Le mystère des Mille-Îles/Partie I, Chapitre 2

Éditions Édouard Garand (p. 4-6).

— II —


À l’avant du navire, une dizaine de personnes, que réunissaient des amitiés anciennes ou de communes affinités récemment découvertes, échangeaient leurs impressions.

Le bateau avait quitté Kingston à l’aurore et, depuis, il traversait un pays justifiant l’enthousiasme des gens de goût venus pour l’admirer sans arrière-pensée et digne d’être préservé de la badauderie des snobs imbéciles.

Le soleil s’était levé radieux sur les hauteurs de la rive opposée et l’entrave du Triton avait monté à l’assaut de l’immensité bleue et glacée du lac, s’étendant vers l’ouest.

Pénétrant dans le fleuve, le bateau était bientôt arrivé en vue des premières de ces Mille-Îles vers lesquelles tendaient les désirs de tous les voyageurs. Près de Gononoque, on avait vu ces masses de roc gris, surmontées de pins sombres ou enveloppés de feuillage baignant dans les vagues, que les remous du vapeur soulevaient en longues ondulations lourdes. C’était l’enchantement prévu, mais plus complet que les espérances.

Les plus grandes îles ont perdu la plus sauvage beauté de leur origine ; l’homme y a passé. Des camps et des villas, cachés dans les arbres, occupent certaines. D’autres ont été transformées, par des millionnaires épris de la nature en des domaines d’une richesse et d’un luxe rappelant la munificence des grands seigneurs de l’ancien Régime, mais non leur culture artistique. Des parcs savamment agencés entourent des demeures considérables. Chacun rivalise d’originalité. Mais cette recherche aboutit seulement à une imitation servile des architectures qui font la gloire des pays européens, des vieux pays, comme nous les appelons de ce côté-ci de l’Atlantique, pour rendre hommage à leur histoire, d’où nous sommes issus. Un manoir normand voisine avec une copie d’un château de la Loire, auquel succède un simili-castel rhénan, suivi à son tour d’une villa italienne. Le fleuve prend ainsi un faux aspect de rue élégante d’une grande ville américaine : il rappelle la fameuse Fifth Avenue de New-York.

Par bonheur, les petites îles ont été respectées.

Ces amas de rochers et d’arbres évoquent la solitude des temps primitifs.

C’est tout cela que contemplait le groupe accoudé à l’avant du Triton.

Il s’y trouvait un gros homme, à l’aspect réjoui, que l’enthousiasme empêchait de s’apercevoir que son cigare était éteint. Il s’était constitué le guide de ses compagnons, car il connaissait bien l’endroit.

M. Fizalom Legault possédait une âme poétique, qu’il avait mise, de bonne heure, au service du commerce très respectable des tissus de laine. Pendant la guerre, des marchés très avantageux de fourniture militaire lui avaient permis de réaliser — Oh ! le plus honnêtement du monde, — une fortune touchante. On parlait de millions. Il songea alors à satisfaire les aspirations de son âme, poétique ai-je dit.

À cette fin, il liquida son fonds et résolut de voir les beautés de l’univers qu’il avait jusque là admirées dans des photographies. Tous les pays de l’Europe, quelques-uns de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique avaient reçu la visite de son ventre aussi rebondi que son porte-monnaie. Le Canada l’avait attiré et il avait conçu un véritable amour pour certaines régions de sa patrie. Percé et son roc, Banff et surtout les Mille-Îles bénéficiaient de ce sentiment.

Il faut convenir que M. Fizalom Legault avait choisi avec justesse. Il était l’un de ces hommes dont la modestie de l’origine et le manque de formation intellectuelle ne correspondent pas à leur valeur intrinsèque. M. Legault était susceptible d’émotions fines et sensibles à la beauté cachée des choses. S’il lui était impossible d’analyser ses sensations, de les exprimer dignement et d’en tirer des considérations philosophiques, il y puisait du moins des joies d’ordre élevé. Les circonstances y aidant, il aurait pu devenir poète ou peintre. Tel que, c’était un brave homme respirant la joie de vivre et fort sympathique.

Près de lui, s’agitait une petite créature frétillante, criante, riante, jacassante. Yolande Mercier était bachelière, s’il vous plaît, très convenablement intelligente, pourrie de lecture, curieuse de tout, persuadée que la vie est une aventure merveilleuse, elle criait d’enthousiasme devant des choses même qui ne méritaient pas cet honneur. Vous pouvez dès lors vous figurer les exclamations qui lui échappaient à la vue des Mille-Îles.

Bientôt, cependant, elle crut devoir adopter une attitude moins vulgaire, montrer son érudition et prouver qu’elle « en avait vu d’autres ».

— C’est épatant, dit-elle alors, mais monotone à la fin. L’impression qu’on éprouve est celle de la succession de vignettes plutôt qu’un tableau vaste et aéré. Sur le Rhin, le voyageur qui contemple une série, longue et ininterrompue, de châteaux en ruines, ressent la même lassitude.

Elle prononça ces paroles d’un ton très affirmatif, sans ajouter qu’elle n’était jamais sortie du Canada.

M. Legault lui répondit avec chaleur :

— Vous dites ça parce que vous voyez les Îles du pont d’un vapeur. Vous changeriez d’avis si vous aviez demeuré parmi elles.

— L’avez-vous fait, monsieur Legault ?

