Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/02/02

Éditions Édouard Garand (p. 21-23).

II

LE COMPLICE

En pénétrant dans la maison, le « père Zenon » jeta immédiatement les yeux sur le cercueil, et aussitôt, il enleva son chapeau, puis, s’étant agenouillé, il fit le signe de la croix et ses lèvres murmurèrent une prière.

Magdalena, de la garde-robe où elle s’était réfugiée et dont elle avait laissé la porte entr’ouverte d’un pouce ou deux, pouvait suivre tous les mouvements de son père adoptif.

Après avoir prié quelques instants, le « père Zenon » s’approcha de la table sur laquelle était le crucifix. Les cierges achevaient de se consumer ; il les remplaça donc par d’autres.

S’avançant ensuite auprès du cercueil, il croisa ses bras sur sa poitrine et sembla se livrer à de tristes et sombres pensées, car des larmes coulaient lentement sur ses joues. Il se demandait ce que serait sa vie, maintenant que Magdalena était morte… Chose certaine, c’est qu’il s’en irait de G…,… D’ailleurs, la chose avait été décidée entre lui et Magdalena, avant qu’elle tombât malade… Sa maison, au « père Zenon » était vendue à Jacques Lemil. Le marchand l’avait achetée pour son fils Pierre, qui venait de se marier avec Sylvie Dubien. La maison avait été vendue toute meublée et l’acquéreur en avait payé d’avance la moitié de la somme convenue entre eux : c’est-à-dire $500.00 ; la balance serait payée en dedans d’un an.

Tous, dans le village, savaient que le « père Zenon » devait partir, et maintenant que Magdalena n’était plus, on s’attendait à ce qu’il partît bientôt ; dans trois ou quatre jours, probablement. Il ne s’en était pas caché ; il s’en irait bien loin ; dans la province d’Ontario, chez son frère, qui demeurait près de la ville de Toronto…

Pauvre Magdalena ! dit-il, entre haut et bas. Pauvre chère petite ! Combien elle avait hâte de quitter le village, pour n’y jamais revenir ! Elle ne parlait que de cela, la chère enfant… Le fait est qu’elle n’était pas heureuse ici. Quoiqu’elle affectât toujours une grande gaité, en ma présence, je l’ai surprise, plus d’une fois, à pleurer en cachette… Il n’est rien de pire qu’un villageois, aussi, pour garder la mémoire des événements… Dans une ville, il y a longtemps que l’exécution de ce pauvre Arcade serait oubliée ; ici, c’est comme si ça s’était passé hier, et Magdalena en a toujours souffert. Oh ! La pauvre petite !

Le « père Zenon » alla vers une tablette, sur laquelle il prit une boîte d’allumettes, puis se dirigeant du côté de la cuisine, il s’assit auprès d’une table et se mit à fumer, le visage tourné vers la salle. Mais il n’aspira que quelques bouffées de tabac ; on eut dit que quelque chose d’indéfinissable, d’irrésistible, l’attirait dans la salle.

Magdalena, de sa cachette, vit son père adoptif s’approcher, encore une fois, du cercueil… Elle l’entendit soupirer profondément… Soudain, il se pencha et fit mine de soulever le couvercle du cercueil. N’y parvenant pas il se mit à l’examiner de près, et un grand étonnement parut dans ses yeux.

— C’est étrange ! murmura-t-il. Je ne me souviens pas d’avoir vissé le couvercle du cercueil ; il me semble que je n’avais fait que le poser dessus… Qu’est-ce que ça veut dire ?…

De nouveau, il essaya d’enlever le couvercle. De nouveau, il se pencha, examina les visses, puis il commença à les dévisser.

— Personne n’a pu entrer ici durant mon absence, bien sûr ! se dit-il. Mais, comment se fait-il que le couvercle du cercueil soit vissé ?… L’aurai-je vissé moi-même, par distraction ?… C’est presqu’impossible ! Je me souviens que je m’étais dit que je laisserais le cercueil ouvert, jusqu’au matin, car je savais que je voudrais revoir Magdalena une dernière fois… C’est étrange, très très étrange !

