Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/02/05

Éditions Édouard Garand (p. 27-29).

V

PREMIÈRES ÉTAPES

Ils marchaient d’un bon pas, car ils voulaient, à tout prix, être loin de G…, au lever du soleil. Froufrou les précédait ou les suivait, tout joyeux, mais n’aboyant pas, comme s’il eut compris que ce n’était pas le temps de faire du bruit.

Deux heures durant, ils marchèrent ; mais bientôt, Zenon Lassève s’aperçut que son « neveu » ralentissait le pas. Pauvre Magdalena ! Elle relevait d’une grave maladie et ses forces n’étaient pas encore tout à fait revenues, inutile de le dire.

Vers une heure et demie du matin, ils parvinrent à proximité d’un village. Ils résolurent de s’arrêter et se reposer un peu ; ce serait folie d’essayer de procéder plus loin, pour le moment, Magdalena étant presque totalement épuisée.

Ils s’assirent sur le bord du chemin, puis, après s’être restaurés un peu, Zenon alla à la découverte. Il ne fut pas longtemps absent ; bientôt il revint et dit à Magdalena :

— Théo, j’ai découvert que nous sommes tout près d’une gare. Si tu ne crains pas de rester seul, j’aimerais aller faire une petite promenade dans la direction de cette gare.

— C’est bien, allez mon oncle, répondit-elle. Je n’ai pas peur ; Froufrou veillera sur moi, tout en me tenant compagnie.

— D’ailleurs, ce n’est qu’à quelques pas d’ici. Un appel de toi, et je reviens illico.

— C’est fort bien ! Allez, mon oncle !

Il fut absent un quart d’heure à peu près. Lorsqu’il revint, il dit, s’asseyant auprès de la jeune fille :

— Comment aimerais-tu faire le reste du trajet en wagon, Théo ?

— Le reste du trajet, mon oncle ? demanda-t-elle, en riant. Mais, d’abord, où allons-nous ?

— Ma foi, je n’en sais rien, répondit Zenon, riant à son tour.

— Et puis, en wagon, nous serions vus et reconnus, je le sais. Non, c’est impraticable, selon moi.

— Écoute, dit Zenon. Il ne s’agit pas de prendre un train de passagers, mais un train de marchandises.

— Un train de marchandises ? Je ne comprends pas votre idée, mon oncle. Nous ne serions pas admis et…

— Admis ! Bien sûr que non !

— Alors ?…

— Nous prendrons passage à bord, sans en demander permission ; voilà ! Il y a, à cette gare dont je viens, un train de marchandises, arrêté, pour réparations. Par une conversation que j’ai surprise entre les hommes de section, je sais que le train repartira dans moins d’une heure. Il se dirige vers la Rivière-du-Loup…

— La Rivière-du-Loup ! Si loin que cela ! Oh ! Quel bonheur de s’en aller si loin de G… ! Si, seulement, c’était possible ! s’écria Magdalena.

— C’est possible, Théo. Si tu veux avoir confiance en moi, suivre toutes mes instructions, sans hésiter, dans deux jours, trois au plus, nous serons à la Rivière-du-Loup, ou, du moins, dans ses environs.

— Je suivrai fidèlement vos instructions, promit-elle.

— Je suis parvenu à briser les scellées de l’un des wagons, reprit Zenon Lassève ; c’est un wagon fermé et j’ai vu qu’il contenait trois boîtes à piano seulement. En usant de précautions, nous pourrons prendre place dans ce wagon, sans qu’on s’en doute. Mais, je t’en avertis, Théo, ça ne sera pas précisément gai ce voyage que nous allons faire… dans ce wagon fermé il fera noir comme sous terre.

— Qu’importe, mon oncle ! Je suis prête à tout risquer, si vous le désirez.

— Alors, partons immédiatement ! Nous avons des provisions de bouche pour trois ou quatre jours et, en passant, j’ai rempli d’eau le bidon qui devait nous servir à faire du thé. Prends le chien dans tes bras, afin qu’il n’aboie pas, et apporte ta petite valise ; moi, je me charge de mes propres bagages et du bidon.

— Je suis prête à vous suivre, répondit Magdalena.

— Lorsque nous serons arrivés au wagon, continua Zenon, j’y monterai, d’abord. Ensuite, tu me tendras mes bagages, les tiens, et le chien, puis tu monteras dans le train ; je t’y aiderai. Allons ! Et marchons à pas de loup.

— Il y a certainement quelques risques à courir ; cela, je l’avoue. Mais, si nous étions découverts, il ne me resterait qu’à payer notre passage. Tu sais que je porte sur moi plus de trois cents dollars. Allons !

Nous l’avons dit déjà, la nuit était très noire. Depuis près d’une heure, il tombait une petite pluie fine, bien désagréable, et Magdalena se réjouissait à la pensée d’être bientôt à l’abri.

Un seul fanal éclairait la plate-forme de la gare. Le wagon fermé dont Zenon Lassève avait parlé, était assez éloigné de ce fanal pour qu’il n’y eût pas de danger, pour eux, d’être aperçus ; de plus, c’était du côté opposé de la porte du wagon en question que travaillaient les hommes de section.

Tout se passa ainsi qu’il avait été convenu, entre Zenon et Magdalena. Mais, lorsque la porte du wagon eut été refermée et qu’il fit noir comme sous terre, la jeune fille ne put s’empêcher de crier.

