Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/02/10

Éditions Édouard Garand (p. 36-38).

X

LE RÉSULTAT D’UNE IMPRUDENCE

Près de deux semaines se sont écoulées, depuis les événements racontés dans le précédent chapitre.

Quoique nos amis fussent allés à la pêche presque chaque jour, qu’ils eussent, plus d’une fois, traversé des excursionnistes aux Pèlerins et qu’ils fussent allés deux fois au Portage, ils ne revirent qu’une fois et de loin, le yacht qui les avait tant intéressés… ou, du moins, qui avait tant intéressé Magdalena.

La jeune fille essayait d’oublier qu’ils avaient des voisins ; d’ailleurs, à quoi bon penser à ces gens qui ne s’occupaient pas d’eux, qui paraissaient vouloir les ignorer complètement même ?

Un matin, Magdalena étant sortie de La Hutte de bonne heure et ayant jeté un regard autour d’elle, eut une exclamation de profond étonnement. Elle appela Zenon immédiatement :

— Mon oncle ! Ô mon oncle !

— Oui, Théo ! Je viens !

— Vite, mon oncle ! Vite !

— Qu’y a-t-il ? demanda Zenon, lorsqu’il fut arrivé auprès de sa fille adoptive.

— Voyez donc ! s’écria-t-elle. Les Pèlerins… Où sont-ils ?… On dirait qu’ils se sont engloutis sous les flots, durant la nuit !

— C’est la brume, mon enfant, répondit Zenon, la terrible brume. L’automne n’est pas bien loin maintenant ; il s’en vient vite, hélas !

— Mais… C’est… c’est lugubre cette brume, mon oncle ! Quand se lèvera-t-elle ? Sera-ce ainsi toute la journée ?

— Non, oh ! non. Vers les neuf heures probablement, lorsque le soleil aura pris de la force, la brume se dissipera. Mais, Théo, finies sont les excursions aux Pèlerins maintenant !

— Pourquoi donc ?

— Parce que la brume est la chose la plus dangereuse qu’on puisse imaginer, mon garçon. Sans avertissement aucun, elle se lève soudain et nous enveloppe de sa mante ouatée… Alors, si nous sommes sur l’eau, nous pouvons nous considérer perdus.

— Ô ciel ! C’est épouvantable ce que vous me dites là ! s’écria Magdalena.

— Épouvantable, tu l’as dit, Théo. Impossible de se diriger, dans la brume, et on pourrait s’en aller, à la dérive jusque… jusqu’au golfe, sans même s’en apercevoir, excepté quand il serait trop tard. Ou bien encore notre chaloupe se briserait contre quelque rocher, contre les Pèlerins même, ou contre cette pointe où nous sommes en ce moment, puis nous coulerions à fond, en quelques instants. Ainsi, comme tu le vois, j’avais raison de dire tout à l’heure : « finies nos excursions aux Pèlerins » ! pour cet été du moins.

— Alors, plus de promenades sur l’eau ? Plus de pêche à la ligne ? Plus de voyages au Portage ?

— Je ne veux pas dire exactement cela, répondit Zenon ; seulement, nous devrons, dorénavant, choisir nos heures. Entre dix heures de l’avant-midi et quatre heures de l’après-midi, il n’y a pas trop de risques à courir.

— Tant mieux ! s’écria la jeune fille. Ainsi, demain, nous irons au Portage, comme d’habitude ?

— Bien sûr ! Nous serons prudents, et tout se passera bien, tu verras. Vers les dix heures, cet avant-midi, nous irons à la pêche.

Ainsi que Zenon Lassève l’avait prédit, la brume se dispersa entre les neuf et dix heures de l’avant-midi, et Magdalena trouva admirable de voir le blanc rideau se lever et dévoiler, petit à petit, les Pèlerins et leurs environs, puis la pointe de la Rivière-du-Loup.

— On dirait une draperie, se levant lentement sur un splendide décor de théâtre, n’est-ce pas, oncle Zenon ? s’exclama-t-elle.

Fort impressionnée et enthousiasmée de ce qu’elle venait de voir, Magdalena, se retirant à l’écart, composa ce qui suit :

LE PÉLERIN

Quand je le vis, certain matin,
Dans une attitude mystique,
Vêtu de sa grise tunique,
Je l’admirai, le Pèlerin.

Qu’il me paraissait imposant !…
Il me sembla qu’une atmosphère
L’enveloppait étrangement.
L’enveloppait étrangement.

Voyez : le Pèlerin dévot,
Pour accomplir un vœu peut-être,
Comme le fit, jadis, le Maître,
Marche, sans crainte, sur le flot.

