Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/03/01

Éditions Édouard Garand (p. 41-42).

I

À PROPOS DE MONSIEUR DE L’AIGLE

Magdalena était seule dans La Hutte. Elle cousait. Dans une pièce de serge brune, elle se confectionnait un nouveau costume masculin. Son costume gris du printemps dernier avait vu de meilleurs jours, et il était temps qu’elle renouvelât sa garde-robe, ou plutôt son trousseau.

Le silence régnait dans La Hutte, silence qu’interrompait, de temps en temps, le bruit de coups de marteau, venant du dehors ; Zenon Lassève était en frais de construire un assez grand bâtiment, du côté ouest de sa maison, car il était résolu, plus que jamais, de s’acheter un cheval et une cariole pour l’hiver, et il prenait ses mesures en conséquence.

— Sais-tu, Théo, avait-il dit à Magdalena, la veille, que nous avons accumulé près de quatre cents dollars, cet été, à faire la pêche et à conduire les excursionnistes aux Pélerins ?

— Quatre cents dollars ! C’est beaucoup, n’est-ce pas, mon oncle ?

— C’est plus que je n’avais espéré, je t’assure ! Nous pourrons garder un cheval, l’hiver prochain, avec cet argent, je crois.

— Tant mieux ! fit la jeune fille. Ce sera une agréable distraction que des promenades sur la belle neige blanche.

Mais, tout en piquant l’aiguille dans l’étoffe, cet après-midi où nous la retrouvons, Magdalena se livrait à ses pensées. Elle songeait à des événements tout récents : leur voyage au Portage, alors qu’ils s’étaient égarés dans la brume, son père adoptif et elle : l’accident arrivé à leur chaloupe ; puis leur sauvetage…

Et puis encore, leur… sauveteur… Elle voyait la haute taille de Claude de L’Aigle ; ses cheveux blonds, ses yeux bleus très foncés, sa moustache dorée… Elle ne l’avait pas revu, depuis… et peut-être… peut-être que cela l’attristait un peu, plus qu’on serait porté à le croire… plus qu’elle le croyait elle-même…

Quelle réception princière leur avait été faite, sur L’Aiglon ! M. de L’Aigle les avait reçus comme s’ils eussent été de vieilles connaissances. Il s’était montré plein d’égards pour eux… surtout pour Magdalena, qu’il appelait : « Théo, mon petit ami ».

Après le souper, il les avait conduits dans un minuscule salon, contenant un piano, et quelle belle veillée ils avaient passée tous trois, Magdalena, Zenon et M. de L’Aigle. M. de L’Aigle était bon pianiste ; de plus, il possédait une belle voix, et puis, il avait, à bord de L’Aiglon tout un répertoire d’opéra. Lui et la jeune fille chantèrent ensemble des extraits de Mignon, de Faust, des Cloches de Corneville, de Carmen, etc., etc. Minuit avait sonné depuis longtemps, lorsqu’ils songèrent à aller se reposer.

Claude de L’Aigle avait conduit Magdalena à la porte d’un vrai bijou de cabine et dit :

— Je vous cède ma cabine, Théo.

— Oh ! non ! avait répondu Magdalena. Je ne peux pas m’emparer de votre cabine ainsi, M. de L’Aigle ! Les banquettes…

— Les banquettes sont bonnes pour des hommes forts et vigoureux comme M. Lassève et moi, avait répondu le propriétaire du yacht en souriant.

— Mais… Moi, je…

— Pardon, mon petit ami, mais, je vous ai entendu tousser, plus d’une fois, depuis que vous êtes à mon bord, et…

— Ce n’est rien cette toux, je vous l’assure ! s’était écriée la jeune fille ; ce n’est qu’une sorte d’enrouement passager qui m’est resté, depuis que j’ai eu une inflammation des poumons, le printemps dernier.

— Raison de plus, pour que vous ne passiez pas la nuit au grand air ! répondit Claude. D’ailleurs, reprit-il en souriant, sur L’Aiglon, je suis le maître, après Dieu, et il faut m’obéir mon petit ami.

— Puisque je suis obligée d’obéir, avait dit Magdalena, souriant à son tour, je n’ai qu’à me résigner, après tout. Bonsoir donc, M. de L’Aigle ! Bonne nuit ! Bons rêves, et… merci !

Quelle nuit paisible elle avait passée, dans le lit confortable et moelleux, occupant presque tout l’espace du bijou de cabine, ne s’éveillant qu’assez tard, le lendemain matin.

Lorsqu’elle sortit de la cabine, elle vit que, sur le pont, la table était mise pour le déjeuner, et Eusèbe était là, l’attendant pour la servir.

— Vous avez bien dormi, je l’espère, M. Théo ? demanda le domestique.

— Merci, Eusèbe, j’ai dormi, sans m’éveiller, même une fois. Où est… où sont… les autres ; je veux dire, M. de L’Aigle et mon oncle ?

— Ils sont débarqués sur l’île, M. Théo. Nous allons essayer de renflouer votre chaloupe, vous savez.

— Ah ! oui ! fit la jeune fille. Notre pauvre Mouette ! Sans doute, ils ont besoin de vous, Eusèbe ?

— Oui, M. Théo, ils ont besoin de moi ; mais M. de L’Aigle…

— Allez leur aider alors, commanda-t-elle, en souriant. Moi, je n’ai pas besoin de vous, Eusèbe ; je m’arrangerai bien tout seul.

— Si vraiment vous pouvez vous passer de mes services… commença le domestique.

— Je m’en passerai très bien.

— Alors, j’y vais. Vous trouverez tout sur la table, M. Théo, et…

— Est-ce vous qui avez fait ce café, Eusèbe ? avait demandé la jeune fille.

