Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/02/07

Éditions Édouard Garand (p. 30-33).

VII

PÊCHEURS ET BATELIERS

— Mon père a fait bâtir maison,
Frigon don, dessus l’aviron !
L’a fait bâtir à trois pignons,
Tortille, morfille,
Arrangeur de faucilles,
Effileur de couteaux,
Rac’modeur de ciseaux,
Bonjour, Lutin !
Fringue fringue
Su’ l’aviringue,
Fringon don
Dessus l’aviron !

L’a fait bâtir à trois pignons,
Fringon don, dessus l’aviron !
Sont trois charpentiers qui la font,
Tortille, morfille,
Arrangeur de faucilles,
Effileur de couteaux,
Rac’modeur de ciseaux,
Bonjour, Lutin !
Fringue fringue
Su’ l’aviringue,
Fringon don
Dessus l’aviron !

— Vous avez le cœur gai, ce matin, mon oncle !

— Théo ! D’où viens-tu donc ?

— De par là…

— De par là, dis-tu, Théo ? Mais, où cela ?

J’ai trouvé l’eau si belle
Que je m’y suis baigné, chanta Magdalena.

— Ah ! Je vois… Mais, tu fais bien attention, n’est-ce pas ? demanda Zenon Lassève. Tu ne sais pas nager, ne l’oublie pas ; si tu arrivais dans quelque trou… Il y a le trou aux marsouins, non loin d’ici…

— Ne craignez rien, mon oncle. Je connais les bons endroits pour me baigner… Mais, je disais, tout à l’heure, que vous paraissiez avoir le cœur gai, ce matin. Je vous entendais chanter, de l’endroit où je me baignais.

— Sans doute que j’ai le cœur gai ! répondit Zenon, en souriant. Pourquoi pas ?… N’es-tu pas heureux, toi aussi, Théo ?

— Heureux ? Certes, je le suis ! Il n’est pas d’endroit au monde de plus beau, de plus pittoresque que la Pointe Saint André !

— Beau… pittoresque… Plus que pratique, je crois, fit Zenon en riant. Ces rochers …

— Puisque nous trouvons à gagner notre vie ici, mon oncle, pourquoi nous plaindrions-nous, je vous le demande ?

— Tu as raison, mon garçon ! Nous sommes devenus pêcheurs à la ligne, toi et moi ; de plus, grâce à notre chaloupe La Mouette, nous gagnons aussi beaucoup d’argent à conduire les excursionnistes aux îles Pèlerins, de temps à autre.

— Que pourrait-on désirer de plus… ou de mieux, oncle Zenon ? Et puis, depuis un mois seulement que nous sommes ici, nous possédons une bonne maison à nous…

— Une hutte, tout au plus…

— Mais, oui ! Notre propriété est connue sous le nom de La Hutte ; même les habitants de Saint André la nomment ainsi.

— Dans tous les cas, nous sommes propriétaires, et tant que durera l’été, nous n’aurons aucune raison de nous plaindre, bien sûr. L’hiver, par exemple, ce sera toute autre chose, je le crains fort.

— L’hiver, mon oncle ? Je ne redoute pas l’hiver.

— Non, sans doute ; mais c’est parce que tu es jeune et que tu es, naturellement, porté à voir tout en rose. Pourtant, l’hiver, ici, ça ne manquera pas d’être rude… pour ne pas dire ennuyant… À moins que…

— À moins que… quoi, oncle Zenon ?

— À moins que nous nous achetions un cheval, à l’automne.

— Un cheval ? Mais, mon oncle…

— Écoute, Théo ! Lorsque le fleuve St-Laurent ne charriera plus que des glaces, que nous ne pourrons plus nous livrer à la pêche, ni nous distraire par des promenades en chaloupe, un cheval et une voiture…

— Mais, il n’y a pas de chemin de voiture, même de piéton sur cette pointe !

— L’hiver, il y en aura un, car la neige nivelle tout, et l’été prochain j’en ferai un chemin, à coups de pique. Oui, un cheval, ça va nous devenir presqu’indispensable, l’hiver, et aussitôt que j’en trouverai un à acheter à un prix raisonnable, je le ferai. Je crois que nous allons faire joliment d’argent, cet été, tu sais, Théo, avec la pêche et ces traversées aux Pèlerins… D’ailleurs, il ne faut pas risquer d’être pris par l’ennui durant le long hiver.

— L’ennui ?… Pour ma part, oncle Zenon, je sais bien ce que je ferai durant nos longues soirées d’hiver ; je vais me livrer à l’étude de la botanique. Peut-être même ferez-vous ces études avec moi ?

— Moi, Théo ? répondit Zenon en riant.