Les visses ayant été enlevées, le « père Zenon » souleva, assez brusquement le couvercle. Aussitôt, un cri s’échappa de sa poitrine… À travers la vitre, que voyait-il ? Quelque chose d’informe, recouvert d’un suaire, du suaire dont Magdalena avait été enveloppée !… Ô ciel ! Ô ciel ! Quelqu’un avait donc pénétré dans la maison durant son absence et volé le cadavre de sa fille adoptive ?… Ces sortes de profanations n’étaient pas très rares, il le savait… Mais, qu’on eut enlevé le cadavre de Magdalena !…

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! sanglota-t-il. Quel crime ! Quel sacrilège ! Magdalena ! Magdalena !

— « Père Zenon », fit une voix alors.

— Hein ? cria-t-il presque.

— « Père Zenon » ! Ne craignez rien ; je…

— C’est… C’est la voix de Magdalena ! balbutia le « père Zenon ».

— C’est Magdalena qui vous parle… Écoutez…

— Magdalena !… Où es-tu donc ?… Je…

— Je suis ici… Encore une fois, ne craignez rien, répéta la jeune fille, en s’avançant dans la salle.

— Magdalena ! balbutia le « père Zenon » en faisant un mouvement de recul. C’est… C’est l’ombre de…

— C’est Magdalena, bien vivante, cher « père Zenon »… Je me suis…

— Magdalena ! Vivante ! s’exclama-t-il. Est-ce que… Est-ce que je rêve ?

— Vous êtes bien éveillé et vous ne rêvez pas, répondit-elle. Je… Je me suis éveillée… J’étais couchée dans… dans un cercueil… Ô mon Dieu ! sanglota-t-elle.

— Ciel ! Ô ciel ! Magdalena !… Et tu dis t’être éveillée dans… dans ton cercueil ! Oh ! Que c’est épouvantable ! Et tu étais seule !… J’étais allé prendre l’air un peu… Si j’eusse été ici, au moins !… Ô Magdalena ! Viens, viens, que je te presse dans mes bras, afin de m’assurer que c’est bien toi ; que tu n’es pas une ombre ; que tu es bien vivante…

Il tendit ses bras vers la jeune fille, qui, s’étant approchée, se suspendit au cou de son père adoptif et éclata en sanglots convulsifs.

Ç’a été si épouvantable ! ne cessait-elle de dire et de redire. Quand j’ai eu constaté que j’étais couchée dans un cercueil… Oh !… ajouta-t-elle en frissonnant.

Devant ses yeux repassa toute l’horrible scène et elle se sentit faible tout à coup.

— Viens t’asseoir dans la cuisine avec moi, Magdalena, fit le « père Zenon » voulant éloigner sa fille adoptive des décors funèbres qui les entouraient. Raconte-moi tout maintenant, si tu le peux, ma Magdalena, reprit-il, lorsqu’elle fut installée auprès de lui. Ô ma pauvre, pauvre petite !

Elle lui raconta tout ce qui s’était passé : son réveil, dans le cercueil ; l’horreur qu’elle en avait ressenti ; son évanouissement, etc., etc.

— Ô ma pauvre enfant ! s’écria le « père Zenon » lorsqu’elle lui eut tout raconté. Et dire que tu étais seule, pour supporter toutes ces horreurs !… Longtemps, je me reprocherai d’être sorti… Si j’avais été ici… à nous deux, c’eut été moins épouvantable… Mais, Dieu soit béni ; te voilà vivante, ma Magdalena !

— Quel sort affreux aurait été le mien, si je ne m’étais éveillée que quelques heures plus tard ! Ô mon Dieu ! ajouta-t-elle, en pleurant.

— Essayons de ne plus penser à ces choses, ma chérie… Tu es vivante ; pour cela, remercions la divine Providence !

— Est-ce le jour ? Est-ce la nuit, « père Zenon » ? demanda Magdalena soudain. Est-ce la lune ou bien le soleil levant qu’on aperçoit, à travers les stores baissées ?

— Il est cinq heures et demie du matin, répondit le « père Zenon », après avoir regardé l’heure à sa montre. Cinq heures et demie, répéta-t-il ; aussitôt que l’angelus sera sonné, dans une demi-heure maintenant, j’irai au presbytère, avertir M. le Curé de ce qui vient de se passer, car, à sept heures devaient avoir lieu…

— Mes funérailles, acheva Magdalena, en frissonnant.

— … Oui, pauvre chère enfant… Mais, il y a quelque chose que je ne comprends pas, Magdalena…

— Qu’est-ce donc, petit père ?

