Éditions Édouard Garand (p. 16-19).

VI


— Vous avez bien dormi, monsieur Gosselin ? demanda-t-elle comme elle aperçoit Julien, sur la véranda, le lendemain matin.

— Très bien ! mademoiselle. Vous aussi, je suppose ?

— Oh ! moi ! J’ai fait un très beau rêve…

Et son sourire, naïf, ingénu, découvre deux rangées de dents blanches.

— Vous ne me demandez pas à quoi j’ai rêvé ?

— Probablement à quelque conquête à entreprendre durant votre séjour ici ?

— Vous y êtes. J’ai rêvé à vous…

— Vous n’avez pas l’intention de faire ma conquête, je suppose. Vous exercerez vos talents ailleurs !

Et ce disant, il lui tourne les talons, descend l’escalier et s’aventure le long du chemin, dans la direction de la gare.

— Vous n’êtes pas poli, M. Gosselin, pensa-t-elle.

Et légère, sautillante, fredonnant un air de « Mme Butterfly », elle rentra à l’hôtel, déjeuner.

La journée s’annonçait torride.

Vêtu d’un pantalon khaki, la chemise de même couleur ouverte sur la poitrine, Julien s’était habillé pour être à son aise.

La compagnie l’ennuyait. Il fuyait les gens et s’était proposé en se levant de faire une longue promenade. Il voulait explorer les alentours, monter sur les hauteurs. Une seule route centrale, avec un embranchement qui conduit au quai, traverse le bas des Éboulements. À quelques arpents de la gare, en gagnant le nord-ouest, elle grimpe à même la falaise jusqu’au plateau où quelques cultivateurs sont établis. Au carrefour du chemin, il y a une croix, et tout près, une maisonnette blanche, enfouie dans un massif de lilas et qui se laisse entrevoir par sa barrière à claire-voie. Rendu là, Julien s’arrêta et contempla le paysage. Il était grandiose. En bas, dans la verdure, les maisons faisaient des taches blanches, jaunes et vertes. En face, le fleuve ; au milieu, l’Île-aux-Coudres. Plus loin, une presqu’île avec le quai au bout s’avançant jusqu’à la mer haute et qu’un kiosque terminait ; plus loin encore, barrant l’horizon, les montagnes de la Baie St-Paul et les caps. Le soleil commençait d’être dans sa force. Il glissait sur les membres, vivifiant.

Après quelques minutes de contemplation, Julien s’engagea dans le petit chemin qui sert de débouché aux habitants du plateau. Il était encadré de buissons. Les églantines en fleurs l’embaumaient. Il allait en serpentant, étroit et pittoresque. L’herbe y poussait entre les traces des roues et des sabots des bêtes. À une couple de cents pieds, un petit ruisseau venant de la montagne passait dans les roches. Un sentier ombragé de sapins le côtoyait. L’ombre y était fraîche, invitante. Sur une roche plate, allongée comme un lit rustique et dur, le jeune homme s’étendit. Il alluma un cigare et s’amusa à regarder monter capricieusement dans l’air la fumée bleue qui s’en échappait.

Nul bruit ne parvenait aux oreilles si ce n’est le murmure de l’eau et celui des bêtes, des infiniment petits, qui vivent quelques jours et meurent. C’était la paix, la grande paix douce et reposante que prodigue Dame Nature à ceux qui la chérissent. Elle distille l’oubli de vivre, l’oubli des platitudes de l’existence. On ne pense pas, on ne vibre pas, on ne souffre pas. Le monde n’existe plus, avec ses mesquineries, ses tracas, ses luttes, ses haines.

Julien s’endormit, insensiblement. Combien de temps dura son sommeil ? Il ne s’en rendit pas compte, mais il y avait bien une couple d’heures qu’il était là. Il s’en aperçut au tiraillement de son estomac qui criait famine. Il descendit tranquillement le chemin, et, quand il arriva aux Laurentides, il était près de quatre heures.

Ses amis les Chantal, qu’il n’avait vus de la veille, commençaient à s’inquiéter de lui. Il les rassura en souriant. Il avait la figure rassérénée.

