Le mystère des Mille-Îles/Partie I, Chapitre 6

Éditions Édouard Garand (p. 11-12).

— VI —


— Après la visite à l’île, dont je vous ai parlé, ma curiosité tout à fait éveillée chercha à se satisfaire. Je n’eus pas à interroger longtemps les habitués des Mille-Îles pour connaître l’histoire du château et de son propriétaire.

« L’île mystérieuse — vous l’avez deviné — appartenait à John Kearns et c’est lui qui avait fait construire cette maison romantique.

« Mais cette construction n’était pas un simple caprice de Crésus, comme vous allez en juger. Elle est entourée de circonstances tragiques qui constituent le roman le plus palpitant.

« À soixante ans, John Kearns rencontra la femme qui devait, dès son apparition dans sa vie, régner tyranniquement sur son cœur. Quand il la vit, ce fut, à l’instant même, une révélation foudroyante, la prise de possession absolue de tout son être. Il comprit tout de suite qu’il l’aimait à la folie et qu’elle était nécessaire à son existence même.

« Renée Vivian, — tel était le nom de cette femme, — avait à peine dépassé la vingtième année. Sa beauté était celle d’une déesse. Un de mes amis qui l’a vue une fois, une seule fois, avait été néanmoins tellement frappé de son aspect radieux que le moindre détail de ce physique extraordinaire lui restait gravé dans la mémoire, après plusieurs années. Il la décrivait en des termes précis et imagés qui la faisaient revivre à nos yeux.

« Imaginez un long roseau flexible, surmonté de la plus jolie tête qui soit, et vous aurez Renée. Ou plutôt, non ; car un roseau, s’il peut donner une idée de la souplesse et de la gracilité de son corps, fait par contre songer à un manque de plénitude pénible. Or Renée Vivian avait un corps rond, bien formé. La jambe était longue et faite au tour. Sa hanche et ses reins ondulaient. Son cou faisaient songer à celui d’un cygne. La figure était petite. Encadrée dans une lourde chevelure d’un blond chaud à reflets roux, elle semblait l’un de ces tableaux minuscules et sans prix des vieux maîtres qu’entourent des cadres d’une largeur démesurée.

« Mais, malgré le charme de cet ensemble, on était surtout attiré par les yeux où se concentrait toute la vie physique et intérieure de cette belle créature.

« Ces yeux mangeaient la figure. Renée les tenait presque toujours grands ouverts comme en un perpétuel étonnement devant la vie matérielle, de sorte qu’ils semblaient encore déborder leurs cadres. Ombragés de longs cils qui en filtraient le regard, ils promenaient leur interrogation éternelle dans un monde qui n’était pas fait pour eux.

« Car il se dégageait de Renée Vivian une impressions d’irréel, d’inadapté à nos contingences. Cette femme semblait planer au-dessus de tout ; elle paraissait n’avoir aucune attache dans la nature.

« Mais on sentait, par contre, que son âme vivait intensément. À regarder ses yeux, on avait la vision très nette d’un monde qui s’agitait derrière son front. Ce monde, était sans doute d’une essence différente même de celui que nous portons tous en nous. Renée était l’une de ces rêveuses dont le regard intérieur contemple un univers merveilleux, fermé à tous les autres.

« Cela en imposait à ceux qui l’approchaient, et aussi, un air mélancolique, fatal. Renée Vivian était, comme John Kearns, marquée du destin.

« Le multimillionnaire le remarqua-t-il ? Reconnut-il en elle une sœur de cette famille des « prédestinés » ? Non, sans doute. C’est-à-dire que sa pensée consciente ne put discerner le « signe » en Renée Vivian, puisqu’il l’ignorait en lui-même. Mais il y a en nous, derrière notre réflexion familière, toute une vie obscure à nos yeux ignorants, laquelle, cependant, élabore nos actes et commande notre avenir. On l’appelle à l’ordinaire la subconscience. Avec plus de raison, Léon Daudet la nomme le rêve éveillé, c’est dans cette partie de son être que John Kearns dut distinguer les affinités qu’il avait avec Renée.

« En tout cas, qu’il ait été attiré par cette force secrète ou plus simplement par la beauté délicate de la jeune fille, John aima immédiatement celle-ci avec toutes les réserves de passion accumulées pendant une longue existence de solitude, de travail et de réflexion.

« Ils s’étaient rencontrés un soir chez des amis communs, alors que Renée revenait d’un long voyage aux Indes.

« Deux jours après, ils étaient mariés, presque secrètement et s’embarquaient pour l’Europe.