— Ce traversin… dans le cercueil… Pourquoi est-il là ? Non, vraiment, je n’y comprends rien !

— Je vais vous expliquer la chose, alors… Mais, d’abord, dites-moi, cher, cher « père Zenon » ; vous m’aimez bien, n’est-ce pas ? demanda la jeune fille, câline.

— Si je t’aime ! Ô Magdalena ! Je n’aurais pu aimer une enfant à moi plus que je t’aime, je le sais !

— Alors… vous seriez disposé à faire beaucoup pour moi, pour mon bonheur à venir ?…

— Je me demande s’il y a quelque chose au monde que je ne serais prêt à faire pour toi… Pourrais-je te refuser quelque chose, ma chérie, à toi qui viens de… ressusciter, en quelque sorte, de la mort ?

— Eh ! bien ; écoutez ce que je vais vous proposer, « père Zenon »… Je vous l’ai dit tout à l’heure, il y va de mon bonheur… Voici : il faut que les funérailles de Magdalena Carlin aient réellement lieu, ce matin. Vous comprenez bien ce que je veux dire, n’est-ce pas ?

— Mais, non, ma fille, je ne comprends pas…

— Je veux disparaître, « père Zenon »… Je veux que Magdalena Carlin soit morte, pour tous… qu’elle soit enterrée, ce matin même, dans le cimetière de ce village… Moi, je m’en irai… loin, loin ; si loin, qu’on n’entendra plus jamais parler de moi… Je changerai de nom… Je…

— Impossible, Magdalena, impossible ! Sais-tu, ma pauvre enfant, ce que tu médites de faire, et dont tu veux me rendre complice ?… Ô ma petite, ce serait mal, si mal ! Et, de plus, une telle chose serait punissable par la loi, je crois, si jamais nous étions découverts.

— Découverts ? Mais, nous ne le serons jamais ! Je m’en irai…

— Tu t’en iras, dis-tu ? Seule, Magdalena ? Certes, non ! Jamais je ne consentirai à cela ! Si tu pars, je t’accompagne… Mais, inutile de…

— Écoutez, « père Zenon », écoutez, je vous en prie ! Si vous saviez tout ce que j’ai enduré d’insultes, dans ce village…

— Je sais ! Hélas, je le sais ! Cependant, renonce au projet que tu as formé, ma fille, car…

Magdalena leva soudain la main, comme pour imposer silence à son compagnon. Des pas s’approchaient de la maison…

— Quelqu’un vient ! murmura-t-elle. Il est trop tard maintenant ! Il n’y a plus à hésiter, petit père… Vite ! ajouta-t-elle. Remettons les visses au cercueil… Magdalena Carlin est morte… Qu’on enterre un cercueil vide ! Moi, je disparaîtrai, et vous m’y aiderez, je le sais ; même, vous m’accompagnerez là où j’irai, si vous le désirez. Vite, « père Zenon » ! Vite !

Magdalena courut vers le cercueil, et comme un automate, son père adoptif la suivit. En sa présence, elle remit les visses au couvercle, et il la laissait faire, sans proférer un mot ; mais son visage était blanc comme un mort.

— Courage, petit père ! fit-elle, en lui donnant un baiser.

— Nous avons tort, Magdalena ! balbutia le « père Zenon », bien tort !

— Ne quittez pas les abords du cercueil, lui recommanda-t-elle, et tout se passera bien, je le prédis… Moi, je monte dans ma chambre à coucher, dont je fermerai la porte à clef… Plus tard, dans le courant de la journée, nous ferons des projets, et, dans deux ou trois jours, Dieu aidant, nous aurons quitté G… pour toujours.

— Je t’avouerai, Magdalena, que j’ai presque peur, balbutia le « père Zenon ». Le risque affreux que nous courons…

— Ah ! fit Magdalena, en pleurant, j’ai tant souffert, dans ce village, tant ! Morte ; elle est morte, la « fille du pendu », à partir de ce moment… Mais, voilà le village qui s’éveille, reprit-elle ; on entend marcher, dehors et bientôt, les curieux voudront entrer ici… Je cours m’enfermer dans ma chambre… vous m’y retrouverez, après les… funérailles… Au revoir, cher bon « père Zenon » ! Au revoir, et… courage !

— Au revoir, ma fille, répondit-il, presque machinalement, Dieu te garde… et nous pardonne !