— J’ai fait une belle promenade, seul, dans un petit chemin qu’on pourrait appeler un chemin d’amoureux, tant il est pittoresque. Je m’y suis aventuré. Un ruisseau coulait tout près. Il y avait de l’ombre. Je me suis étendu. J’y ai trouvé l’oubli, et j’ai dormi.

La vie en commun avait créé parmi la petite colonie qui passait l’été aux Éboulements comme une sorte d’intimité. Chaque soir, l’on se réunissait dans l’un quelconque des hôtels. Pendant que les personnes plus âgées s’attablaient pour une partie de bridge, les jeunes gens et les jeunes filles organisaient des divertissements les plus variés : danse, comédies, impromptu, musique, jeux, charades, etc. Le bout-en-train de la société était un petit jeune homme blond, aux yeux de fouine, très spirituel et dont l’ingéniosité et la verve mettaient de la vie et de la gaieté dans tout ce qu’il entreprenait.

Ce soir-là, la réunion avait lieu au « Castel de la Rive », hôtellerie ouverte de l’année seulement et située au bord de la mer.

Les Chantal, qui s’ingéniaient à distraire leur ami, à lui faire reprendre le goût de vivre, avait insisté pour qu’il vienne avec eux. Julien ne parlait à personne. Il était toujours aussi taciturne. Il l’était encore plus depuis son arrivée, et Paul avait remarqué que le pli qu’il portait au front entre les deux yeux se creusait davantage à certains moments et que la dureté de son regard s’accentuait.

Ils insistèrent pour qu’il les accompagnât. Il refusa d’un « Non » qui n’admettait pas de réplique.

— Je veux être seul, conclut-il. Que voulez-vous que j’aille faire là-bas. Je suis trop jeune pour me complaire dans la société des vieilles femmes et des vieux messieurs qui trouvent du plaisir à une partie de bridge… et la compagnie des péronnelles et des freluquets ne m’intéresse pas. La marée va commencer à monter vers 10 heures. Je vais aller me baigner. Cela me serait plus profitable.

— Vous n’êtes pas pour vivre en reclus toujours, comme cela, hasarda Yvonne.

— Que voulez-vous, chère amie, si je préfère agir ainsi !

Il y avait un beau clair de lune. La lune s’était levée de l’autre côté du fleuve, rouge et immense. Lentement, elle avait gravi l’azur du ciel. Maintenant, elle déposait sur l’eau d’un bleu de prusse un large sillage argenté.

Au « Castel de la Rive », l’animation régnait. Au son du gramophone les couples évoluaient sur la large véranda ! L’air était doux. Une brise légère, fluide, circulait chargée d’arômes.

Assis sur les marches du perron, quelques jeunes gens en pantalons blancs faisaient discrètement la cour à des jeunes filles de clair vêtues. Au dedans, autour des tables, des personnes plus âgées faisaient leur quotidienne partie de bridge.

— Des charades ! proposa une voix.

— C’est cela, des charades.

— Choisis Mathieu.

— Thérèse Lesieur.

— Alice Bernard.

— Henri Lemont, etc, etc.

Un groupe sortit, l’autre s’installa sur des chaises disposées en rond dans la grande pièce.

Pendant que ceux-ci s’amusaient, Julien, resté seul, se promenait devant l’hôtel, en fumant une courte pipe de bois. Il songea aux grands yeux de velours d’Adèle. Il songea qu’elle était bien jolie, que l’ovale de son visage était pur, que la peau en était fine et veloutée et que ses lèvres étaient tentantes comme un beau fruit vermeil et mûr.

Mais à quoi bon songer à cela ? À quoi bon cette espèce de rêverie dangereuse, surtout à la campagne, dans le désœuvrement d’une vie de farniente alors que tout autour de soi concourt à amollir la volonté, à distraire l’énergie et à disposer aux passions sentimentales.

C’est précisément à cause de tout cela qu’il y songeait. Il ne voulait pas fuir le danger ; c’eut été lâche. Il ne voulait pas le braver.

