Le mystère des Mille-Îles/Partie I, Chapitre 7

Éditions Édouard Garand (p. 12-14).

— VII —


— Nos jeunes mariés, reprit le narrateur, parcoururent l’Europe en tous sens pendant un an.

« Quel fut leur enchantement, on peut se l’imaginer. Songez que tous deux avaient éprouvé, en même temps, l’amour le plus subit, le plus entier. Tous deux avaient des réserves d’affection inemployée et leurs tempéraments s’accordaient à merveille. Ils avaient, en somme, reçu le bonheur des mains d’une bonne fée invisible et l’émerveillement de ce prodige subsistait en eux, colorant d’une nuance chaude toutes leurs impressions.

« Renée n’était pas moins intelligente que son compagnon et son esprit était aussi orné. Mais ce qui, chez l’un, venait surtout de l’étude, était, chez l’autre, le produit de l’intuition, développé par des voyages nombreux.

« Ils se complétaient, la force intellectuelle et le sens aigu des réalités que possédait John était contrebalancé par l’ineffable immatérialité de sa femme, si je puis m’exprimer ainsi.

« Bref, ils continuaient à vivre le beau poème qui avait si bien débuté dans le salon particulier de l’hôtel new-yorkais.

« Je vous laisse à penser quelles sensations d’art éprouvèrent ces deux êtres, que vous me permettrez d’appeler providentiels.

« L’année de leur lune de miel fut véritablement un avant-goût du Paradis. Elle leur laissa dans le cœur une empreinte qu’il faut renoncer à qualifier. Toute leur vie, ils devaient en garder comme le souvenir d’un éblouissement… Toute leur vie !… Hélas !… Mais n’anticipons pas.

« De retour en Amérique, ils ne purent, comme les mariés ordinaires, reprendre le cours ordinaire de la vie. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, ils avaient senti qu’ils ne pouvaient vivre que l’un pour l’autre, que l’un dans l’autre : l’amour avait fait table rase de toutes leurs autres préoccupations.

« John Kearns liquida ses affaires. Il était du reste à la tête d’une fortune qui le dispensait de gagner de l’argent.

« Je m’aperçois que je ne vous ai donné aucun détail sur l’histoire de Renée Vivian. J’en possède peu, d’ailleurs.

« Française, malgré l’assonance de son nom patronymique, elle était orpheline quand John la connut. Sa famille avait été très riche et l’avait élevée dans un luxe, à la fois grandiose et simple, où se reconnaît le raffinement subtil des races de vieille civilisation.

— De ce côté-ci de l’Atlantique, le luxe a encore trop souvent l’éclat assourdissant qu’on lui voit chez les nations primitives : l’opulence d’un richard américain fait songer aux élégances d’un roi de tribu africaine.

« Mais quand son père mourut, suivant à peu d’intervalle dans la tombe une femme passionnément aimée, il lui léguait une fortune fort amoindrie : des transactions malheureuses l’avaient réduite à peu de chose.

« Renée se trouvait alors à New-York, où sa famille était venue s’installer quelques années plus tôt.

« La mort de ses parents lui fut un coup douloureux. Immédiatement, elle appela auprès d’elle une parente pauvre et, ensemble, les deux femmes se mirent à voyager. Renée contentait ainsi sa soif de solitude peuplée de beautés exotiques. Car son inadaptation à l’existence routinière l’empêchait de se plaire dans la compagnie des êtres humains, dont l’âme n’avait jamais la rare qualité de la sienne. C’est pourquoi, elle s’en allait ruminer sa chimère devant tous les sites qui lui avaient plu.

« Cependant, les voyages coûtent cher, d’autant plus que Renée ne savait pas compter. Ses habitudes luxueuses étaient devenues sa seconde nature. Aussi, ignorant le chiffre exact de son avoir, dépensait-elle sans arrière-pensée.

« Quand elle rencontra John Kearns, elle était à peu près ruinée, sans le savoir encore, puisqu’elle projetait de repartir pour l’Amérique du Sud cette fois. La rencontre de ce couple exceptionnel fut donc, à cet autre point de vue, un coup bienheureux de la destinée.

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« Mais reprenons notre histoire où nous l’avons laissée.

« Je vous ai dit que John Kearns avait abandonné toutes ses affaires au retour du voyage de noces et que notre couple voulait se consacrer uniquement à son amour.

« Renée aimait la solitude et, depuis que sa soif d’affection était satisfaite, son mari ne désirait plus la compagnie de ses semblables.

« Tous deux ne pensaient qu’à trouver un coin paisible où ils pussent, loin des regards, savourer leur bonheur.

« Au cours d’une croisière dans les Mille-Îles, ils remarquèrent l’île que nous venons de dépasser. Comme nous, comme tout le monde, ils furent frappés de sa sauvagerie. Mais, pour eux, cette désolation avait le plus grand attrait, car ils savaient pouvoir l’embellir de leur amour. Les fleurs qui manquaient à ce rocher, ils les portaient en eux.

« Ils ne cherchèrent plus, ayant trouvé l’endroit où ils pourraient se terrer. En aurait-il découvert un autre plus approprié à leurs desseins ? Bien que située dans le champ de la navigation, cette île est la plus isolée, car personne n’y vient, ni ne peut voir ce qui s’y passe.

« Par contre, la solitude y est animée de la grande voix des flots, orchestre incomparable pour accompagner un duo d’amour incessant.

« Et quel point de vue magnifique ! À lui seul ne suffisait-il pas à les tenter ?

« Leur décision fut bientôt prise, John acheta l’île.