— Mais, oui, M. Théo ! Est-ce que…

— Il est exquis, exquis ! Jamais je n’en ai bu de pareil. Vous me donnerez votre recette, n’est-ce pas ?

— Avec plaisir, M. Théo ! avait répondu Eusèbe, assurément très-flatté.

— Allez maintenant ! J’espère que vous réussirez à renflouer La Mouette.

— Nous y réussirons, j’en suis convaincu.

Et ils avaient réussi. À ce moment, La Mouette, bien réparée et peinturée de frais, se balançait au bout de son amarre, non loin de la maison. Mais ça n’avait pas été une petite affaire que le renflouage de la chaloupe, et ce ne fut que vers les deux heures de l’après-midi que L’Aiglon avait pu débarquer ses passagers en face de La Hutte.

Près de trois semaines s’étaient écoulées, depuis ces événements… On n’avait plus revu M. de L’Aigle, ni son yacht, même de loin…

Deux larmes s’échappèrent des yeux de Magdalena et tombèrent sur l’étoffe sombre qu’elle cousait ; on eut dit deux grosses perles. M. de L’Aigle avait été si bon, si bon pour le petit pêcheur Théo, et hélas ! pauvre Magdalena ! À part de Zenon Lassève et Mme d’Artois, personne ne l’avait aimée, personne même chez les plus charitables, les mieux intentionnés, une sorte de défiance, de mépris envers la « fille du pendu »…

En revanche, le propriétaire de L’Aiglon avait été parfait pour elle, oui, parfait. Il n’était donc pas surprenant qu’elle pensât à lui souvent et qu’elle aimât à revivre les heures passées à bord de son yacht… Sans cesse, elle revoyait son sourire aimable et bon… quoiqu’un peu énigmatique peut-être, lorsqu’il adressait la parole à son « petit ami »…

Une chose avait grandement étonné Magdalena pourtant. Lorsqu’elle et son père adoptif étaient revenus chez eux, après leur séjour sur L’Aiglon, Zenon avait dit à la jeune fille :

— Nous n’avons pas à nous plaindre de la réception que nous a faite M. de L’Aigle, hein, Théo ?

— Certes, mon oncle ! avait-elle répondu. Il nous a reçus princièrement !

— Comme devait le faire, il est vrai, tout parfait gentilhomme, avait achevé Zenon. Les naufragés recueillis à son bord, avaient, en quelque sorte, droit à ses attentions. Tout de même, M. de L’Aigle nous a reçus comme si, nous aussi, nous habitions un château, ajouta-t-il en souriant.

— Mon oncle, fit Magdalena, toute songeuse, il doit bien s’ennuyer en son domaine L’Aire, M. de L’Aigle. Il demeure là seul, avec des domestiques, nous a-t-il dit.

— Je présume cependant qu’il trouve le moyen de se distraire, tout comme nous le faisons, nous. Il possède, nous a-t-il dit aussi, une splendide bibliothèque, des serres superbes ; et puis, il est musicien. Avec tout cela il n’a aucune raison de s’ennuyer, ce me semble.

— Tout de même, c’est une vie joliment monotone, pour un jeune homme, ne trouvez-vous pas, oncle Zenon ?

— Je n’appellerais pas M. de L’Aigle « un jeune homme » Théo, dit Zenon en souriant.

— Comment ? Que voulez-vous dire ? M. de L’Aigle n’est pas jeune ?

M. de L’Aigle ne verra plus ses trente-cinq ans, je crois, cher enfant.

— Allons donc !

— Il a l’air beaucoup plus jeune que son âge, tu sais, Théo, M. de L’Aigle est grisonné aux tempes et…

— Vous me surprenez, oncle Zenon ! Vraiment, je n’en reviens pas ! Ne vous trompez-vous pas ?

— Non, je ne me trompe pas. Si M. de L’Aigle était brun, on verrait immédiatement ses cheveux gris ; mais une chevelure blonde cache, souvent, une multitude de cheveux gris ou blancs.

— Je le répète, je n’en reviens pas ! s’écria Magdalena.

— Crois-le, Théo, notre voisin n’est pas loin de la quarantaine… s’il l’a pas dépassée déjà.

Toute à l’étonnement qu’elle venait de ressentir, Magdalena fut longtemps silencieuse, puis elle demanda :

— Mon oncle, aviez-vous déjà vu M. de L’Aigle quelque part… avant que nous l’apercevions sur L’Aiglon, hier, je veux dire ?

— Si je l’avais déjà vu ? Mais non ! Pourquoi me demandes-tu cela, Théo ?

— Parce que, lorsque je l’ai aperçu, moi j’ai eu l’impression de ne pas le voir pour la première fois…

— Vraiment ? fit Zenon. Eh bien, tu l’auras peut-être vu soit au Portage, soit à la Rivière du Loup… Il a souvent affaire au Portage, nous a-t-il dit.

— Ça se peut que je l’aie vu au Portage, répondit-elle. Mais, chose certaine, c’est qu’hier, ce n’était pas la première fois que je voyais M. de L’Aigle, je l’affirme… Je ne sais si nous le reverrons… ajouta-t-elle, songeuse.

— Ce n’est guère probable… et il serait préférable, je crois, que nous nous disions que nos relations avec le propriétaire de L’Aire sont finies pour toujours, Théo.

— J’espère que non pourtant… murmura Magdalena, d’une voix légèrement tremblante.

Zenon Lassève jeta sur la jeune fille un regard perçant, puis, ayant secoué la tête d’un air assez triste, il sortit de La Hutte en soupirant.