— Pourquoi pas ? demanda Magdalena. Et puis, pour chasser l’ennui, mon oncle, j’ai ma mandoline, que vous m’avez achetée, à la Rivière-du-Loup, pour remplacer celle que j’ai dû laisser à G. …

— Ah ! s’écria Zenon, si j’avais pu t’acheter aussi un piano, pour remplacer celui que tu as laissé, au village, là-bas ! Je suis sûr que tu t’ennuies souvent de ton piano, hein, Théo ?

Une ombre légère parut, un instant, sur le visage de Magdalena ; mais, presqu’aussitôt, elle sourit, afin de ne pas peiner son père adoptif.

— Ma mandoline me suffit, dit-elle. Et voyez comme elle m’est utile, non seulement à me distraire, mais pour satisfaire le caprice de ceux que nous traversons aux Pèlerins. Vous le savez, plus d’un excursionniste m’a demandé déjà d’apporter ma mandoline, afin d’en jouer et de chanter, durant la traversée ; cela leur donne, disent-ils, l’illusion d’être en gondole et de se promener à Venise. Et Magdalena rit d’un grand cœur.

— Oui, c’est vrai, répondit Zenon, en riant, lui aussi.

— Théo ! Théo ! Aie ! Théo !

C’est un appel, venant du côté opposé à l’endroit où se tenaient Magdalena et Zenon ; c’est-à-dire, du côté du village de Saint-André.

— Des excursionnistes aux Pèlerins, sans doute, fit Zenon.

— Oui, je viens ! répondit la jeune fille.

Escaladant sans peine les rochers, elle arriva bientôt à l’endroit d’où lui était parvenu l’appel.

— Tiens ! Bonjour, Séverin ! fit-elle, en portant la main à sa casquette. Qu’y a-t-il pour votre service ?

Séverin Rocques était un homme du village de Saint-André ; en plus d’une occasion déjà, il avait donné aux habitants de la pointe des preuves d’intérêt et d’amitié, et même, un jour que Zenon et Magdalena étaient allés au village, par affaire, il avait insisté à les garder à souper chez lui. Séverin était célibataire ; il vivait seul, dans une maisonnette proprette, avec sa vieille mère.

— Ce sont ces dames qui désirent aller aux Pèlerins, répondit-il, en désignant deux maigres et sèches Anglaises, qui venaient de franchir le rocher sur lequel se tenait Magdalena.

— C’est vous être Théo, le batelier ? demanda l’une de ces dames.

— Oui, Madame, répondit Magdalena, tout en échangeant un regard avec Séverin, qui riait dans ses barbes.

— Au revoir, Théo, mon garçon ! Et bonne chance ! dit Séverin, qui, aussitôt, se dirigea vers le village de Saint-André.

— Au revoir, Séverin ! Et merci ! fit la jeune fille.

— Vous conduire nous à les îles Pèlerins ? demanda l’une des Anglaises. Mon amie, Miss Grant, et moi, nous vouloir y aller à ces îles ; nous le vouloir, oh !

— C’est bien, Madame, nous vous y conduirons, mon oncle et moi, répondit Magdalena. Veuillez me suivre, vous et Miss Grant.

— Vous apporter le mandoline à vous, Théo ?

— Oui, certainement, si vous le désirez.

— Et vous en jouer, du mandoline, et chanter aussi pour nous ?

— Certainement, si ça peut vous faire plaisir.

— Oh !… Cela rappeler à nous Venise, où nous être allées l’année dernière. Eh, Miss Grant ?

— Yes ! Yes !

On le sait, ce n’était pas la première fois que Zenon Lassève conduisait des excursionnistes aux Pèlerins ; lui et son « neveu » étaient devenus bateliers, aussi bien que pêcheurs à la ligne.

La traversée, aller et retour, se fît agréablement. Le soleil était radieux ; il n’y avait pas un souffle de brise, et La Mouette glissait doucement sur les eaux bleues du fleuve St-Laurent. Magdalena, assise à l’arrière Froufrou à ses pieds, amusait Miss Grant et sa compagne en chantant et s’accompagnant sur sa mandoline.

Il était sept heures du soir, lorsqu’on revint à la Pointe Saint-André. Un billet de banque d’assez haute dénomination paya amplement les bateliers pour leur peine.

— Tu dois être fatigué, Théo ? demanda Zenon Lassève, alors qu’ils étaient à table, ce soir-là.

— Pas trop, mon oncle ; un peu seulement. Mais je suis si heureux ici, que je ne ressens presque jamais de fatigue.

— Tu te reposeras demain, car il est assez rare que nous ayons des excursionnistes aux Pèlerins deux jours de suite. Vers les quatre heures de l’après-midi seulement, nous irons à la pêche. Après demain matin, jeudi, je dois livrer trois douzaines de poissons à l’hôtel du Portage, comme tu le sais.

