Le mystère des Mille-Îles/Partie I, Chapitre 11

Éditions Édouard Garand (p. 18-19).

— XI —


Ce récit rapide, où se succédaient les événements tragiques avec une soudaineté accablante, avait stupéfié les auditeurs. Venant après celui de M. Legault, qui avait créé une atmosphère de merveilleux, il abolissait dans leur esprit la sensation du réel pour les transporter dans un univers de drame.

L’ancien commerçant reprit le premier la parole.

— Votre histoire, dit-il, est excessivement intéressante. Elle m’a d’autant plus passionné que, contrairement à ce que vous disiez avant de la commencer, elle ne détruit pas le portrait que j’ai tracé de nos deux héros. Comme dans ma version, ce sont deux âmes ardentes, emportées tels des fétus de paille par la passion, par une fatalité tragique. En somme, dans les deux récits, leur destinée est la même, leur âme est pareillement dévastée par le vent du Destin. L’amour absolu, qui ignore tout en dehors de lui-même, la tendresse exclusive et la mort sont leur partage. Qu’importe la figure que prennent les incidents, le fond est identique.

— Vous avez raison, reprit son interlocuteur. Et je constate avec plaisir que la faiblesse apparente et passagère de Renée ne diminue pas le culte que vous avez voué à sa noble mémoire. J’ai dit faiblesse apparente : En effet, savons-nous tous les mobiles de ce que nous appelons sa faute ? Connaissons-nous tous les replis de cette âme ? Sans absoudre de façon générale le péché de la chair, source de désordre quand il n’a pour but que la satisfaction d’un bas appétit, ne pouvons-nous, sinon l’excuser, du moins nous empêcher de le condamner, quand il est la rançon d’une nature particulièrement riche et surtout, comme dans le cas actuel, quand il n’est que le prix bien onéreux d’un besoin du cœur ?

À ce moment, Yolande Mercier intervint, mais sans donner à ses paroles le tour pédantesque qui les ornait trop souvent.

— Je crois, dit-elle, qu’il est inutile de discuter le côté moral de cette histoire : nous ne sommes pas des juges. Mais nous pouvons bien nous laisser pénétrer par la grandeur de ces deux âmes. Vos récits, Messieurs, a rendu vivants à nos yeux deux êtres d’exception ; deux élus de l’amour. Devant leur souvenir, il faut se recueillir comme en face des sommets qu’atteint parfois notre médiocre humanité.

Un autre membre du groupe, nommé Paul Aubin, qui n’avait pas encore prononcé un mot, dit alors d’un ton dégagé :

— C’est étonnant comme les voyages instruisent ! Et de toutes sortes de façons. Ainsi, je n’avais entrepris la croisière des Mille-Îles que pour voir de beaux paysages et me reposer des fatigues de la ville. J’ai atteint ces deux buts. Mais mon voyage me vaut beaucoup plus et ce que je n’attendais pas : de belles histoires, des dissertations morales et psychologiques, des aperçus très profonds sur la nature humaine et, par-dessus tout, deux magnifiques poèmes.

Yolande le regarda avec colère.

— Votre ironie n’est pas forte, Monsieur.

— Mademoiselle, je ne fais pas d’ironie. Je constate seulement que, si j’étais poète, je pourrais maintenant écrire deux belles pièces.

— Ne croyez-vous pas à la véracité de ces récits ?

— Le vrai peut n’être pas vraisemblable.

— Alors, comme moi tout à l’heure, vous pensez que notre époque ne peut produire d’amoureux parfaits ?

— Je ne sais, Mademoiselle. Mais ce dont je suis sûr, c’est qu’autour des personnes à la vie quelque peu mystérieuse, il se forme des légendes. Notre époque n’est donc pas si avancée qu’on veut bien le dire. Comme nos lointains ancêtres, nous aimons les beaux contes.

— En blâmez-vous nos pauvres cervelles modernes ?

— Non, car c’est un des rares charmes que le Progrès, avec un grand P, leur ait laissés.

— Je vois, dit alors M. Legault, que vous avez aussi un conte à nous servir. Allez-y ! Car, que faire sur un bateau, le soir, à moins que l’on ne raconte ?

— Hé, cher monsieur, je ne saurais faire de contes aussi attendrissants que les vôtres.

— Nous nous sommes assez attendris. Tant mieux si vous nous amusez.

— Je ne promets pas non plus de vous amuser.

— Que prétendez-vous faire, alors ?

— Tout simplement émettre un avis.

— Mais le conte ?

— Le mien serait trop long.

— Qu’à cela ne tienne. Nous avons le temps.

— Et puis, ajouta Jean, il fait maintenant trop sombre pour regarder des paysages. Quoi de mieux que d’entendre un récit, au clair de lune et bercé par le roulis du navire ? Ça vaudra mieux que de passer la soirée dans le salon, à danser au son d’un jazz-band déchaîné. À moins que Mlle Mercier ?…

— Me prenez-vous pour une buse ? rétorqua l’interpellée.

— Si l’on peut dire !

— Enfin, dit Paul Aubin, puisque vous le voulez, je vous réciterai mon petit boniment. Allons d’abord dîner. Puis, nous reviendrons ici et je m’exécuterai pendant que se fera votre digestion.