Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/07

Éditions Édouard Garand (p. 52-55).

VII

PERPLEXITÉS DE ZENON

On était au 3 octobre. La veille, Zenon avait dit à Magdalena :

— Sais-tu, Théo, j’ai envie de construire une aile à notre maison.

— Oui, mon oncle ? fit-elle, en souriant, car elle savait, depuis longtemps que son père adoptif avait la toquade des constructions.

— Tu ne me demandes pas à quoi servira cette aile, Théo ?

— Je me le demande à moi-même cependant, mon oncle ! Pourquoi une aile à La Hutte, qui me parait assez grande, telle qu’elle est ?

— C’est un atelier que je veux construire, en arrière, du côté est ; cet atelier me serait d’une grande utilité, vois-tu.

— Alors, oncle Zenon, construisez-vous en un ! Vous n’avez pas besoin de mon consentement pour ce faire, assurément ! dit Magdalena en riant.

— Sans doute que j’ai besoin de ton consentement, mon garçon ! Ça va t’ennuyer peut-être, d’entendre des coups de marteau, à la journée ?

— Oh ! Ça ne me fera rien du tout, répondit la jeune fille ; j’y suis habituée. Ne vous gênez aucunement pour moi, je vous prie, et construisez votre atelier.

— Séverin viendra demain et nous nous consulterons ensemble, lui et moi. Il a promis de m’aider, afin que tout soit fini pour la fin du mois.

Magdalena ne put s’empêcher de sourire, après que Zenon l’eut quitté ; avec sa manie pour les constructions, son « oncle » eut construit tout un village sur la Pointe Saint-André s’il l’avait pu, probablement.

Le lendemain fut consacré par les deux hommes, Zenon et Séverin nous voulons dire, à se consulter, à prendre des mesures, etc. etc. La porte conduisant à l’atelier serait percé, faite, puis posée tout de suite, et tandis que Zenon ferait cette porte, Séverin s’occuperait à se procurer le bois de construction nécessaire à la nouvelle aile.

— Séverin va me donner un maître coup de main, pour mon atelier, Théo, dit Zenon, ce soir-là.

— Tant mieux, mon oncle… Séverin est un bon ami pour nous.

— Tu l’as dit ! Séverin a le meilleur cœur qu’on puisse imaginer, et il nous est tout dévoué ; je trouve que nous sommes chanceux d’avoir un tel ami.

— Moi aussi, je trouve cela. Quand reviendra-t-il maintenant ?

— Demain peut-être… après demain, certain, et nous nous mettrons à l’ouvrage tout de bon.

Le lendemain, dans l’après-midi, alors que Magdalena était à terminer une croix en fleurs cirées, la dernière de la commande de l’entrepreneur de la Rivière-du-Loup, elle entendit parler Zenon, dehors. Séverin était arrivé et l’atelier serait probablement en marche bientôt.

La porte de La Hutte s’ouvrit. La jeune fille entendit, de nouveau, la voix de Zenon ; il disait :

— Il va falloir deux ou trois forts madriers. Je vais aller les chercher, si vous voulez bien m’attendre.

Elle entendit les pas de son père adoptif se diriger vers les bâtiments ; puis d’autres pas entrer dans la maison. Froufrou se mit à aboyer joyeusement.

— Bonjour, Séverin ! dit Magdalena, sans se retourner, ni même lever les yeux de sur son ouvrage. Excusez-moi si je vous reçois avec un tel sans cérémonie ; mais je suis si occupée et si pressée !

— Théo, mon petit ami, répondit une voix, tandis qu’une main se posait sur l’épaule de la jeune fille.

M. de L’Aigle ! s’écria-t-elle, rougissant et pâlissant, tour à tour. Oh ! M. de l’Aigle !

— Vous ne m’attendiez pas, mon petit ami ?

— Vous… vous aviez dit… la fin de septembre… balbutia Magdalena, avec, dans la voix, un tremblement qu’elle ne put maîtriser.

— C’est vrai, Théo, j’avais dit la fin de septembre, et nous n’en sommes pas bien loin, vous l’avouerez, n’est-ce pas ? dit Claude en souriant. Mais j’ai été plus longtemps absent que je m’y attendais… Si je suis en retard de quelques jours, il faut me le pardonner. Vous ne m’en voulez pas, je l’espère, mon petit ami ?

— Vous en vouloir !

— Non ; je vois bien que vous ne me garderez pas rancune… et nous sommes toujours amis, de bons amis, vous et moi, n’est-ce pas ? fit Claude en tendant la main à la jeune fille.

— Certes ! répondit-elle, en posant sa main dans celle de celui qu’elle aimait en secret.

— Je vois que vous êtes à confectionner d’admirables choses, dit-il, en désignant la croix de fleurs cirées, que Magdalena avait laissé choir sur la table, à l’arrivée de son visiteur. « Théo le fleuriste », c’est vous ?

— Oui, répondit-elle, en riant. Mais, comment savez-vous ?…

— J’ai vu de votre ouvrage, à la Rivière-du-Loup ; cependant, je n’étais pas absolument certain que ce fut vous « Théo, le fleuriste ».