— Oui, Mademoiselle. Pour les bien connaître, je m’y suis arrêté pendant des mois. Tenez, j’avais fixé mon quartier général à Gononoque, que vous apercevez sur la rive canadienne.

« J’ai surveillé l’aspect, changeant tous les jours, de ces îles. Je les ai vues dans la gloire des teintes légères de l’aurore, prendre une couleur rose foncé sous les rayons du soleil flamboyant ; devenir pourpres au couchant, quand le bois-pourri, ou whip-poor-will, fait entendre son cri plaintif. Ou encore, lorsque la lune se lève derrière la masse sombre des îles, faisant un chemin d’argent sur lequel ces masses se détachent comme des silhouettes. J’ai parcouru tous les sentiers, monté sur tous les rochers et découvert tous les labyrinthes où le granit est recouvert de mousses, de vignes ou de fleurs.

« Si vous pouviez les voir ainsi ! Si vous pouviez surtout, montée sur une élévation, embrasser d’un coup d’œil cet ensemble unique au monde, alors vous constateriez que ces vignettes ne sont que des détails du vaste tableau que vous désirez. »

Pour décrire l’objet de sa passion, l’ancien commerçant avait trouvé des accents vraiment lyriques qui électrisèrent Yolande. Ses petits yeux noisettes brillaient, accrochés de chaque côté d’un nez retroussé au-dessus de deux lèvres charnues, qui n’annonçaient pas l’intellectuelle, mais une femme amoureuse de tous les plaisirs matériels.

— Bravo ! monsieur Legault, s’écria-t-elle. Vous allez nous convertir à votre culte.

Son interlocuteur était lancé. Se redressant autant que le lui permettait la proéminence de son abdomen il déclama :

« Mille-Îles ! collier magnifique
De diamant et de saphir,
Qu’eut préféré le monde antique
À l’or le plus brillant d’Ophir :

« Ô belle et sublime couronne
Que pose sur son large front
Le Saint-Laurent, quand, sur le trône
Que ses lacs immenses lui font,

« Il vient, en montrant à la terre
Son arc-en-ciel éblouissant,
Faire retentir le tonnerre
Du Niagara bondissant !

« Mille-Îles ! riante merveille,
Oasis sur les flots dormant,
Que l’on prendrait pour la corbeille
Qu’apporte la main d’un amant… »

La voix de M. Legault s’était élevée et ses éclats couvraient le bruit des vagues, tandis que le geste s’amplifiait et semblait vouloir s’emparer de toutes les îles auxquelles s’adressaient ces accents.

Tout le groupe qui entourait l’ex-commerçant et sa jeune compagne s’était redressé et, quand le dernier vers eut été lancé d’un ton triomphant, applaudit joyeusement et s’exclama.

Yolande Mercier criait plus fort que les autres :

— Quelle révélation ! Vous êtes poète, mon grand ami !

— Non, mademoiselle. Ces vers sont du pauvre Crémazie.

La jeune fille, prise en défaut d’érudition, rougit et se hâta d’ajouter :

— Je sais, je sais ! Mais si vous ne les avez pas écrits, vous avez le mérite de les avoir bien choisis, de les avoir confiés à votre mémoire et de les réciter à propos. Vous êtes poète parce que vous sentez la beauté de ces vers et que vous les déclamez, avec quelle émotion communicative ! dans le cadre et les circonstances qui les rehaussent et leur donnent une signification ignorée de l’auteur même.

Ces paroles flattaient l’ancien fournisseur des armées.

— Oh ! mademoiselle, vous me rendez confus, dit-il en dissimulant mal un plaisir causé par le compliment aussi bien que par le minois affriolant de l’habile flatteuse. Je ne suis qu’un pauvre commerçant retraité, qui charme ses vieux jours par les voyages.

— Un pauvre millionnaire ! N’importe ! Je vous aime tout plein.

Cette déclaration, pourtant peu compromettante, enflamma le cœur du brave homme, moins vieux qu’il ne croyait. Il faut dire aussi que depuis le début du voyage, l’enjôleuse Yolande lui avait livré des assauts d’autant plus pressés que la fortune de M. Legault était veuve autant que son propriétaire.

Comme les deux interlocuteurs se trouvaient de nouveau un peu isolés de leur groupe, M. Legault osa glisser à l’oreille de sa compagne :

— C’est vrai que vous m’aimez tout plein ?

La jeune fille se coula près de lui. Elle l’effleura par un mouvement savant des hanches et, lui coulant un regard brûlant, elle susurra :

— On vous adore et l’on voudrait bien être toujours la compagne de vos voyages sentimentaux.

Le pauvre homme perdit complètement la tête et, dans un éblouissement, il vit sa chambre ornée d’une femme jeune et fraîche.

— Soyez cette compagne, dit-il d’une voix émue.

— Mais vous êtes peut-être trop amoureux des Mille-Îles pour le devenir d’une femme ?

— Vous me feriez oublier tout le reste.

Satisfaite d’avoir amorcé le roman, qui finirait peut-être par ajouter quelque dorure à son parchemin de bachelière, l’astucieuse Yolande crut bon de faire dévier la conversation, d’autant plus qu’un aspect nouveau du paysage soulevait sa surprise.

— Oh ! Mais ! Voyez donc cette petite île, monsieur Legault ! Comme c’est curieux !