Où va-t-il le bon Pèlerin ?…
Qui dira vers quel sanctuaire
Il ira porter sa prière,
Ou chanter son pieux refrain ?…


Midi… Le soleil radieux
De ses rayons dorés éclaire
Du Pèlerin la route austère…
Je n’en puis détacher mes yeux.

J’aperçois des milliers d’oiseaux
Voltigeant autour de sa tête,
Chantant, comme en un jour de fête,
Un cantique étrange et sans mots.

Bientôt, il se mêle à ces chants
Une voix grondante, sonore…
Écoutez !… On l’entend encore…
D’où nous arrivent ces accents ?…

On ne le sait… Plus d’un prétend
Que, cette chanson monotonne,
C’est le Pèlerin qui l’entonne…
D’autres en accusent le vent.


C’est le soir… Le soleil couchant
De son rayon oblique irise
Du Pélerin la robe grise ;
Mais il y reste indifférent.

Les chers oiseaux, à pleine voix,
Chantent l’hymne du crépuscule
Tout près du Pélerin… Mais nulle
Est son émotion… Pourquoi ?

Je vous le dirai franchement :
Le Pélerin… il est en pierre ;
Ce n’est qu’un rocher solitaire,
Au beau milieu du Saint-Laurent.

Mais, quand je le vis, un matin,
Dans une attitude mystique,
Vêtu de sa grise tunique,
Que je l’aimai, le Pélerin !

Cependant vers les quatre heures de l’après-midi, il fut évident qu’on allait avoir encore de la brume. Lentement mais sûrement, elle se leva, et vers les cinq heures, tout le paysage environnant était caché sous ses denses replis. Une impression d’infinie tristesse s’empara de Magdalena ; mais elle réagit contre ce sentiment, car, elle le savait bien, si on voulait que l’isolement ne devînt pas intolérable, il fallait essayer de voir les choses toujours de leur bon côté, ou du moins, espérer de meilleurs jours.

Le lendemain matin, la brume persista jusqu’à vers les dix heures. Lorsqu’elle se dissipa enfin elle découvrit un firmament gris, estompé de nuages plus gris encore, presque noirs.

— Mauvaise journée pour aller au Portage, Théo ! dit Zenon, en observant l’horizon. Je crois que j’irai sans toi, si tu n’as pas peur de rester seul.

— Y aller sans moi ! Oh ! non, mon oncle ! Je n’ai pas peur de la brume assez pour me priver de vous accompagner au Portage. Je vous l’assure, et nous emmènerons Froufrou, comme d’habitude. N’est-ce pas, Froufrou que tu viendras avec nous ?

Le chien se mit à aboyer joyeusement et à tourner sur lui-même, comme s’il eut compris qu’il s’agissait d’une promenade et qu’on allait l’emmener.

— Comme tu voudras, Théo, répondit Zenon. Dans tous les cas, nous partirons immédiatement après le diner ; tiens-toi prêt. D’ici là, le temps va peut-être se décider à se remettre un peu.

Zenon eut bien envie de renoncer complètement à son excursion au Portage quand il vit comment le temps, ou plutôt le firmament se comportait. Mais il avait promis à l’hôtelier de lui apporter du poisson pour le lendemain, un vendredi, et il n’aimait pas à le désappointer. Quoiqu’il eut de beaucoup préféré ne pas emmener Magdalena avec lui ; d’un autre côté, il n’aimait pas la laisser seule à La Hutte.

Vers midi pourtant, le soleil se montra et une brise légère dispersa les nuages. On commençait même à entrevoir le fond bleu du firmament.

— Tiens ! Voilà le firmament qui se « décrasse » ! pour parler comme Séverin Rocques dit Zenon, en riant et s’adressant à Magdalena. Nous allons profiter du beau temps et partir immédiatement pour le Portage. Nous ne nous amuserons pas là, et nous reviendrons le plus tôt possible. Qu’en dis-tu, Théo ?

— Je suis de votre avis, oncle Zenon. Partons ! Ils partirent. Mais bientôt, il fut évident que le soleil n’avait voulu faire qu’une très très courte apparition, car il y avait à peine une demi-heure que Zenon et sa compagne naviguaient, quand le ciel se chargea de nuages, de gros nuages noirs et courroucés.

— Nous aurions infiniment mieux fait de ne pas partir, se dit Zenon.

Enfin, on arriva au Portage. Le poisson fut remis à l’hôtelier, puis nos amis se disposèrent à s’en retourner chez eux.

