le marchand lui dit qu’il désirait se procurer quelques-uns de ses livres et le pria de revenir le soir. Monsieur Cornu y retourna vers les six heures.

— Montrez-moi vos livres, lui dit Dubois ; je veux en acheter pour les revendre… Attendez !… mon commis va venir en acheter aussi.

Le commis arriva et examina les livres. Pendant ce temps le magasin s’était rempli de monde. « Je vis bien, écrit monsieur Cornu, que l’on voulait me faire de mauvaises affaires. Je priai poliment le commis de me remettre mes livres. Pour toute réponse il ouvrit le poêle et les brûla. Ce fut le signal de la persécution. »

En effet, le missionnaire est grossièrement insulté et on le dépouille de ses Bibles pour les brûler. Voulant couronner dignement l’infâme complot, les fanatiques poussent Cornu dehors par la porte donnant sur la cour, disant « qu’un chien comme lui n’était pas digne de passer par la porte de devant. » Les jeunes gens suivent le missionnaire et le maltraitent impitoyablement. Un nommé Laberge, voisin de Dubois, entendant les cris, accourt sur la scène et empoignant le colporteur par le cou il le frappe de ses pieds.

Monsieur Cornu se réfugia tout sanglant chez un monsieur Morrisson. « Laberge me suivit jusqu’à cette maison, écrit monsieur Cornu, et me dit que ma vie était en danger, que je devrais partir sur le champ, que l’on voulait démolir la maison d’école où je devais prêcher. Je tins bon.[2] »

Monsieur le curé Ricard était, paraît-il, parmi les assaillants et riait aux éclats lorsque l’on frappait le pauvre missionnaire.

Le Courrier de St-Hyacinthe écrivait à cette occasion : « Un nommé Crochu, colporteur de Bibles, se plaint, amèrement, dans les colonnes du Witness, des citoyens d’Acton ! À l’en croire, ils l’auraient fustigé de la bonne manière et dépouillé de sa charge de livres. Allez donc après une pareille déconfiture, essayer d’évangéliser les nations ! »

« Pauvre Crochu ! »

Le plus à plaindre dans cette circonstance, n’était pas le zélé missionnaire mais bien le rédacteur du Courrier de St-Hyacinthe qui s’appliquait le stigmate de l’infâmie en sanctionnant le crime.


Depuis plusieurs années monsieur Cornu avait quitté l’œuvre missionnaire et habitait les États-Unis, se livrant aux travaux de la ferme. Il est mort en paix. Nul, plus que lui, n’avait le droit de répéter cette parole d’un vieux patriarche : « Les jours de mon pèlerinage ont été courts et mauvais. » Cependant, au milieu des orages de la vie, lorsque sa barque se heurtait aux écueils et que son cœur se remplissait d’amertume, il ne cessait de regarder en haut, confiant dans Celui qui a dit : « Ne crains point. »

J. Provost.

  1. La dernière partie, de ce récit n’est pas exacte. Voici ce que monsieur le pasteur Marc Ami, un des témoins oculaires de cette catastrophe écrit : « Je descendis avec monsieur van Buren pour voir si quelqu’un des nôtres ne se trouvait pas dans les cabines. En entrant dans notre cabine, nous y vîmes monsieur Cornu occupé à changer d’habits. Nous le croyions mort, l’ayant laissé couché dans un lit. Se trouvant dans l’alcôve supérieure, il avait pu échapper à la mort. Si nous étions restés dans cette cabine, pas un de nous n’eût péri… Nos effets étaient presque tous secs.” (Fidèle Messager du 25 novembre 1891, et le « Naufrage de l’Annie Jane. » page 43.)
    Éditeur.
  2. Voir l’Aurore du 13 mars 1868, et le Montreal Witness de la même semaine.