Le mystère des Mille-Îles/Partie I, Chapitre 1

Éditions Édouard Garand (p. 3-4).


PREMIÈRE PARTIE

— I —


Le Triton, navire qui fait la croisière des Milles-Îles, avait quitté Montréal depuis deux jours.

Deux cents personnes, de tout âge, sexe, catégorie sociale et fortune, encombraient ses ponts, désireuses de jouir du grand air, du bercement du bateau et de la vue du paysage, droit qu’elles avaient acquis moyennant une somme rondelette. Elles se préoccupaient surtout d’emmagasiner le plus d’impressions possible, afin d’épater les amis, au retour, par des récits mirifiques. Elles parleraient longtemps de ce voyage qui les relevait à leurs propres yeux et les mettait au-dessus du vulgaire. Comme il serait agréable, les années suivantes, de commencer une anecdote en jetant d’un air faussement négligé : « Quand j’ai fait le tour des Milles-Îles… »

La société bourgeoise de Montréal se divise en plusieurs classes.

1o Il y a d’abord ceux qui restent à Montréal tout l’été. Ce sont ceux que l’on dit absolument dénués d’éducation ! Ils ont peut-être une automobile dans laquelle ils font des fugues à la campagne, le dimanche. Alors, ils ont droit à quelque considération, à condition que le prix d’achat de leur voiture s’écrive, au moins, avec quatre chiffres et cette considération est en proportion de l’importance de ladite somme.

2o Il y a ensuite ceux qui, en semant la perturbation dans leur budget, vont se terrer dans une campagne peu fréquentée. Ces gens sont « quelqu’un ». Ils commencent à se détacher de la masse.

3o On rencontre aussi les personnes qui ont un cottage, sur les rives du lac Saint-Louis. Elles affrontent héroïquement le pullulement de ces endroits et la poussière soulevée par les innombrables automobiles appartenant aux bourgeois de la première catégorie, afin de maintenir leur prestige. Ce courage, vraiment grand, leur vaut une somme considérable d’estime et les place immédiatement au-dessous des précédents.

4o Ceux qui font partie de clubs de golf et s’ennuient mortellement à ce sport qu’il est convenu d’appeler chic. Et, en effet, ce sont des chics, catégorie qui se subdivise en plusieurs groupes, tous nettement supérieurs aux trois premières catégories.

Ces groupes chics, nous n’allons pas les énumérer. Ils sont légion, allant des habitués des plages du Maine, (les femmes de ce groupe vous disent, quelques jours avant Pâques : « Ma chère ! impossible de s’habiller décemment à Montréal. Il faut que j’aille à New-York »), à ceux qui font une croisière autour du monde avec une agence quelconque, en passant par ceux qui se contentent d’aller voir les Rocheuses, la Gaspésie, le Saguenay et les Mille-Îles.

Cette dernière subdivision ne présente pas un caractère d’homogénéité aussi marqué que les autres. Composée aussi bien de gens chics, c’est-à-dire dont la préoccupation primordiale est de paraître tels ; de petits bourgeois, braves gens, plus inoffensifs que les premiers et attirés uniquement par la magie du voyage qu’ils ne peuvent connaître qu’à l’intérieur du pays ou de gens sérieux, désireux de se rendre compte de visu des merveilles de leur patrie, elle offre à l’observateur des ressources beaucoup plus étendues que les autres.

Après cette introduction, les lecteurs au fait des bonnes méthodes de composition du roman s’imaginent que je vais me lancer dans une longue, minutieuse et humoristique description de la cargaison humaine du Triton : que je vais leur servir une tranche d’observations géniales, quelque chose comme les pages étincelantes où Balzac campait ses personnages, en faisant des types immortels et constituait l’inventaire des vices et des ridicules de ses contemporains.

Mais, — je l’avoue tout de suite, — telle n’est pas mon intention.

C’est pourquoi, sans m’attarder plus longtemps à des considérations philosophiques sur la classe bourgeoise de notre société et sans me complaire à décrire les passagers du Triton, j’entre dans le vif de mon sujet.

Dans ce but, il me faut m’arrêter à un groupe de ces touristes.