Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/02/03

Éditions Édouard Garand (p. 23-25).

III

CI-GIT MAGDALENA CARLIN

Il y avait à peu près dix minutes que Magdalena était rendue dans sa chambre à coucher, dont elle avait eu la précaution de fermer la porte à clef, quand elle entendit des piétinements et des murmures de voix, dans la salle, en bas. Des gens curieux, peut-être sympathiques, étaient arrivés, dans l’espoir de revoir, une dernière fois, dans son cercueil, la « fille du pendu ». Mais, celle-ci savait que son père adoptif ferait bonne garde et qu’il inventerait une raison quelconque, pour refuser d’ouvrir le cercueil.

— Pauvre « père Zenon » ! se disait Magdalena. Que je le plains ! Oui, je le plains de tout mon cœur ! Par quelles transes, par quelles angoisses il va passer, d’ici à ce que le cercueil soit bien et dument enterré !… Mais, il le fallait ! Dieu veuille que tout se passe, sans accident ! Oh ! Combien il me tarde de voir revenir le « père Zenon » de l’église, du cimetière ! Alors seulement, je serai retirée d’inquiétude…

Il devait y avoir une assez grande quantité de gens, en bas, car les piétinements augmentaient, et les voix parvenaient jusqu’à la chambre où Magdalena s’était retirée.

Bientôt, les piétinements devinrent plus distincts… puis, des pas lents et pesants s’acheminèrent vers la porte d’entrée : on allait partir pour l’église.

Bien cachée, derrière des rideaux de mousseline épaisse, la jeune fille se hasarda à regarder par la fenêtre. Elle vit les gens se former en procession. Soudain, toutes les têtes se découvrirent, car venaient d’apparaître Jacques Lemil et son fils Pierre, portant le cercueil. L’église n’étant pas loin de la maison, le « père Zenon » n’avait pas jugé à propos de louer le corbillard, pour les funérailles de Magdalena.

Ah ! Le voilà le « père Zenon » ! Il sort le dernier, car il a dû prendre la précaution de fermer à clef la porte de la maison, après s’être assuré que tout le monde en était parti.

Magdalena vit défiler ses propres funérailles… Elle vit le cortège pénétrer dans l’église… Elle entendit la cloche tinter lentement le glas…

Elle n’était pas sans comprendre, certes, la gravité de ce qu’ils avaient fait, elle et son père adoptif… Elle savait bien qu’ils péchaient, tous deux, contre la loi humaine… et la loi divine… Ce service qui se chanterait, dans quelques instants, sur un cercueil vide… Quelle moquerie, et combien cette moquerie devait déplaire à Dieu !

— Mon Dieu, pria-t-elle, puissent les chants et les prières qui se disent sur un cercueil vide, en ce moment, s’élever vers vous en supplications, pour le repos de l’âme de mon bien-aimé père !

Cette courte prière la consola un peu.

Quittant sa fenêtre ensuite, elle s’agenouilla et récita le rosaire, après quoi, s’étant assise, elle attendit…

Tout à coup, la cloche de l’église tinta ; c’était le libera.

Magdalena se leva et s’approcha, de nouveau, de la fenêtre. Bientôt, elle vit le convoi se dirigeant vers le cimetière, qui était en arrière de l’église et qu’elle ne pouvait conséquemment pas apercevoir, de sa chambre… Le dernier acte du plus émouvant des drames allait se dérouler dans le cimetière : le cercueil, sensé contenir les restes mortels de Magdalena Carlin, serait, dans quelques instants, descendu dans une fosse et recouvert de six pieds de terre…

Des larmes coulaient, pressées, sur les joues de la jeune fille… Elle songeait aux terribles émotions par lesquelles devait passer son père adoptif, en ce moment… S’il survenait quelqu’accident !… Si, en maniant le cercueil, quelque chose arrivait… Ces deux morceaux de bois, par exemple, qui avaient été enroulés dans le traversin… s’il fallait, par quelqu’horrible malchance, qu’ils se fussent déplacés, dans le transport, de la maison à l’église, et qu’ils se missent à rouler dans le cercueil ! À cette pensée, Magdalena sentit ses cheveux se dresser sur sa tête et son sang se glacer dans ses veines.