— C’est bien, nous essayerons de persuader le poisson de se laisser prendre, répondit, en riant, Magdalena. Mais, demain avant-midi, j’ai une petite excursion, de projetée… Si vous désirez m’accompagner, mon oncle…

— Une excursion, dis-tu ? Où cela, mon garçon ?

— Je veux escalader ce rocher, dit-elle, en désignant une sorte de cap qu’on pouvait apercevoir de fort loin.

— Théo, dit Zenon, je suis toujours si inquiet lorsque tu t’aventures trop loin…

— Il n’y a pas d’inquiétude à y avoir à mon sujet, oncle Zenon.

— Ces rochers, pourtant… ils sont glissants comme des miroirs, à certains endroits. Or, une chute…

— Ne craignez rien, mon oncle ! J’ai le pied solide comme… comme un chevreuil. Je veux tant voir ce qu’il y a par delà cet immense rocher !

— Ce qu’il y a ?… Je puis te le dire, moi, et t’épargner une difficile ascension, fit Zenon en souriant. Par delà cet immense rocher, il y a… des rochers, et encore des rochers ; voilà tout.

— Qui sait ?… murmura Magdalena.

Le lendemain matin, vers les neuf heures, après avoir fait le petit ménage de La Hutte, Magdalena se prépara à partir pour son excursion.

Elle était bien modeste La Hutte, construite par Zenon Lassève, à l’extrémité de la pointe Saint-André. Elle n’était que d’une seule pièce, grande, il est vrai et toujours d’une extrême propreté, avec son plancher peinturé en jaune, sur lequel étaient tendus deux chemins de catalognes. Une table solide et stationnaire ; deux bancs, de chaque côté de cette table ; deux armoires, dont l’une pour la vaisselle et l’autre pour le linge ; deux lits, dont un, à l’avant de la pièce et l’autre à l’arrière ; ce dernier caché par des portières durant la nuit, car c’était là la chambre à coucher de Magdalena.

Comme on le voit, très rudimentaire était aussi l’ameublement de La Hutte que Zenon avait confectionnée lui-même. Il y avait, cependant, deux meubles très-confortables : un fauteuil et une chaise berceuse ; dans le fauteuil, Zenon Lassève passait bien des veillées, à écouter Magdalena lui faire la lecture à haute voix, ou bien à jouer de la mandoline, tout en se berçant doucement dans sa chaise berceuse.

La Hutte « tournait le dos » au village Saint-André. La porte d’entrée avait donc vue sur le fleuve St-Laurent. Cette porte, vitrée du haut au bas, et trois longues et larges fenêtres, laissaient libre accès au soleil, à la lumière, et permettait le regard de s’étendre dans toutes les directions.

Il était neuf heures et demie, lorsque Magdalena, accompagnée de Froufrou, partit pour son excursion. Inutile de dire si Zenon lui avait fait des recommandations, avant son départ, et s’il la suivit des yeux aussi longtemps qu’il le put, lorsqu’elle fut partie.

Malgré son amour des aventures, Magdalena dut s’avouer à elle-même que le chemin était difficile, très difficile, par endroits. Plus d’une fois aussi, elle se vit obligée de revenir sur ses pas, de redescendre un rocher difficilement escaladé, pour aller au secours de Froufrou.

— Ô Froufrou ! s’écria-t-elle, à un moment donné, et s’adressant à son chien, comme si elle eut senti le besoin d’entendre sa propre voix, au milieu du silence qui l’entourait. Ô Froufrou ! Si j’avais su que tu serais si maladroit, si malcommode, que tu ne pourrais pas escalader les rochers, sans mon aide, je t’aurais laissé à la maison !

Mais le chien fit une mine si déconfite, aux reproches de sa jeune maîtresse, que celle-ci ne put s’empêcher de le prendre dans ses bras et de lui donner un baiser, sur le front, entre les deux yeux ; la paix était faite.

Enfin, elle atteignit le sommet du rocher, et aussitôt, ses yeux se portèrent vers La Hutte, qu’elle distinguait bien, de l’endroit où elle se trouvait. Zenon, occupé, en arrière de sa maison, leva soudain la tête et aperçut Magdalena. Il lui fit des signaux avec son chapeau et la jeune fille se hâta de lui rendre.

Zenon vit ensuite sa fille adoptive se tourner du côté du fleuve ; longtemps, elle contempla les flots, les Pélerins, la pointe de la Rivière-du-Loup…

Tournant le dos au fleuve, tout à coup, elle regarda le village de Saint-André, après quoi, tournant le dos à La Hutte, elle regarda longtemps, longtemps du côté opposé. Zenon la vit s’avancer sur l’extrême bord du rocher, se pencher, comme si elle eut observé attentivement quelque chose, puis, faire un geste de profond étonnement.

Aussitôt, elle quitta hâtivement son point d’observation et revint, presque courant, vers La Hutte.