— C’est Séverin qui a eu l’idée de me désigner sous ce nom, dit Magdalena en souriant ; il a cru que…

— Séverin ?… Un ami à vous et à votre oncle, sans doute ?

— Oh ! oui, l’un de nos amis. Il est le fils de cette pauvre Mme Rocques qui est décédée si subitement, tout dernièrement… vous vous en souvenez ? On a parlé de ce décès, au bal du Portage… son fils ayant été assassiné…

— Oui ! Oui ! Je me souviens !

— Séverin et mon oncle s’occupent, ensemble, de constructions. Nous sommes toujours contents de le voir, étant si isolés ici !

— L’isolement ne vous pèse pas trop, Théo ?

— Non… Je suis continuellement occupée, voyez-vous.

— Précisément. Il faut être très-occupé, ou bien avoir une toquade quelconque, pour trouver la vie tolérable, ici. Votre toquade, à vous, mon petit ami, je le devine, c’est… les fleurs. Est-ce que je me trompe ? Vous devez beaucoup aimer les fleurs, Théo ?

— Si j’aime les fleurs ! s’écria-t-elle. Je les aime toutes… les roses je les adore !

— Vraiment ?… Alors, nos goûts sont les mêmes ; moi aussi, j’aime les fleurs. Et les roses !… Quand je vous dirai qu’il y a deux grandes serres, à L’Aire, et que l’une d’elle ne contient que des roses…

— Seulement que des roses ?… Oh ! Ça doit être splendide !

— Il y a là des roses de toutes les nuances… J’ai, surtout, un spécimen de roses couleur saumon, qui sont… incomparables. Xavier, mon jardinier, est une perle, aussi !

En écoutant parler Claude, les yeux de Magdalena rayonnaient comme des étoiles… Que ça devait être beau L’Aire, quand ça ne serait que pour ses serres, surtout celle des roses !… Une serre entière remplie de roses !!

— Je vais étudier la botanique, cet hiver, confia-t-elle à Claude. J’attends, d’un jour à l’autre, un traité que mon oncle fait venir de Québec. Donc, la botanique va devenir ma toquade… Et vous, M. de L’Aigle, quelle est votre toquade… si vous en avez une ?

— Ma toquade, à moi, c’est l’astronomie. J’ai, à L’Aire, un observatoire, dans lequel je passe bien des heures de la nuit, souvent. Aimez-vous à étudier les astres, Théo ?

— Je ne les comprends pas, je l’avoue humblement. Mais, ça doit être une étude fort intéressante, l’astronomie ?

— Moi, je la trouve intéressante, bien sûr, répondit Claude en souriant. Il m’arrive souvent de partir pour des régions assez lointaines dans le but de faire quelques observations astronomiques, ou bien pour assister à quelque conférence sur ce sujet. Et puis, lorsqu’on annonce un phénomène atmosphérique, je vais l’étudier du plus près possible.

— L’astronomie, c’est la science dont l’origine se perd dans la nuit des temps, je sais, dit Magdalena, et c’est trop profond pour moi.

— Contentez-vous de la botanique, mon petit ami, conseilla Claude. La jeunesse et les fleurs… l’un ne va pas sans l’autre, ce me semble. Que je voudrais…

Ce qu’il eut voulu devait demeurer un secret, car, à ce moment, il se fit du bruit, dehors, puis la porte de La Hutte s’ouvrit assez brusquement.

— Qu’est-ce ? demanda Magdalena.

— C’est le piano qu’on est en frais de transporter ici, répondit Claude.

— Le piano ?… Ah ! oui, le piano !

Dieu sait pourtant si elle l’avait désiré ce piano ; mais, pour le moment, elle l’avait complètement oublié. Dans sa joie de revoir Claude, la question du piano était bien secondaire… Nous le répétons ; nous ne saurions trop le répéter : pauvre Magdalena !

Eusèbe et Xavier maniaient, tous deux l’instrument, qui, en somme, ne pesait pas excessivement. Zenon suivait les deux domestiques, apportant le banc du piano.

En entrant dans la maison, Zenon jeta sur Magdalena et Claude un regard quelque peu perplexe : de quoi avaient-ils bien pu causer, durant tout ce temps, ces deux-là ?… Il commençait à avoir certains soupçons concernant les sentiments de Magdalena envers Claude de L’Aigle… Il avait vu la jeune fille rêveuse parfois, triste, sans cause, souvent… Est-ce que la pauvre enfant entretiendrait des idées sentimentales à l’égard du propriétaire de L’Aire ?… Quelle sottise !… D’abord, il existait une grande différence d’âge entr’eux, et puis, comment Magdalena expliquerait-elle jamais à Claude la raison de son déguisement ?… Il lui faudrait lui expliquer pourquoi elle avait endossé le costume masculin… et cela l’obligerait à d’autres explications, presqu’impossibles à donner, à moins qu’elle fut résolue à dire qu’elle était la fille d’un mort sur l’échafaud…