— Ô Dieu tout-puissant, s’écria-t-elle, en joignant les mains, ne permettez pas cela, ne le permettez pas ! Ça serait si, si épouvantable, mon Dieu ! Ne le permettez pas ! Ne le permettez pas ! Je n’ai pas voulu vous offenser, mon Dieu, reprit-elle ; je désirais seulement me protéger moi-même. N’appesantissez pas votre main sur moi, je vous en supplie, Seigneur !

N’étaient-ils pas longtemps, bien longtemps, dans le cimetière ? Ne devraient-ils pas en être revenus maintenant ? Qu’y avait-il ? Bien sûr, quelque chose était arrivé… N’aurait-on pas eu le temps d’enterrer deux, trois cercueils ?… Oui, il devait être arrivé quelque chose… Et le « père Zenon », qu’adviendrait-il de lui, si quelque catastrophe était survenue ? Ce pauvre « père Zenon », qui avait tant essayé pourtant de combattre l’idée de sa fille adoptive ; celle de se faire passer pour morte… Ciel ! Pourquoi n’avait-elle pas eu la pensée de lier les morceaux de bois au traversin, au moyen de fortes cordes ? S’il fallait ! S’il fallait ! Car, elle ne pouvait plus en douter, lui semblait-il, il était arrivé quelque chose… Pas une âme ne paraissait, aux abords du cimetière… ils étaient tous auprès de la fosse… à regarder le cercueil… vide… et bientôt, une foule hurlante se dirigerait vers la maison ; on viendrait demander à la « fille du pendu » compte de sa conduite…

Elle crut qu’elle allait s’évanouir… Ses jambes se dérobaient sous elle… elle allait tomber…

Mais voilà qu’on quittait le cimetière, enfin ! Non, il n’était rien arrivé, car tous causaient entr’eux, puis se séparaient par petits groupes ; chacun retournait chez soi.

— Ô mon Dieu, soyez béni, mille fois béni ! s’écria Magdalena.

Voici le « père Zenon » ! Il s’en revient à la maison, mais il n’est pas seul ; Jacques Lemil et son fils l’accompagnent. Magdalena ne put s’empêcher de sourire tristement, car elle devinait bien que son père adoptif eut de beaucoup préféré n’être pas accompagné. Mais peut-être ces deux hommes n’entreraient-ils pas dans la maison ? C’était à espérer.

Dans tous les cas, comme d’autres personnes se dirigeaient du même côté que le « père Zenon » et les Lemil, et que, probablement, ils ne manqueraient pas de jeter les yeux sur la maison, de laquelle venait de sortir un cercueil, la jeune fille se retira de la fenêtre. Il ne fallait pas risquer qu’on l’entrevit, et quoique les rideaux fussent très épais et que le risque d’être vue n’était pas grand, on sait qu’un excès de prudence n’a jamais nui.

Jacques Lemil et son fils furent à peu près dix minutes dans la maison. Le « père Zenon » parlait, très fort, et Magdalena comprit pourquoi ; c’était pour l’avertir qu’il n’était pas seul.

Ces dix minutes que le marchand et son fils passèrent dans la maison, parurent longues comme dix heures à la jeune fille. Elle s’était assise sur son lit et elle n’osait pas bouger. Le moindre bruit, le moindre craquement du plancher la trahirait.

Soudain, elle porta la main à son cœur et elle sentit qu’elle pâlissait : il lui était resté une sorte de rhume, de sa dernière maladie et à chaque instant, une petite toux sèche lui venait. Elle sentit qu’elle allait tousser ! Ce serait terrible ! Que faire ?

Vite elle cacha son visage dans ses oreillers, ce qui étouffa le bruit qu’elle dut faire en toussant. Mais, n’avait-elle pas été entendue, d’en bas ?…

Craintivement, elle leva la tête et écouta… Mais, voilà qu’elle entendit le bruit de chaises remuées ; les Lemil se préparaient à partir… Quel soulagement pour le « père Zenon » ! Et pour elle, Magdalena ! Qu’ils avaient été longtemps ces deux hommes, et quel martyr avait dû endurer son père adoptif ; de quelle frayeur il avait dû être envahi !

