Éditions Édouard Garand (p. 19-21).

VII


Toujours à l’écart des autres, Julien devint aux yeux de tous un personnage intéressant. Il devint un espèce de héros, un être d’une essence à part. Les Chantal partaient dans deux jours, le dimanche soir.

Le mari devait recommencer sa besogne au Parlement le lundi suivant. Ils essayaient par tous les moyens de distraire leur ami. Même avec eux, il était refermé. Paul devinait un peu la cause de cette humeur, et se reprochait presque d’avoir invité son ami à partager ses vacances.

Il lui fit même part du commencement de remords qui l’agitait.

— Tu n’as pas besoin de te tracasser, dit Julien. Je n’ai jamais été aussi bien que depuis mon arrivée au milieu de vous. Je me sens rajeuni et quand je retournerai à Québec, il est presque probable que je retournerai à mon bureau d’avocat. Tu ne peux pas me demander d’être exubérant ni gai. Ce n’est pas en moi. Je vis au grand air, je me délasse, j’emmagasine des forces, je vois la vie moins sombre et l’avenir ne me fait pas peur.

Et comme pour lui permettre de prouver que ce qu’il avançait était juste, un cri partit près de lui :

— Un cheval à l’épouvante !

En effet, une bête affolée par le train de freight qui passait sur la voie ferrée, distante de la route carrossable de quelques pieds seulement, s’élançait au grand galop, l’écume à la bouche. Dans la voiture, une vieille femme criait éperdument.

Descendre l’escalier en deux bonds, se planter au milieu du chemin, saisir l’animal à la bride et le mâter par quelques vigoureux coups de guide qui lui cassèrent la gueule, fut pour Julien l’affaire de quelques secondes. Il monta dans la voiture et reconduisit l’équipage devant le magasin de Rodolphe Bédard, où le possesseur était en marché de faire ses emplettes.

Il revint à l’hôtel et comme Chantal le félicitait, il lui répondit avec un sourire, le premier qui depuis bien longtemps eut passé sur ses lèvres :

— Tu vois que ma misanthropie s’en va ! Et pour te le prouver, je vais chanter au concert que Germaine a organisé pour ce soir aux Laurentides.

Et comme de fait, le soir même, alors que tout le monde était réuni dans la salle de danse, il ne refusa pas l’invitation qu’on lui fit :

— Vous m’accompagnez, Yvonne ?

— Qu’allez-vous chanter ?

— La chanson de la Glue.

— Pas ça ! D’autre chose plus gai.

— Non, c’est tout ce que je chante.

Le piano était dans un coin. On avait transporté des chaises dans la salle. Elle était comble et des gens avaient dû s’installer dans le hall à côté. Une lampe à acétylène projetait une lumière blanche et forte. Il demanda qu’on l’enleva pour la remplacer par une simple lampe à huile, posée sur le piano. Elle n’éclairait qu’un coin de la pièce : tout le reste était plongé dans la pénombre.

Les premiers accords commencèrent. D’une voix de baryton riche mais au timbre métallique, Julien commença :


Il était une fois un pauvre gars
Eh lon lon laire ! Eh lon lon là.
Il était une fois un pauvre gars
Qui aimait celle qui ne l’aimait pas.


Cela fut dit avec une espèce de rage concentrée qui fit passer un frisson parmi les spectateurs. Les croisées ouvertes laissaient pénétrer les bruits assourdis de la nature endormie. On entendait, mais faiblement, le clapotement de l’eau. Il ventait. Les arbres qui ombragent le parterre se tordaient en gémissant.

Cette figure pâle, immobile, que n’animaient que deux yeux brillant de fièvre, avait dans cette quasi obscurité quelque chose de fantastique.

Julien possédait une très jolie voix. Au collège, c’était le soliste attitré de toutes les grandes messes et pas une séance publique n’avait lieu sans qu’il y allât de son numéro de chant.

Il continua :


Elle lui dit : Apporte-moi demain
Eh lon lon laire ! Eh lon lon là.
Elle lui dit : Apporte-moi demain
Le cœur de ta mère pour mon chien.

Vint chez sa mère et la tue
Eh lon lon laire ! Eh lon lon là.
Vint chez sa mère et la tue
Il lui prit le cœur et s’encourut.

Mais comme il courait, il tomba
Eh lon lon laire ! Eh lon lon là.
Mais comme il courait, il tomba
Et par terre le cœur roula.

Mais en roulant, il lui dit :
Eh lon lon laire ! Eh lon lon là.
Mais en roulant, il lui dit :
T’es-tu fait mal mon enfant ?