— Temps incertain, Lassève ! fit l’hôtelier, lorsqu’il eut remis à Zenon le prix demandé pour le poisson.

— Très incertain, répondit Zenon. Si ce n’eût été que je vous avais promis de vous apporter du poisson aujourd’hui, je ne me serais pas risqué sur l’eau.

— Vous feriez peut-être mieux de ne pas risquer de retourner chez-vous maintenant, conseilla l’hôtelier.

— Il le faut, répondit Zenon.

— Je vous garderai bien jusqu’à demain, tous deux, et pour rien encore, si vous préférez rester, Lassève, reprit l’hôtelier. Croyez-moi, vous faites mieux d’attendre à demain pour partir.

— Impossible ! D’ailleurs, je n’accepterais pas votre hospitalité gratuitement, dit Zenon, non sans fierté. Tout de même, je vous remercie de l’offre généreuse…

— Gratuitement, dites-vous ? Pas la miette ! Théo me dédommagerait en nous faisant un peu de musique, ce soir. Nous allons avoir de la danse et…

— Une autre fois, une autre fois, répondit Zenon. Encore merci, cependant ; mais, je le répète, nous préférons retourner chez-nous. Ce fut dit d’un ton final. Viens, Théo !

— Vous avez tort de partir, grandement tort ! leur dit l’hôtelier, au moment où La Mouette quittait le rivage, puis il rentra dans son hôtel en haussant les épaules.

Mais précisément au moment où la chaloupe quittait les abords de l’hôtel, le soleil parut, brillant et chaud (trop brillant, trop chaud, auraient pu dire à Zenon Lassève des personnes d’expérience). Cependant, ce soleil semblait rire et se moquer des craintes exprimées par l’hôtelier, et ses rayons mirent un peu de confiance au cœur de Zenon. Tout en maniant les avirons avec courage, il se dit qu’ils seraient vite de retour à la Pointe Saint-André et en parfaite sûreté à La Hutte.

— Mon oncle ! Ô mon oncle ! Voyez donc… Le gros poisson !

Magdalena indiqua, à sa droite, un point où l’eau était agitée.

— Où cela, Théo ?

— Là ! À votre gauche à vous, à ma droite à moi ! Oh ! Si vous vouliez diriger La Mouette de ce côté ! Nous ferions une excellente pêche. Nous avons nos lignes…

— Tu n’y penses pas, pauvre enfant ! L’important, pour nous, en ce moment, c’est de nous en aller tout droit chez-nous. Or…

— Le poisson ! Il vient encore de sauter ! cria Magdalena. C’est un gros, un énorme poisson ! Oh ! s’il vous plaît, mon oncle !

Zenon regarda dans la direction indiquée… et ce fut sa perte. Il vit en effet, que l’eau était très agitée, et même il aperçut distinctement deux poissons sortir, un instant, des flots. Cela lui parut irrésistible !

En un clin d’œil, Zenon eut préparé les deux lignes de pêche, et bientôt, leur chaloupe arrivait à l’endroit enchanté… ou plutôt, poissonneux.

Si Zenon Lassève eut eu plus d’expérience, il se serait bien gardé de se laisser tenter ainsi ; il eut su que, en cette saison, nul ne doit s’attarder, sans raison grave, sur le fleuve St-Laurent. La brume… Il avait essayé d’expliquer à Magdalena ce que c’était que la brume ; il lui avait parlé de ses multiples dangers ; cependant, jamais il n’avait expérimenté la chose, et il est bien vrai de dire qu’expérience passe science.

Ce fut une pêche extraordinaire qu’ils firent ; chacun d’eux prit cinq gros poissons. Il est vrai qu’il y mirent beaucoup de temps, beaucoup plus de temps qu’ils ne se l’imaginaient.

Un hurlement lamentable de Froufrou fit soudain lever la tête à Magdalena et aussitôt, une exclamation de surprise et de frayeur jaillit de sa poitrine.

— Qu’y a-t-il, Théo ? demanda Zenon. Elle ne répondit pas en paroles ; mais, d’un geste expressif, elle désigna l’alentour.

— La brume ! s’écria Zenon. Elle nous entoure de toutes parts !

— Ciel ! Ô ciel ! Qu’allons-nous devenir ? fit Magdalena.

— Hélas ! Hélas ! répondit Zenon. Nous sommes égarés dans la brume et, je le crains fort, c’en est fait de nous !

— Mon Dieu, ayez pitié de nous ! sanglota Magdalena, tandis que Froufrou à l’avant de la chaloupe, continuait à hurler lamentablement.