— Tu as l’air épuisé, Lassève, totalement épuisé ! fit la voix de Jacques Lemil.

— Je n’ai pas dormi, depuis plusieurs nuits, vois-tu, répondit l’interpellé.

— Alors, tu ferais bien de déjeuner d’abord, puis de te mettre au lit et essayer de dormir. Tu finirais par tomber malade ; il n’est rien de pire que le manque de sommeil.

— Je suivrai probablement ton conseil, Lemil…

— Si j’étais toi, continua le marchand, je fermerais à clef les portes de la maison, afin de n’être dérangé par personne et je me coucherais le plus tôt possible.

— Merci, répondit le « père Zenon ». Ton conseil est sage, mon ami, et je vais le suivre.

— Au revoir, donc, Lassève !

— Au revoir, Lemil ! Merci de tes sympathies ! Au revoir, Pierre, mon garçon !

Enfin ! Enfin ! Ils étaient partis ! La porte de la maison venait d’être fermée… à clef ; de cela, Magdalena était bien sûre. Tout de même, elle ne bougea pas ; elle attendrait que son père adoptif montât la trouver.

Cela ne tarda guère. Elle l’entendit monter l’escalier, puis se diriger vers sa chambre.

— Magdalena ! fit-il, après avoir frappé à la porte.

— Oui, « père Zenon », répondit-elle, courant ouvrir.

— Il entra en chancelant. Son visage était blanc comme la mort.

— Ô mon Dieu, que ça été épouvantable ! s’écria-t-il, en se laissant tomber sur un siège et s’épongeant le front de son mouchoir.

— Pauvre petit père ! Pauvre, pauvre petit père fit Magdalena, entourant de ses bras le cou de son père adoptif et lui donnant un baiser.

— J’ai… J’ai failli trahir notre secret… je ne sais combien de fois, Magdalena, reprit-il. Il me semblait qu’on me soupçonnait… que sais-je ?… Je le répète, ma fille, ça été épouvantable !

— Mais tout s’est bien passé, n’est-ce pas ?

— Oui, tout s’est bien passé… et pour cela, que Dieu soit béni !… Mais, ma fille, aussitôt que faire se pourra, nous quitterons G….

— Je ne demande qu’à partir alors ? Ce soir ?

— Demain soir… Attendons à demain soir, voulez-vous ? J’ai quelques préparatifs à faire… vous aussi, petit père… Oui, nous partirons demain soir, aussitôt que tombera l’obscurité.

— Demain soir ; c’est entendu ! Vers les onze heures, nous partirons. À cette heure-là, le village est endormi depuis longtemps… En attendant, Magdalena, tu devras rester dans ta chambre à coucher… Je monterai tes repas ici… Ça ne sera pas gai pour toi ; mais, que veux-tu ?

— Ne craignez rien, je ne commettrai aucune imprudence. Et, quant à trouver le temps long, j’en doute, car je vais être fort occupée.

— Je descends préparer le déjeuner, dit le « père Zenon » en se levant. Au revoir, Magdalena. J’entends Froufrou qui demande qu’on lui ouvre la porte ; vais-je le laisser monter ici ?

— Oui ! Oui ! répondit, en souriant, la jeune fille. Froufrou me tiendra compagnie.

Le « père Zenon » descendit dans la salle, puis s’étant dirigé vers la cuisine, il ouvrit la porte à un petit chien épagneul, tout noir, tout frisé ; c’est Froufrou. En quelques bonds, il monta l’escalier et vint demander admission dans la chambre de Magdalena.

— Froufrou ! Cher beau Froufrou ! s’écria-t-elle. Viens me tenir compagnie… Mais, qu’allons nous faire de toi ?… Nous ne pouvons t’emmener avec nous… et nous partons demain… Demain… reprit-elle. Demain, nous quitterons pour toujours ce village !… Oh ! combien il me tarde de partir… de m’en aller loin, bien loin d’ici… à la grâce de Dieu !