Chose certaine, c’est que Magdalena avait l’air très émue, un peu énervée, dans le moment ; Zenon la vit, à plusieurs reprises, se mordiller les lèvres, et il connaissait la signification de cela… Instinctivement, ses yeux se portèrent sur Claude ; il le vit souriant, mais froid. Sans doute ! À quoi donc s’était-il attendu ?… Évidemment, M. de L’Aigle en imposait légèrement au petit pêcheur et batelier, et il n’était probablement pas sans s’en apercevoir… Eh ! bien, le propriétaire de L’Aire retournerait chez lui, tout à l’heure, et on ne le verrait qu’au printemps, lorsqu’il viendrait chercher son piano…

De ces diverses réflexions de Zenon, il ne faudrait pas conclure qu’il n’estimait pas Claude, ou qu’il oubliait le service rendu. Certes, non ! Seulement, sa première pensée était toujours pour Magdalena, la fille de son ami martyr, et par-dessus tout au monde, il la voulait heureuse.

— C’est un grand service que nous vous rendons, M. de L’Aigle, dit Zenon à Claude, en riant et désignant le piano.

— Disons plutôt que c’est un service que nous nous rendons mutuellement, M. Lassève ; c’est ce qui avait été entendu entre Théo et moi, vous savez.

— Dans tous les cas, ce sera une grande distraction pour le cher enfant, durant les veillées, qui sont déjà longues.

— Tant mieux, alors, tant mieux ! fit Claude.

— Désirez-vous fumer, M. de L’Aigle ? demanda Zenon. Je n’ai que du tabac canadien à vous offrir ; mais je vous l’offre de bon cœur.

Claude sortit deux cigares de la poche de son pardessus et en offrit un à Zenon.

— Essayez un de ces cigares, suggéra-t-il ; je les ai achetés à Québec, en passant, et je les crois bons. Je pense que leur saveur vous plaira.

— Tandis que vous allez fumer, tous deux, moi, je vais préparer du café. Le café sera bon, je le certifie, dit Magdalena ; c’est la recette d’Eusèbe, qu’il m’a donnée, alors que nous étions sur L’Aiglon… Je crois que vous aimerez aussi mes petits gâteaux, M. de L’Aigle.

— Ne vous donnez donc pas tant de peine mon petit ami ! fit Claude.

— Ça me fait plaisir, croyez-le.

Bientôt, le café était fait, puis servi sur une nappe en grosse toile bien blanche, sur le coin de la table.

Magdalena versa le café dans des tasses en pierre. Ce n’était pas la porcelaine fine, le verre taillé, les argenteries de valeur de L’Aiglon bien sûr : mais c’était ce qu’on avait de mieux à La Hutte.

Peut-être l’aristocratique M. de L’Aigle éprouva-t-il quelques frissons intérieurs lorsque ses lèvres devinrent en contact avec les tasses épaisses ; sans doute, il réprima avec peine d’autres frissons lorsqu’il se vit obligé de faire fondre le sucre, au fond de sa tasse, au moyen d’une cuillère en plomb. S’il en fut ainsi, il n’en laissa certainement rien paraître. Mais il trouva le café exquis, ainsi que les petits gâteaux, et il ne manqua pas d’en féliciter son « petit ami » ; après quoi il se leva pour partir.

— Vous partez déjà, M. de L’Aigle ?

Non, ce n’est pas Magdalena qui vient de parler ; c’est Zenon. Mais cette exclamation était sur les lèvres de la jeune fille ; si elle se tait, c’est parce qu’elle a le cœur trop gros pour pouvoir proférer même un mot.

— Il le faut, M. Lassève. Rien ne me serait plus agréable que de pouvoir prolonger ma visite, croyez-le ; mais, à cette saison, vous le savez, il faut compter avec la brume.

— C’est vrai… répondit Zenon.

À ce moment, Eusèbe entrait dans la maison, après en avoir reçu l’autorisation ; le domestique portait un paquet assez volumineux, qu’il déposa sur la table, puis il se retira.

— Ce sont les opéras et autres morceaux de musique qu’il y avait sur L’Aiglon. Théo, dit Claude, en désignant le paquet qu’Eusèbe venait de déposer. J’ai pensé que vous aimeriez à déchiffrer tout cela, ajouta-t-il en souriant.

— Oh ! Merci, M. de L’Aigle ! répondit Magdalena. J’espère cependant, reprit-elle, que vous ne vous privez pas de cette musique pour moi ?

— Pas du tout ! Pas du tout, mon petit ami ! Et maintenant, au revoir, M. Lassève ! Au revoir, Théo !

Il était parti !…

Magdalena essaya de se consoler en regardant le piano, en feuilletant la musique que Claude lui avait laissée ; mais rien ne pouvait la consoler, rien !

Et tandis que Zenon Lassève, dehors, chantait à plein gosier, tout en plantant des clous dans la porte qu’il était à faire pour son futur atelier, affaissée sur le siège qu’avait occupé Claude de L’Aigle, durant sa trop courte visite à La Hutte, Magdalena pleurait silencieusement.