Le naufrage de l’Annie Jane/Appendice/2

Le fidèle messager (p. 64-65).

LETTRE DE MONSIEUR JEAN CORNU.


…À minuit, on entendit de nouveau sur le pont la voix du capitaine et le bruit des matelots. Notre frère Vernier comprit aussitôt que le danger était loin d’être passé. À peine nous eût-il fait lever, que nous ressentîmes des secousses plus fortes qu’auparavant. Notre vaisseau était encore arrêté et échoué sur des écueils, au fond d’une petite baie en face de l’île de Watersay-Barra. Chacun attendait dans le silence le sort que le Tout-Puissant lui réservait. J’étais continuellement en prière. Je montai sur le pont : la mer couvrait le bâtiment par intervalle, il fallait se cramponner fortement pour ne pas être entraîné. Des matelots qui étaient à mes côtés, criaient de désespoir. Je leur dis de se confier en Dieu. Nous étions à cent pas de la terre, et tel était notre malheur que pas un moyen de sauvetage ne put être employé. Les chaloupes restèrent immobiles, jusqu’à ce que, détachées par les eaux, elles furent jetées en débris sur le rivage. Pas de feu et aucun moyen de nous faire remarquer. Ne pouvant plus y tenir, je descendis dans les cabines. Aussitôt des craquements se firent entendre et des cris de détresse nous arrivèrent de l’entrepont. Plusieurs passagers se réfugièrent, dans nos cabines. Ils étaient dans le plus triste état. Mes amis se réfugièrent dans la cabine d’un vieux marin de cinquante-trois ans de service. Les craquements recommencèrent ; ce furent les derniers. Je m’aperçus que notre vaisseau se brisait, puis je sentis qu’il s’enfonçait dans l’abîme. Mon lit s’écroula ; partout autour de moi des cris d’angoisse : j’étais dans une obscurité complète. J’attendis la mort en toute confiance. Je pardonnai à tous ceux qui avaient pu m’offenser : je recommandai mes parents à la garde bienveillante de Dieu et lui remis mon âme. Mais alors il m’accorda une délivrance que je n’espérais pas.

Au moment où je croyais les parois prêtes à se briser, Dieu me donna la pensée de faire un suprême effort pour me dégager de l’eau et des cadavres qui encombraient la cabine. Je m’échappai sur le pont par une fenêtre. J’y trouvai beaucoup de gens. Je vis que le navire était rompu en trois parties. La partie où nous étions émergeait au-dessus des flots. Il était à peu près deux heures de la nuit. Environ trois cent cinquante créatures humaines avaient perdu la vie. Grâce au reflux, nous pûmes gagner la terre en nous glissant le long d’un mât. Ma première pensée fut de rendre grâce au Seigneur.

On entendait le jeune Kempf, âgé de douze ans, s’écrier au moment de péril : « Papa ! papa ! nous mourons ! Nous allons vers le bon Dieu ! »