Il chanta cette dernière phrase faiblement, comme dans un soupir, avec dans la gorge un sanglot d’émotion. Et pourtant ses traits ne bronchèrent pas. Aucune manifestation de ce qui se passait en lui. Et les auditeurs et les auditrices l’écoutaient, étonnés et intrigués à la fois de ce contraste entre la fixité du visage et l’âme que le chanteur mettait dans chacune des paroles dont il faisait ressortir les nuances en artiste qui vit ce qu’il dit.

Les derniers accords du piano s’étaient tus. Un silence où il y avait un peu de malaise régnait dans l’assistance.

Finalement, Mathieu, ému lui-même, cria en battant des mains :

— Bravo ! Bravo ! Bravo ! Encore !

Ce fut le signal. On réclamait de partout un autre morceau. Julien s’esquiva d’abord, mais devant l’insistance manifeste, et grisé de son succès — malgré sa misanthropie, il était homme sensible aux hommages — il chanta en rappel l’Arioso de « Benvento Cellini » de Diaz.

De ce soir, sa réputation d’artiste fut consacrée et il devint pour tout le monde un personnage encore plus mystérieux et plus énigmatique.

La chanson de la Glue, dite avec tant d’âme, ne manqua pas d’avoir créé une impression très forte. D’aucun en vinrent à soupçonner dans la vie du jeune homme un drame d’amour qui l’avait ravagé, et avait tué, avec le sourire au bord des lèvres, le goût de la sociabilité.

Quant aux Chantal, ils se réjouirent de cette soirée. Que Julien ait consenti, devant un public restreint il est vrai, mais un public quand même, à se dépouiller de son caractère d’indifférence, cela augurait d’un changement d’idées avantageux.

La vie à la campagne, sans heurts, sans secousses, salutaire pour le corps lui faisait un bien sensible et le rattachait un peu à l’existence.

Ce que Paul et sa femme lui souhaitait, c’était une passion qui le prendrait tout entier et en s’implantant en lui chasserait tous les papillons noirs qui rôdaient sinistrement autour de ses idées.

Adèle Normand, sans savoir pourquoi, était heureuse. Elle respirait un contentement profond. Elle trouvait aux mille et un détails qui composaient son existence un charme qu’elle n’avait jamais goûté jusqu’alors.

Une béatitude immense s’était infiltrée dans son âme et les traits de sa figure en avait pris une sérénité qui l’embellissait. Un rien l’émotionnait : un beau nuage dans le ciel lui causait une jouissance esthétique. L’air lui semblait plus pur, plus doux à respirer. Elle allait, repliée sur elle-même en savourant son bonheur. Le soir, dans sa chambre, avant de se coucher, elle s’étendait sur son lit, et longuement elle rêvait. Elle pressentait quelque chose de magnifique, qui poétiserait chacune de ses actions. Elle s’abandonnait à l’ivresse du rêve, éveillée.

Qu’attendait-elle ? Elle attendait cette minute unique dans la vie d’une jeune fille, où le cœur s’ouvre et s’épanouit pour la première fois, au contact de l’amour. Minute magnifique du premier grand amour, le seul véritable, et qui, même disparu, laisse une marque indélébile, un souvenir où le regret et la tristesse se mêlent, mais aussi le charme indéfini et plein de poésie de quelques heures heureuses, pleinement heureuses.

Était-elle en amour avec l’amour ? Ce sentiment que la plupart éprouve est toujours le prélude d’une grande passion qui ne s’est pas localisée. Elle le voyait ; depuis quelques jours elle voyait se préciser petit à petit son rêve, elle voyait la figure de l’idéal prendre des formes plus nettes.

Ce soir, elle venait enfin de faire la découverte, la grande découverte. Elle aimait Henri Gosselin. Elle s’en était rendue compte en l’entendant chanter. Cette voix la bouleversait, l’empoignait, la subjuguait, comme ces yeux gris l’avaient fascinée en la dominant.

Cette langueur qui l’envahissait lui venait d’être avec lui, à chaque repas, de savoir qu’il habitait sous le même toit qu’elle, que les mêmes paysages se reflétaient dans ses prunelles, que le même air emplissait sa poitrine. Il ne lui parlait pas. Il la détestait peut-être ?

Non, pas plus elle qu’une autre. Il la fuyait, mais il était là tout près, et même éloigné, il était en elle bien vivant.

Ah ! comme elle aurait voulu s’appuyer sur cette poitrine large et chaude, sentir ces deux bras vigoureux se refermer sur elle dans une étreinte protectrice. Elle aurait voulu connaître son âme, y lire le secret qui la rongeait.

Ah ! s’il souffrait !… Mais il ne souffrirait plus. Elle saurait le consoler ; elle, saurait de sa voix musicale et chantante endormir ses douleurs. Elle lui ferait oublier tout ce qui n’est pas la douceur d’être aimé.