« La soudaineté de cette union surprit tout le monde. Bien que l’on convole avec une facilité et une hâte extraordinaires aux États-Unis, le cas sortait de l’ordinaire. Ce qui étonnait le plus c’est que Kearns n’adoptait pas les mœurs libres de ses compatriotes et ne faisait pas faute de les blâmer. On le savait sérieux et l’on se disait que, étant donnée sa nature, il aurait dû traiter le mariage comme une chose grave, avec beaucoup de prudence et de réflexion. En outre, personne n’ignorait que les nouveaux mariés étaient des inconnus l’un pour l’autre, deux jours avant la noce. Aussi bien, aucun être humain n’aurait pu dire, auparavant, que la jeune femme avait fait une impression quelconque sur le millionnaire. La réputation de mysoginie de celui-ci contribuait encore à détourner. Bref, on résolut de considérer cet événement comme une nouvelle et colossale originalité de la part d’un homme qui en avait fait bien d’autres. Les journaux eurent la matière d’une manchette alléchante. Puis chacun retourna à ses affaires.

« Ce qui s’était passé ? Je vous l’ai dit, un coup de foudre. Ou plutôt, une série de coups de foudre.

« Dès qu’il vit Renée, John Kearns sentit un choc en lui. C’en était fait, il rivait son cœur aux yeux de l’enchanteresse.

« Il ne songea pas à disputer le don de soi. Il l’accepta avec soumission comme un fait accompli.

« Aucun des témoins ne s’en aperçut. Il ne laissa rien voir à l’extérieur.

« Toute la soirée, il se laissa envahir par le charme des yeux vivants et engourdir par le son de la voix basse et rauque à cause de l’accumulation des émotions intérieures.

« Après la soirée, il alla la reconduire. Rendu timide par la passion, il parla peu et prononça seulement des paroles banales, tout en se demandant si sa compagne ressentait un émoi quelconque à son égard.

« Renée ne fut pas plus expansive. Mais, quand ils descendirent du taxi, à la porte de l’hôtel où elle demeurait, elle se tourna vers lui, plongea son regard dans les yeux de Kearns et, lui tendant la main, elle dit : « je veux vous voir demain ».

« Le vieil amoureux fit comme tous ceux qui aiment, qu’ils aient quinze ans ou soixante : il passa la nuit blanche. Mais, ce qui le différenciait des autres, c’est qu’il ne ressentait pas d’allégresse à la révélation de l’amour. C’était, chez lui, un sentiment impérieux, nécessaire et teinté d’angoisse. Il se sentait attiré par une puissance inexorable plutôt que porté par la joie.

« Au matin, vers dix heures, il n’y tint plus. Se rappelant la parole entendue la veille, — « Je veux vous voir demain », — et sans se préoccuper de l’heure matinale, il mit sa toilette au point et se fit conduire chez Renée.

« Il trouva la jeune fille dans le salon particulier précédant la chambre à coucher.

« Elle était déjà habillée et feuilletait un livre.

— Je savais que vous viendriez ce matin, dit-elle seulement quand Kearns entra.

« Ils se regardaient en silence.

« Tout à coup, la figure de Renée s’éclaira. Se levant de son fauteuil, l’étrange fille s’avança vers son compagnon et se jeta dans ses bras en murmurant : « Dieu ! que je vous ai attendu longtemps, mon amour ! » Ils ne s’étaient pas dit une seule parole tendre avant cet instant.

« À ce moment, John connut la joie, une joie immense, dévastatrice, qui le faisait haleter.

« Il dévorait de baisers le visage levé vers lui et illuminé d’un bonheur souverain. Il serrait à l’étouffer et ployait sur son bras le beau corps qui s’abandonnait aux caresses.

« Enfin, il réussit à dire : « Nous nous marierons demain, veux-tu ? »

« Ce n’était pas une question au véritable sens du mot. Convaincu à l’avance de son consentement à toutes les propositions, il avait simplement précisé une date.

« Renée ne répondit qu’en se pressant plus étroitement contre lui. Elle se donnait, pour la vie.

« La soudaineté de la scène, la brusquerie effarante de ces déclarations ne les étonnaient ni l’un ni l’autre. C’était comme si leurs âmes se fussent toujours connues. Leurs corps, enfin réunis, n’avaient qu’à ratifier cet accord, qu’à sceller une entente conclue de toute éternité.

« John et Renée réalisaient ainsi l’idéal d’amour qu’ont imaginé les poètes, sans oser y croire : deux cœurs, créés l’un pour l’autre et réussissant, malgré tous les obstacles suscités par la vie, à se rencontrer. Cela se voit, je suppose, deux ou trois fois par siècle. »

À cet endroit de son récit, M. Legault s’arrêta, songeur, ses yeux erraient sur la nappe d’eau, ce qui l’empêcha de remarquer le regard par lequel Yolande Mercier entendait lui faire entendre qu’elle et lui pourraient être comptés au nombre des élus dont il parlait.