Et parce qu’Adèle ne lui était pas indifférente, ne pouvait pas lui être indifférente, il exerçait sa volonté pour pouvoir mieux résister à toutes les séductions qui se dégageaient de la jeune fille. Dès la première minute où il l’aperçut, il comprit que son père l’avait aimée, aimée follement, puisque lui, qui jamais dans sa vie n’avait tressailli à la vue d’aucune femme, venait d’éprouver à la vue d’Adèle une émotion inconnue jusqu’alors. Oui, il l’aurait aimée si l’irréparable n’avait pas eu lieu. Maintenant, il ne le pouvait plus.

À force d’y penser depuis déjà si longtemps, il se sentait parfois, malgré lui, glisser sur la pente fatale de l’amour. Se rappelant avoir lu jadis qu’on guérit une passion par une passion contraire, il la détestait donc. Il s’efforçait à la détester davantage et bien que cela lui fit mal au cœur, il se rappelait les détails, tous les détails, qui pouvaient accroître cette haine.

La marée commençait à monter, Julien, s’ennuyant un peu de sa solitude, changea de vêtements pour un costume de bain en laine noire, revêtit sa robe de chambre et gagna la grève à l’extrémité d’une baie, près de l’endroit connu sous le nom de « La Roche » et qui est le rendez-vous favori des baigneurs. Il n’y avait pas d’herbe marine et le sable était doux aux pieds. La marée continuait de monter lentement, elle recouvrait les roches de la batture. Julien s’avança au large. Il fit quelques exercices d’assouplissement et délibérément se jeta à l’eau, à la mer profonde. L’eau était froide, presque glaciale. Elle n’avait pas eu le temps de se réchauffer sur le sable où toute la journée le soleil avait dardé ses rayons. Il ne put nager longtemps parce que malgré le mouvement des bras et des jambes, ses membres s’engourdissaient. Il sortit de l’eau ; et debout, face à la mer, le torse bombé, les jambes arquées, il éprouva une volupté profonde d’être seul dans la nuit, et de sentir en lui une surabondance de vitalité.

— Venez voir un homme audacieux ! cria quelqu’un, au « Castel de la Rive ».

Quelques personnes s’avancèrent vers le coin de la galerie d’où l’on apercevait la mer. Éclairé par la lumière blanche de la lune, la stature de Julien Daury se profilait impressionnante. Il était très droit et son immobilité le faisait ressembler à une statue grecque.

— Qui c’est ? demanda Thérèse Lesieur.

— Ce doit être M. Gosselin, répondit Yvonne Chantal.

— En effet, c’est lui, reprit son mari. Il se proposait de se baigner ce soir.

— C’est un bel homme, répliqua Albert Germain.

En entendant prononcer le nom de Julien Gosselin, Adèle Normand rejoignit le groupe.

Sans savoir qu’il était devenu un point de mire, Julien faisait des exercices de gymnastique suédoise. Ses mouvements étaient rythmés comme un poême. Au bout de quelques minutes, il respira plus profondément en se dilatant davantage la poitrine. Il était parfait de lignes, bien musclé, grand de taille, imposant de maintien. Puis il prit sa course, enjambant une roche assez haute, se jeta à l’eau et nagea durant une dizaine de minutes.

— L’eau ne doit pas être chaude, ce soir, surtout au bout de la batture, dit quelqu’un.

— Il fait l’effet d’être un bon nageur.

— Gosselin peut nager ses cinq milles facilement, répliqua Paul Chantal.

— À propos, M. Chantal, il est bien mystérieux votre ami. Il ne parle à personne. Il passe ses journées seul. On dirait qu’il y a eu un drame dans sa vie, demanda Adèle Normand, qui subissait de plus en plus la fascination de cet homme.

— En effet, mademoiselle, il y a un drame dans sa vie.

On entoura Chantal.

— Contez-nous cela.

— Impossible ! C’est un secret qui lui appartient et que je n’ai pas le droit de divulguer.

— Que fait-il à Québec ?

— Il est avocat.

— Pratique-t-il ?

— Pas depuis quelque temps. Il est enclin à la neurasthénie. D’ailleurs, il est assez riche, orphelin de père et de mère, et n’a aucune obligation.

Il en avait dit assez pour échauffer les imaginations féminines.

— Mesdemoiselles, la charade commence.

L’essaim des jeunes filles envahit la salle, suivies de près par leurs chevaliers servants.