— Ô ciel ! Quelle obscurité ! s’écria-t-elle. Je ne pourrai jamais endurer cela, jamais !

— Chut ! fit Zenon. Suis-moi, ajouta-t-il, en s’emparant de la main de sa compagne.

Il l’entraîna à l’extrémité opposée à la porte du wagon, dont le plancher était recouvert de paille, et quand il l’eut fait asseoir auprès de lui, il lui dit tout bas :

— Sois brave, Théo, je te prie ! Nous ne serons pas condamnés à l’obscurité complète, d’ailleurs, car, j’ai vu deux fanaux accrochés au mur de ce wagon, et je ne doute pas qu’ils soient remplis d’huile. Aussitôt que le train se remettra en mouvement, j’allumerai l’un de ces fanaux. Pour le moment, gardons-nous de faire du bruit… et vois à ce que Froufrou n’aboie pas.

Le temps leur parut long ; mais enfin, le train se remit en marche. Aussitôt, Zenon se dirigea vers l’autre extrémité du wagon, s’éclairant au moyen d’allumettes et bientôt, il atteignit les fanaux. Oui, ainsi qu’il l’avait espéré, tous deux contenaient de l’huile ! Quelle chance !

En un clin d’œil, l’un des fanaux fut allumé, ce qui suscita une exclamation de joie, de la part de Magdalena.

— De la lumière, enfin ! dit-elle, en souriant, quand Zenon fut parvenu auprès d’elle. Quel bienfait que la lumière, n’est-ce pas, mon oncle ?

— C’est certainement moins lugubre, plus gai ainsi, Théo.

— Je me sentais toute triste, reprit-elle ; mais voilà que je me remets à envisager l’avenir avec plus de confiance… grâce à ce fanal allumé.

— L’important pour toi maintenant, je crois, fit Zenon Lassève, c’est de dormir. Heureusement, le plancher de ce wagon est couvert de paille, dont je vais te faire un bon lit, bien propre, bien moelleux. Tiens, ajouta-t-il, au bout de quelques instants, tu seras couchée, là-dessus, comme une reine.

Magdalena fut bientôt endormie, tandis que son père adoptif, tout en fumant sa pipe, se livrait à ses pensées et essayait d’ébaucher des projets d’avenir… Le train se dirigeait vers la Rivière du Loup… dans les environs de cette ville, il y aurait sûrement moyen de gagner sa vie… Il y avait cela de commode, pour un « homme à tout faire » ; c’était que ses moyens de subsistance l’accompagnaient toujours et partout où il allait… Il ne regrettait pas d’avoir quitté G… et chose certaine, Magdalena ne le regretterait jamais, elle non plus… Si seulement ils savaient, tous deux, où le sort les entraînait…

— Il est une chose certaine cependant, se disait-il, c’est que nous devrons avoir quitté ce wagon, avant que le train arrive à la Rivière du Loup. Tout ce que je demande, c’est que nous soyons favorisés par l’obscurité ; en plein jour, ce serait presqu’impossible pour nous de descendre du train sans être vus… Quelle heure peut-il bien être ? se demanda-t-il tout à coup. Ah ! Il est déjà neuf heures ! Neuf heures du matin… ajouta-t-il ; nous devons être bien loin de G…

Une heure plus tard, Magdalena s’éveillait en sursaut.

— Oh ! fit-elle, en se frottant les yeux. Je ne savais plus où j’étais… J’ai rêvé… J’ai fait le rêve le plus épouvantable, mon oncle !…. J’ai rêvé qu’on m’enterrait vivante… J’entendais tomber les pelletées de terre sur mon cercueil… Ô ciel ! Quel bonheur que de vivre !

Un train de marchandises n’est pas aussi régulier qu’un train de passagers ; à tout propos, celui sur lequel Magdalena et son père adoptif avaient pris passage s’arrêtait, ou bien était mis sur une voie d’évitement.

À neuf heures du soir, le train fit un assez long arrêt. Zenon Lassève, au moyen d’un tourne-vis, qu’il prit dans sa valise, qui contenait plus d’outils que d’articles de toilette, ouvrit, d’un cran, la porte du wagon et regarda dehors.

— Nous sommes arrêtés à Lévis, dit-il, en retournant auprès de Magdalena.

— À Lévis ? Déjà !

— Oui, déjà. Et, Théo, si le train continue son chemin, nous devrions être à la Rivière du Loup vers les deux heures du matin.

Pourrait-on demander mieux ? En se guidant sur sa montre, Zenon calculerait facilement le temps, et au dernier arrêt que ferait le train, non loin de la Rivière du Loup, lui et Magdalena en descendraient, et ils ne risqueraient pas trop d’être vus.

En fin de compte, on ne fut que dix minutes à Lévis. Le train s’étant remis en marche, Zenon, les yeux sur le cadran de sa montre, comptait les heures.

Enfin, vers une heure et demie du matin, le train s’arrêta de nouveau ; on approchait de la Rivière du Loup.

Debout près de la porte du wagon, les bras chargés de leurs bagages et de Froufrou, nos amis attendirent leur chance. Soudain, Zenon se pencha et dit à sa compagne :

— Viens, Théo ! C’est le temps !