Le naufrage de l’Annie Jane/Appendice/3

Le fidèle messager (p. 65-68).

LETTRE DE MONSIEUR L. VAN BUREN.



Dordrecht, novembre 1853.

…Vers deux heures et demie, monsieur Vernier nous pria de nous lever, disant que nous étions en grand danger. Je pris mon manteau et je montai sur le pont. Je fus convaincu que notre dernière heure était proche. Le bâtiment, poussé par un vent terrible, couvert d’eau, entouré d’une nuit sombre, était près de se briser sur les rochers. Le capitaine faisait tout son possible pour retourner le navire et sauver les passagers. L’ordre fut donné de se diriger dans une baie de l’île Watersay… bientôt après le bâtiment heurtait contre les écueils.

Terribles furent les cris du désespoir des passagers qui se trouvaient dans l’entrepont. Nous étions sur le pont, mouillés, transis de froid et grelottants, nous tenant fortement à des cordes pour ne pas être jetés à la mer. Voyant que toute espérance de salut s’évanouissait, nous retournâmes dans notre cabine. Là je trouvai monsieur Kempf sa femme et ses deux enfants, assis sur le canapé avec la femme du capitaine Rose, noble et pieuse chrétienne. Aussitôt une forte secousse les lança tous du canapé au milieu de la chambre, et en même temps une lame d’eau remplit en partie la cabine. Messieurs Ami et Vernier étaient encore sur le pont mais ils descendirent avec nous, ainsi que le capitaine Rose. Ce dernier prit sa femme par la main et nous invita à le suivre dans sa cabine afin de nous unir dans la prière. Monsieur Vernier tomba à genoux et demanda à Dieu de nous donner le calme et l’assurance du salut, de nous pardonner tout le mal que nous avions fait durant notre vie, de nous donner l’esprit de soumission afin de pouvoir contempler Celui en qui nous croyons. Cette prière terminée, il me prit par la main et m’entraîna dans notre cabine où nous priâmes de nouveau pour sa femme et ses enfants. Ensuite nous retournâmes chez le capitaine Rose, chacun une chandelle à la main.

Pendant ce temps le bâtiment n’avait cessé de se briser sur les écueils et la paroi de la cabine se sépara, ce que je fis voir à monsieur Vernier.

La petite Kempf, âgée de dix ans, dit alors à son frère : « Dans peu de temps nous serons avec Jésus,… le bâtiment va enfoncer. » Au même instant le capitaine Mason entra et déclara devant Dieu qu’il était innocent de la mort de tout ce monde. À peine avait-il prononcé ces mots que le bâtiment se rompit en trois morceaux. La partie entre le premier et dernier mât coula à fond de suite. En même temps ce qui se trouvait sous nos pieds se brisa aussi, ce qui fit périr les passagers d’entrepont.

Dès que le bâtiment fut rompu l’eau entra avec force dans la cabine et renversa tout, éteignit les lumières et nous empêcha de respirer. Heureusement que l’eau se retira aussitôt et me permit de revoir pour la dernière fois ceux qui m’entouraient. La petite Kempf se trouvait entre moi et un coffre, sur lequel je la plaçai ; mais une deuxième vague la renversa de nouveau et me poussa dans la salle à manger. Ami, qui se trouvait contre la paroi de la cabine du capitaine Mason, fut poussé à travers la paroi dans la cabine et par une troisième vague il se trouva dans la même chambre que moi. Alors, il n’y avait plus de cabine : tout était renversé ; la chambre était remplie de toutes sortes d’objets et de cadavres sur lesquels on marchait. Après la troisième vague je me trouvai sur une table et sous les fenêtres, dont les carreaux étaient brisés ; mais la boiserie était encore entière et ne permettait à personne de sortir. Je la brisai avec la main et aidai ceux qui étaient devant moi. Ensuite je sortis aussi. Je me tins au gouvernail et je vis plus de cent personnes sur ce petit morceau de pont, se tenant les uns aux autres. Il était alors un peu plus de trois heures ; il n’y avait ni lune ni étoiles ; la mer nous couvrait à chaque instant ; le vent du nord nous gelait et fit périr plusieurs personnes sur le pont, de sorte que j’avais trois morts à mes pieds. C’est dans cet état que nous demeurâmes jusqu’à six heures. Alors les habitants de l’île vinrent à notre secours. Ils nous crièrent de jeter une corde. Un matelot s’avança sur un mât et lança une corde aux habitants qui s’avancèrent dans l’eau pour la prendre. Nous nous glissâmes donc l’un après l’autre sur le mât, et de là, en nous tenant à la corde dans l’eau, nous pûmes arriver à terre.

Monsieur Vernier a été enterré à Watersay par le pasteur de l’île de Barra. Monsieur Kempf et son fils sont dans le même cercueil, et sa femme et sa fille dans un autre.